Lutte de classes ou lutte « nationaliste »? L’histoire de la Rébellion des Patriotes du Bas-Canada est souvent présentée comme étant à part, sans considérer qu’au même moment se dessinait une insurrection au Haut-Canada. On tente de présenter le mouvement bas-canadien comme une manifestation du nationalisme des « canadiens-français », tandis que l’insurrection avortée au Haut-Canada est à peine digne d’attention. Il ne peut être question de nier que l’oppression spécifique des bas-canadiens francophones ait permis de rallier les masses à la cause et qu’elle ait joué un rôle. Cependant, les Patriotes eux-mêmes réfutent cette idée selon laquelle il s’agissait d’un mouvement nationaliste francophone avant tout.


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Radicalisation et scission du mouvement

Le mouvement patriote et le mouvement réformiste ont tous deux passé par une période de radicalisation. Devant le refus constant de Londres d’accorder quoi que ce soit, les demandes devinrent plus soutenues, et l’idée d’indépendance fit son chemin. Cependant, la radicalisation du mouvement avait son revers : la scission entre radicaux et modérés. Voilà un phénomène qui est propre à toutes les révolutions dans l’histoire : il y a toujours une aile qui cherche simplement à trouver un compromis pour avoir sa propre place au soleil, tandis qu’une autre est poussée dans la voie de la transformation révolutionnaire de la société.

Pendant toute la période qui précède les années 1836-38, l’approche des leaders réformistes et Patriotes était de se tourner vers la Couronne pour une solution aux problèmes des colonies. On espère que la Couronne va octroyer aux colonies le droit d’améliorer leur sort. On cherche un compromis dans les limites du système.

C’était là l’esprit des 92 Résolutions de 1834 au Bas-Canada. Les Résolutions n’étaient pas écrites pour être lues par les masses : les phrases interminables, écrites dans un langage qui semble volontairement complexe, le montrent. Les Résolutions ne visaient pas à galvaniser le peuple, mais bien à convaincre Londres.

Même si les Résolutions n’étaient pas une déclaration d’indépendance, ce sont elles qui vont confirmer la scission entre radicaux et modérés. C’est John Neilson, propriétaire d’une imprimerie et l’un des dirigeants du Parti patriote, qui formera un groupe de droite au sein des Patriotes, et qui finira par se distancer du parti après la publication des 92 Résolutions. L’aile modérée qu’il dirigeait considérait celles-ci comme étant trop radicales : « Du moment que l’on attaque la Constitution, on donne libre cours aux passions populaires[1] ». Au sein du groupe de Neilson se trouvaient, notamment, A. Cuvillier, membre du Conseil d’administration de la Banque de Montréal, qui se trouva à diriger un régiment de milice contre les Patriotes en 1837!

Nous voyons donc que même à cette époque, à peine 60 ans après la Révolution américaine, l’embryon de bourgeoisie « progressiste » au Canada avait déjà renoncé à renverser le régime colonial, et cherchait plutôt à trouver un accord favorable avec l’aristocratie. Dès la décennie 1830, la peur du mouvement populaire « trop radical » était plus forte que le désir de couper les ponts avec l’Angleterre chez une frange des Patriotes.

Pendant que la droite quitte le bateau, les Patriotes radicaux se radicalisent davantage, et ils ont l’appui de la population. En 1834, une pétition d’appui aux 92 Résolutions récolte 80 000 noms, sur une population avoisinant les 600 000 personnes. La même année, dans une élection qui se voulait essentiellement un référendum sur les 92 Résolutions, qui formaient en partie le programme électoral du Parti patriote, celui-ci obtint pas moins de 77% des suffrages. John Neilson, le modéré, perd son siège cette année-là. Au Bas-Canada, les 92 Résolutions sont donc approuvées par la très grande majorité de la population, ce qui inclut les Anglais et les Irlandais[2].

Le Parti patriote, alors que son ancêtre – le Parti canadien – était de tendance nationaliste francophone, deviendra le parti des masses tant anglophones que francophones de la province, et sera le véhicule par le quel se créerons des organes d’un nouveau pouvoir en 1837 au Bas-Canada.

Au Haut-Canada, le mouvement traverse lui aussi une période de radicalisation dans les années 1830. En 1828, les réformistes ont obtenu la majorité à l’Assemblée, et un vote de « non confiance » envers le Conseil exécutif obtint 37 voix sur 38[3].

Fin 1834, au Haut-Canada se forme la Canadian Alliance Society, une organisation patriote dont l’objectif était d’éduquer les masses et de faire de la propagande politique tout en « entrant en alliance rapprochée avec toute association similaire du Bas-Canada ou des autres colonies[4] ». Mackenzie, le principal dirigeant des réformistes haut-canadiens, radical de surcroît, est élu en 1834 le premier maire de l’histoire de Toronto, l’une des villes les plus importantes du Haut-Canada.

L’évolution politique de MacKenzie lui-même est l’expression achevée du processus de radicalisation du mouvement, à mesure que la crise politique et économique se développe.

En 1831, MacKenzie écrivait à John Neilson, alors dirigeant patriote :

« Il y a beaucoup d’irritation parmi le peuple à propos des procédures de cette Chambre, mais le système est si corrompu que… je ne vois pas en ce moment le remède. Le peuple pourrait pétitionner, mais à quoi est-ce que cela servirait? Or plus je comprends le système, plus je le déteste, et plus je me sens disposé à faire tout mon possible […] pour changer les choses[5]. »

MacKenzie était alors un dirigeant déterminé, mais ne voyait pas comment les Canadiens pourraient voir leurs aspirations répondues dans le cadre du système. Mais son expérience politique le mènera à la conclusion que seul un soulèvement révolutionnaire armé et la déclaration de l’indépendance du Haut-Canada peut permettre de mener à bien les réformes souhaitées. Un voyage au Royaume-Uni lui fait découvrir le traitement réservé à l’Irlande, et le convainc que c’est le système qui doit être changé, et non le simple gouvernement. De réformiste, MacKenzie deviendra révolutionnaire, il sera l’homme à la tête des rencontres de masse à travers la province à l’été 1837, et à la tête de la tentative de soulèvement révolutionnaire de décembre 1837. MacKenzie voyait que le Canada était « on the verge of a revolution ».

Alors que MacKenzie et ses supporters se radicalisent au cours des années 1830, une partie des réformistes se distancient de lui. Ce sont surtout les méthodistes, un groupe religieux mené par Egerton Ryerson. Les méthodistes veulent certaines réformes, notamment pour contrer l’hégémonie de la Church of England. Les méthodistes étaient en effet privés du droit de célébrer des mariages ou de recevoir des terres pour la construction de chapelles ou de cimetières[6]. C’est pour ces raisons qu’ils s’opposent à l’aristocratie coloniale. Cependant, les méthodistes vont s’opposer à l’idée d’indépendance et au radicalisme croissant de MacKenzie.

Ainsi, l’on peut voir qu’à l’instar des autres mouvements révolutionnaires dans l’histoire, la lutte vivante entre réformisme et révolution battait son plein au Canada aussi.

Crise des années 1830

Le refus constant de la Couronne d’octroyer des réformes démocratiques bourgeoises aura comme effet de radicaliser le mouvement. À cela s’est ajoutée la crise économique qui éclata d’abord en Angleterre en 1825.

Elle commence avec un effondrement financier majeur. Beaucoup de banques anglaises disparaissent et des milliers d’entreprises font faillite. La crise s’étend aux États-Unis et à la France, mais les investisseurs britanniques sont les plus touchés. Il y a une déflation dans plusieurs secteurs, dont le coton, le textile et les métaux. Comme colonie, les provinces canadiennes ont évidemment été entrainées dans la crise.

La crise s’approfondit en 1836-37, alors qu’une crise financière se déclenche à New York, ce qui entraîne une cessation des activités des banques américaines. Les banques canadiennes cessent elles aussi leurs activités.

La crise économique s’ajoutait aux difficultés déjà existantes dans les provinces canadiennes. Les méthodes d’agriculture étaient dépassées, et les monopoles terriens limitaient la possibilité de les améliorer. Le réseau de transport peu développé limitait la possibilité d’exporter les produits agricoles. Les fermiers et les habitants se sont trouvés rapidement dans une misère profonde, dans un cycle d’endettement exacerbé par la crise, qui fait qu’ils ne pouvaient pas trouver de débouchés pour leurs surplus.

Tout cela a favorisé un exode massif vers les États-Unis, mais a aussi entrainé la radicalisation des masses qui supportaient les Patriotes et réformistes. En 1837, la situation atteint un point critique. D’un côté, les masses canadiennes ne peuvent plus supporter l’ancien état de choses. De l’autre côté, le gouvernement et les classes dominantes sont aussi en crise profonde, avec l’organisation de rencontres patriotes et réformistes à travers les deux provinces attirant des milliers de personnes. De part et d’autre, il n’est plus possible de vivre comme par le passé.

Lutte de classes ou lutte « nationaliste »?

L’histoire de la Rébellion des Patriotes du Bas-Canada est souvent présentée comme étant à part, sans considérer qu’au même moment se dessinait une insurrection au Haut-Canada. On tente de présenter le mouvement bas-canadien comme une manifestation du nationalisme des « canadiens-français », tandis que l’insurrection avortée au Haut-Canada est à peine digne d’attention.

Il ne peut être question de nier que l’oppression spécifique des bas-canadiens francophones ait permis de rallier les masses à la cause et qu’elle ait joué un rôle. La question nationale des canadien-français était alors posée. Les nombreux préjudices faits aux francophones expliquent sans doute la radicalisation plus profonde du mouvement au Bas-Canada par rapport à sa contrepartie haut-canadienne. De plus, il est évident que les mouvements au Haut et au Bas-Canada ont manqué de coordination, ce qui porte à croire qu’ils étaient indépendants l’un de l’autre.

Cependant, les Patriotes eux-mêmes réfutent cette idée selon laquelle il s’agissait d’un mouvement nationaliste francophone avant tout. Le caractère de classe des Rébellions est devenu de plus en plus clair à mesure que le conflit s’est développé et que les masses et leurs dirigeants se sont radicalisés, tandis que le caractère nationaliste francophone a largement pris le bord. De plus, les preuves de la solidarité entre les mouvements du Haut et du Bas-Canada sont nombreuses, ce qui fait voler en éclats l’idée selon laquelle le mouvement bas-canadien était un événement nationaliste isolé.

Le journal patriote radical La Minerve écrivait :

« La conscience coloniale des Canadiens s’affûte non pas « contre les Anglois » mais à la vue des exploiteurs : Les Canadiens-françois ne tendent pas à un pouvoir exclusif; ils n’ont pas de haine nationale contre les Anglois; et dès qu’un habitant du pays montre qu’il en est vraiment citoyen, on ne fait plus de différence. Mais ceux qui ne regardent le Canada que comme un poste de traite exclusive, un lieu où l’on peut vivre à même les deniers publics ou s’enrichir pour retourner vivre ailleurs; ceux qui spéculent sur les propriétés du pays; on ne peut raisonnablement les reconnaître pour citoyens d’un pays qu’ils ne reconnoissent pas pour le leur et qu’ils abandonneroient au besoin en secouant la poussière de leurs pieds[7]. »

Il serait difficile d’être plus clair. La lutte bas-canadienne n’était pas spécifiquement contre l’oppression de leur culture et de leur langue, mais bien contre l’exploitation insoutenable de la part des seigneurs, des marchands et des administrateurs coloniaux, contre ceux qui s’enrichissaient froidement sur le dos des « habitants » et des travailleurs et travailleuses.

Allons maintenant demander à Papineau lui-même ce qu’il pensait de la lutte :

« On feint de croire, que nos réclamations sont le fruit de nos différences d’origine et de catholicisme, quand il est constant que les rangs des libéraux comptent une majorité des hommes de toute croyance et de toute origine. Mais que dire à l’appui de cet avancé quand on voit le Haut-Canada où il n’y a que peu de catholiques et où presque tous les habitants sont d’origine anglaise dénoncer les mêmes maux et demander les mêmes réformes[8]. »

En 1837, une assemblée populaire du compté de Deux-Montagnes déclarait :

« Nous n’avons jamais entretenu et nous avons au contraire toujours réprouvé les malheureuses distinctions nationales que nos ennemis communs ont cherché et cherchent méchamment à fomenter parmi nous… Quant à nous, quel que soit le sort du pays, nous travaillerons, sans peur et sans reproche, comme par le passé, à assurer à tout le peuple sans aucune distinction, les mêmes droits, une justice égale et une liberté commune[9]. »

Est-ce utile d’en ajouter? Les divisions nationales étaient l’outil des classes dirigeantes, tandis que les Patriotes du Bas-Canada, à mesure que la lutte s’approfondissait, s’efforçaient de combattre cette division sur des lignes nationales ou de langue. La lutte était une lutte de classes, menée par la petite bourgeoisie appuyée par les ouvriers et les habitants, contre le joug de l’aristocratie. Quel contraste saisissant comparé à Jacques Parizeau qui pensait faire l’indépendance avec les seuls Québécois-es francophones!

Il est vrai que le Parti canadien, ancêtre du Parti patriote, était de tendance très nationaliste. La devise de son journal, Le Canadien, était sans équivoque : « Nos institutions, notre langue, nos lois ». Cependant, le mouvement patriote s’éloignera de ce nationalisme borné au cours de la lutte. Nous pouvons le remarquer à la lecture du journal patriote radical créé en 1837, Le Libéral, qui réplique que « Les progrès de la civilisation se tracent partout par une progression coordonnée, […] dans la réforme ‘’des institutions et des lois’’ et nous pourrions même dire ‘’de la langue’’ d’un pays » et ajoute « [la langue anglaise] partagera avec la française son empire sur toutes les classes de la société[10] ». Alors que le mouvement se radicalise, la tendance à un nationalisme canadien-français borné sera repoussée sur les lignes de côté.

Il faut également souligner les nombreuses manifestations de solidarité venant des réformistes du Haut-Canada envers leurs confrères du Bas-Canada. MacKenzie raconte une rencontre de masse, tenue le 14 août 1837 : « La rencontre est terminée. Je crois qu’il y avait plus de 600 personnes présentes. Jamais n’ais-je vu une telle excitation… Partout, on entend ‘’Hourra pour Papineau! »[11] »

Une déclaration des réformistes de Toronto adoptée le 31 juillet 1837 affirmait : « Les Réformistes du Haut-Canada sont invités par tous les liens de sentiment, d’intérêt, et, de devoir, à faire cause commune avec les citoyens du Bas-Canada, dont la coercition si elle réussit sera sans doute un jour la nôtre[12]. »

De telles manifestations de solidarité n’étaient pas rares, particulièrement lors de l’année 1837. Elles montrent que le mouvement allait beaucoup plus loin que l’oppression spécifique des canadiens-français. La leçon principale de cette période est le contraire de ce que les nationalistes québécois essaient d’en tirer. Lorsque le mouvement en était à son commencement, il tendait à être dominé par des idées nationalistes. Mais tandis que le mouvement a grossi et s’est radicalisé, il s’est débarrassé de ses idées nationalistes et a lutté pour l’unité de toutes les religions, nationalités et groupes linguistiques, contre la Couronne britannique et pour un régime républicain démocratique. La victoire de la révolution dans les Canadas aurait probablement été, jusqu’à ce jour, le seul moment où la question nationale québécoise aurait pu être résolue par une alliance volontaire ou une séparation libre et consentie.


[1] Cité dans Stanley-B. Ryerson, Le capitalisme et la confédération, p. 68.

[2] Yvan Lamonde, op. cit., p, 128.

[3] Ibid., p. 58.

[4] Ibid., p. 110.

[5] Ibid., p. 85.

[6] Stanley-B. Ryerson, 1837 : The Birth of Canadian Democracy, p. 58.

[7] Yvan Lamonde, op. cit., p. 118.

[8] Ibid., p. 131.

[9] Stanley-B. Ryerson, Le capitalisme et la confédération, p. 82.

[10] Allan Greer, Habitants et Patriotes, p. 125.

[11] Greg Keilty, op. cit., p. 149.

[12] Allan Greer, « Reconsidérer la Rébellion de 1837-38 », Bulletin d’histoire politique, vol. 7, no. 1, Automne 1998, p. 35.