Mis à part les quelques mois suivant la crise financière de 2008, l’économie albertaine semble avoir été immunisée aux répercussions de la crise économique mondiale. Ceci dit, jusqu’à aujourd’hui. La chute récente du prix du pétrole a eu comme effet d’entraîner l’Alberta et même l’économie canadienne en général à un niveau économique semblable à celui des États-Unis et des pays européens. Les têtes dirigeantes de l’industrie pétrolière en sont maintenant à avertir la classe ouvrière du fléau d’austérité imminent.

Le Canada a su modérer la crise capitaliste mondiale mieux que la majorité des autres pays. Cependant, cela est dû presque uniquement à la prospérité relative au pétrole dans les provinces de l‘ouest, particulièrement en Alberta. Statisques Canada a déclaré que l’Alberta fut responsable de la grande majorité des emplois créés en 2013 : 82 300 sur les 94 700 emplois créés au pays, ou 87%.

En général, 40% des emplois créés se trouvaient dans la ville d’Edmonton. Effectivement, dans une entrevue de la CBC de septembre 2014, un travailleur s’exprimait ainsi : « Toutes les fois où je me suis trouvé dans une situation où je cherchais du travail, j’ai pu en trouver un rapidement. Les emplois sont nombreux et accessibles… C’est génial.» Un tel engouement contrastait avec ce qu’expérimentait la plupart des travailleurs dans les villes de Toronto ou Montréal qui, aujourd’hui encore, sévissent des taux élevés de chômage et une stagnation des revenus.

Toutefois, ce qui était «génial» a peu à peu cessé de l’être. Depuis la mise en onde de cette entrevue, le prix du pétrole a chuté de 95$ à moins de 50$ du baril. En réponse à la chute du prix du pétrole, les grandes compagnies pétrolières de l’Alberta ont annoncé qu’elles allaient procéder à des mises à pied et suspendre indéfiniment les projets à long-terme concernant les sables bitumineux.

Royal Dutch Shell a dit devoir effectuer 200 mises à pied ; parallèlement, oil sands giant Suncor effectue 1000 licenciements et coupe 1 milliard de dollars en dépenses de capital tout en gelant l’embauche dans les autres domaines. La compagnie Civeo située à Houston a fermé deux de ses onze installations au nord de l’Alberta et a licencié 30% de sa main d’œuvre. Canadian Natural Ressources a aussi dit vouloir couper 2.4 milliards de dollars des dépenses prévues. L’association canadienne des producteurs pétroliers (CAPP) prédit que, collectivement, les compagnies de pétrole et de carburants comptent couper 23 milliards de dollars en dépenses et investissements à travers l’ouest canadien en 2015 seulement.

N’importe qui peut déduire de ces faits le tableau général – celui qui impose peu à peu de coupures et de mises à pied. En fait, un nouveau rapport mis à la disposition le 2 février par Mercer, une société d’experts-conseils, explique que presque la moitié des compagnies pétrolières vont couper dans les dépenses de capital, un troisième plan pour réduire l’embauche, et 16% d’entre-elles pensent à diminuer leur nombre d’employés.

Le spectre de la récession hante maintenant l’Alberta. L’économiste en chef du Conference Board du Canada, Glen Hodgson, a déjà fait un avertissement inquiétant il y a quelques semaines en disant : «Il sera très difficile pour l’Alberta d’éviter la récession cette année.» Il s’agit du même économiste qui, en novembre dernier, rayonnait d’optimisme et affirmait devant l’audience d’hommes d’affaire calgariens qu’ils étaient les «superstars de l’économie nationale» et affirmait fièrement qu’il ne «[s’]inquiéterait pas pour la situation économique de Calgary.» De tels sauts d’humeur ne sont pas, bien entendu, le lot exclusif de M. Hodgson ; c’est un symptôme qui semble affecter tous les économistes et commentateurs bourgeois.

De ces affirmations contradictoires deux faits sont déductibles. Premièrement, l’évidence que le capitalisme s‘embarque dans une période d’instabilité. Deuxièmement, l’incompétence historique des classes dirigeantes et de leurs économistes payés, qui n’ont, finalement, pas la moindre idée de la voie que va suivre leur économie.

La fin de la vague de prospérité économique due au pétrole ne devrait surprendre personne. Tenter d’accéder à la toujours plus lointaine reprise implique une obligation de diminuer l’activité économique. Cela signifie donc diminuer la demande d’énergie et des marchandises. En effet, les prix des marchandises comme le cuivre diminuent déjà à bon rythme depuis un certain temps. Plus tôt, en mi-janvier, les prix ont enregistré une chute nette de 8%. Ainsi, la dégringolade du prix du pétrole et le revirement économique soudain de l’Alberta est simplement la conséquence inévitable d’une crise qui refuse de s’estomper après 7 ans.

De plus, le ralentissement de l’économie albertaine aura un effet d’entraînement sur l’économie canadienne plus large. Comme mentionné plus tôt, la majorité des emplois créés au Canada se trouvent en Alberta et chacun des emplois reliés à l’industrie pétrolière en supportent 2 ou 3 autres. Le secteur pétrolier contribue aussi largement à l’économie canadienne puisque 13% du PIB en est dérivé directement ou indirectement.

Par conséquent, il n’est pas surprenant que la chute de prix du pétrole ait forcé la Banque du Canada à couper son taux d’intérêt le mois dernier, passant de 1% à 0.75%. Stefen Poloz, le gouverneur de la Banque du Canada, définit l’impact dû à la chute du prix du pétrole comme étant «définitivement négatif» pour l’économie canadienne et considère la diminution du taux d’intérêt comme une «assurance» contre ses effets potentiellement destructifs sur la fragile économie nationale. Cependant, la diminution des taux d’intérêts est seulement une solution temporaire qui ouvre la porte à d’autres problèmes susceptibles de nuire à l’économie canadienne. La diminution des taux d’intérêts va, d’une part, contribuer à la décroissance du dollar canadien, rendre l’importation de nourriture et de biens plus chère et, de ce fait, porter un coup dur à la classe ouvrière. D’autre part, elle va aussi encourager les familles canadiennes déjà lourdement endettées à emprunter davantage et ainsi augmenter de façon historique le rapport dettes/salaire des ménages.

Les bas prix du pétrole ne vont pas seulement nuire au budget de l’Alberta mais aussi au budget fédéral. Avec les prix actuels des échanges pétroliers tournant autour de 48$/baril, l’office du budget parlementaire canadien a estimé que l’équilibre budgétaire fédéral sera diminué de 5.3 milliards de dollars. Un tel déficit signifie certainement que les travailleurs auront à faire face à d’importantes mesures d’austérité qui apparaîtront dans les années à venir dans le but de combler le déficit budgétaire. Bien que le premier ministre albertain Jim Prentice s’oppose à la perspective particulièrement pessimiste de Hodgson, il soutient que la vague de prospérité de la province a atteint ses limites.

En janvier dernier, alors qu’il annonçait le déficit de 500 millions de dollars que le budget de son gouvernement a subit à cause de la chute du prix du pétrole, Prentice a déclaré qu‘il s‘agissait de «la conséquence fiscale la plus importante que nous ayons vu en une génération dans cette province» . Dans les prochaines années, le déficit pourrait se rendre jusqu’à 7 milliards de dollars. Lorsque questionné à propos des moyens qui seront entrepris par son gouvernement pour rééquilibrer le budget, Prentice a répondu : «Tout est pris en considération». Par «tout», il est clair qu’il n’est pas question ici des gras profits des patrons.

Ken Smith, le président de Unifor Local 707 A, qui représente les travailleurs du pétrole, s’est fait le porte-parole de leurs soucis : «Beaucoup de membres appellent et s’inquiètent – Subira-t-on des mises à pied? Il y a très longtemps qu’on ait vu des mises à pied dans des installations majeures comme Shell.» La longue période de stabilité qu’a connue l’Alberta est sur le point de s’éteindre.

Toutefois, c’est exactement ce type de changement soudain qui peut secouer la conscience de classe des travailleurs albertains.

Considérant la baisse des perspectives d’emploi et l’obligation de plusieurs prolétaires de chercher du travail ailleurs, la bulle immobilière albertaine menace sérieusement d’exploser, particulièrement à Calgary et Edmonton. En janvier, les ventes de maisons à travers la province ont diminué de 39%. La flambée des prix immobiliers a obligé beaucoup de familles de la classe ouvrière d’emprunter lourdement. N’importe quelle baisse de prix peut maintenant avoir un effet dévastateur sur les travailleurs de l’Alberta.

Prentice a placé les travailleurs du secteur public dans la ligne de tir du gouvernement alors qu’il tente d’équilibrer le déficit albertain. Bien que Prentice et son cabinet semblent offrir de couper 5% de leur paie par altruisme, il n’en est rien : le gouvernement a fait cela pour «donner le ton du don de soi» dans le but de rééquilibrer le budget. Il attend de tous les travailleurs du secteur public de faire de même.

Parallèlement, Prentice et le gouvernement ont exclu l’option d’augmenter les redevances ridiculement basses chargées aux compagnies pétrolières. Ces compagnies ont donc pu piller les ressources albertaines à leur guise en ne donnant qu’un retour d’argent minime à la population plus large.

Les syndicats condamnent déjà cet geste hypocrite du premier ministre et de son cabinet, prédisant avec raison l’attaque que prépare le gouvernement contre les 70 000 travailleurs du secteur public de la province. Le nouveau budget sera annoncé en mars, ce qui va aussi dévoiler l’ampleur des mesures d’austérité que la classe dirigeante planifie implanter. «Il va y avoir du sang,» a dit JP Morgan pour mettre en garde les canadiens à propos de ce qui les attend à cause du marché pétrolier en chute.

Il ne devrait surprendre personne que Prentice et les conservateurs laissent entendre des rumeurs d’élections hâtives. Il serait même question d’avril. Les conservateurs présument probablement qu’il est mieux d’entrer en élection maintenant que lorsqu’ils seront en train d’attaquer sauvagement les standards de vie des travailleurs.

La gauche a souvent dépeint la classe ouvrière albertaine comme étant trop conservatrice, mais les répercussions de la crise du pétrole et l’austérité imminente vont porter un coup dur aux travailleurs de la province. Beaucoup des employés du pétrole travaillent en tant que travailleurs autonomes à contrat et ne sont donc pas éligibles à l’assurance emploi ou d’autres formes de sécurité sociale. Plusieurs d’entre eux ne sont pas syndiqués, ce qui rend leur situation d’autant plus précaire. Les conséquences des mesures d’austérité en Alberta vont être les mêmes qu’elles ont été partout à travers le monde : polarisation, changements abrupts de l’opinion public, changement fréquent des gouvernements au pouvoir.

Le fait que les travailleurs de l’Alberta entrent en période de lutte contre l’austérité de manière tardive n’est pas forcément une mauvaise situation pour eux. Les travailleurs de l’Alberta peuvent déjà tirer des leçons des luttes contre l’austérité qu’ils ont pu voir se produire ailleurs dans le monde. Ils ont pu témoigner des impacts dévastateurs de l’austérité sur les travailleurs de la Grèce, de l’Espagne, de l’Italie, etc. Cette crise pourrait être un facteur qui accélère l’apprentissage politique des travailleurs de l’Alberta, particulièrement celui des couches les plus avancées. Si Prentice pense qu’il peut implanter des mesures d’austérité comme si de rien était et s’en tirer indemne, il pourrait être surpris.

La leçon principale à tirer des luttes contre l’austérité des sept dernières années est claire : pour réellement contrer les coupures, il faut entreprendre une lutte résolue contre le capitalisme. La classe dirigeante, par la logique capitaliste, est déterminée à malmener les standards de vie des prolétaires pour combler les failles de la crise de leur propre système. Avec la chute du prix du pétrole, les travailleurs de l’Alberta vont connaître un apprentissage accéléré du Capitalisme 101. L’ancienne stabilité due au pétrole est terminée et laisse la place à un nouveau chapitre : celui de la lutte des classes en Alberta.