Depuis le coup d’État militaire manqué contre le pouvoir d’Erdogan en juillet 2016, l’État turc est le théâtre d’une purge massive. Suite aux pouvoirs spéciaux conférés par l’état d’urgence, 110 000 personnes ont été suspendues ou renvoyées de la fonction publique, dont des enseignants, des magistrats, des militaires et des policiers. Erdogan ne cherche pas seulement à renforcer son contrôle sur l’État. Il profite également de l’occasion pour restreindre davantage les libertés démocratiques et les foyers potentiels de contre-pouvoir. Depuis juillet dernier, 19 syndicats, 19 universités et 370 ONG ont été fermées. L’information indépendante est particulièrement ciblée : 149 médias ont été interdits, une centaine de journalistes arrêtés et 775 cartes de presse annulées. Où donc va la Turquie d’Erdogan?

Une purge contre les voix dissidentes

Assurément, ces chiffres impressionnants montrent la détermination d’Erdogan à asseoir son autorité. Cela montre aussi à quel point ce coup d’État raté a constitué pour lui une « aubaine ». Ces dernières années, des suites du déclenchement de la crise économique de 2008 et des mobilisations du « printemps arabe » en 2011, la Turquie a connu à son tour une vague de contestation et de luttes sociales : la contestation explosive de la jeunesse à Gezi Park en 2013, les luttes ouvrières notamment dans les secteurs minier ou automobile, la reprise d’une lutte massive des Kurdes pour leur droit à l’autodétermination. L’intensification de la lutte de classe a contribué à saper les bases du régime d’Erdogan et de son parti l’AKP (Parti de la Justice et du Développement, dit « islamo-conservateur »), au pouvoir depuis 2002. Erdogan se sert donc du prétexte du coup d’État pour empêcher qu’une opposition massive se cristallise politiquement.

La purge au sein de l’État est en particulier menée au nom de la lutte contre ses opposants Gülénistes. Fethullah Gülen est un imam turc exilé aux États-Unis depuis 1999. Sa confrérie musulmane est très implantée en Turquie où l’on trouve beaucoup de ses partisans, mais le mouvement possède également des écoles et des congrégations dans 160 pays. Partenaire stratégique de l’AKP entre 2003 et 2010, la confrérie avait été d’une grande aide pour Erdogan dans l’élimination, au sein de l’armée, des forces de sécurité et de la justice de l’ancienne élite kémaliste, hostile à l’AKP. Les places vacantes dans ces institutions avaient été investies par les Gülénistes.

Depuis 2013, la puissante confrérie est devenue encombrante et est elle-même visée par une purge menée par son ancien allié. Celle-ci s’est donc accentuée depuis la tentative du coup d’État. Très vite, Erdogan avait pointé du doigt la responsabilité des Gülenistes dans le putsch manqué. Pour autant, selon le Centre de renseignement et d’analyse de l’Union européenne, qui travaille avec les services de renseignement des États membres, aucune preuve ne démontre que les Gülénistes ont fomenté la tentative de renversement du pouvoir. Peu importe pour Erdogan, seul le résultat compte.

Au-delà des Gülénistes, le HDP (Le Parti Démocratique des Peuples – parti de gauche radicale pro-kurde) est probablement le grand perdant de la nouvelle situation. Créé pour participer aux élections législatives de 2015, le HDP avait réalisé la surprise en dépassant le seuil des 10 % des voix nécessaires pour rentrer au parlement. Une sérieuse opposition de gauche à Erdogan prenait forme, qui privait en outre l’AKP de la majorité absolue. Le HDP est devenu la bête noire du pouvoir. Il n’est donc pas surprenant de voir que des dizaines de responsables et de députés du parti ont été arrêtés – dont son dirigeant principal, Selahattin Demirtaş.

Bonapartisme

Assiste-t-on pour autant à l’instauration d’une dictature militaire, voire d’un régime « fasciste », comme on peut l’entendre depuis l’instauration de l’état d’urgence et la purge de l’État? Certes, des milices fascisantes organisées par l’AKP ont joué un rôle remarqué dans l’échec du coup d’État militaire et dans la répression qui s’en est suivie. Pour autant leur composition sociale (petite bourgeoisie et éléments déclassés), faible quantitativement, leur assigne un rôle limité dans le renforcement du pouvoir : celui d’auxiliaires des principales forces de répression, qui restent celles de l’appareil d’État (police, armée, justice). C’est bien le contrôle de ce dernier qui est l’enjeu de la purge lancée par Erdogan.

D’un point de vue marxiste, le régime d’Erdogan peut être caractérisé comme étant de plus en plus bonapartiste – et ces tendances bonapartistes se sont nettement renforcées après la tentative de putsch. Trotsky définit le bonapartisme comme un régime exceptionnel où la classe économiquement dominante est contrainte d’accepter, face aux difficultés que le pays rencontre, « le commandement incontrôlé d’un appareil militaire et policier, d’un « sauveur » couronné » (ici Erdogan). Ainsi, « le bonapartisme a pour but d’empêcher l’explosion ». Mais ce but est loin d’être acquis sur le long terme. Erdogan cherche à renforcer son pouvoir au moment où son régime commençait à être contesté à une échelle massive. Or la jeunesse et la classe ouvrière de Turquie, fers de lance de cette contestation, n’ont pas encore jeté toutes leurs forces dans la bataille et n’ont pas connu de défaite majeure à ce stade.

Une image d’homme fort mais un pouvoir fragile

Ainsi, malgré l’image d’homme incontesté et incontestable qu’il cherche à se donner, Erdogan ne peut résoudre aucun des problèmes qui préexistaient à sa purge, aussi bien en politique intérieure qu’extérieure.

En premier lieu, la question kurde est dorénavant une épine inamovible dans le pied d’Erdogan. Certes, avec l’étouffement du HDP, des millions de Kurdes se retrouvent sans voix politique. Depuis, les affrontements ont repris entre l’armée turque et le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan, organisant la lutte armée pour l’autonomie du Kurdistan). La population kurde paye le prix fort pour son vote. Durant des mois, des villes à majorité kurde de l’Est du pays, où les jeunes kurdes avaient monté des barricades, ont été assiégées, causant de nombreux morts civils. Les habitants ont subi de plein fouet les affrontements urbains et la répression féroce des forces de sécurités turques. Les attentats à l’explosif contre l’armée et la police sont également devenus de plus en plus fréquents. Cependant, la répression policière et militaire n’a jamais résolu à elle seule un problème politique. Elle peut au contraire renforcer la détermination des Kurdes à lutter de toutes leurs forces contre ce régime honni.

Erdogan reste par ailleurs empêtré dans sa politique « néo-ottomane » en Syrie. Au nom de la défense des musulmans sunnites (une des deux branches majoritaires de l’islam avec le chiisme), Erdogan a financé tous les groupes s’opposant à Assad en Syrie, notamment les fondamentalistes islamistes, comme l’attestaient les révélations du quotidien Cumhuriyet en 2015. La même logique a été suivie pour contrer la progression du PYD (Parti de l’Union Démocratique – parti politique kurde syrien considéré comme la branche syrienne du PKK) au nord de la Syrie, par peur qu’il y ait une contagion du sentiment d’indépendance aux Kurdes de Turquie.

Cette politique s’est en particulier soldée par l’établissement durable de l’État Islamique (EI) en Syrie, mais également en Turquie même, où la créature a fini par se retourner contre son ancien maître. Depuis plus d’un an, de nombreux attentats commis par l’EI ont ensanglanté la Turquie. Face au désastre de sa politique syrienne, Erdogan a fini à son tour par retourner sa veste et par faire un compromis avec les nouveaux maîtres impérialistes de la Syrie d’Assad, la Russie et l’Iran, dont il était auparavant un des principaux opposants au Moyen-Orient.

Bien plus que sa force, la politique autoritaire d’Erdogan et ses nombreuses voltefaces démontrent davantage sa faiblesse. Confronté à des critiques de plus en plus grandissantes, et venant même de son propre camp, « l’homme fort » de la Turquie n’a su répondre que par l’instauration de l’état d’urgence, la violence policière et un nationalisme de plus en plus exacerbé afin de maintenir désespérément son pouvoir.

Une résistance de plus en plus organisée

Le principal problème d’Erdogan est qu’il n’a aucun moyen, dans le cadre du capitalisme turc en crise dont il se veut le principal rempart, d’empêcher le développement de la lutte de classes sur le terrain économique et social. Il a été plébiscité par le passé grâce au développement économique qu’a connu le pays lorsqu’il était Premier ministre, avant la crise de 2008. Toutefois, l’instabilité politique et sécuritaire vient renforcer celle de l’économie : le chômage enfle, la croissance est en baisse et la livre turque est descendue à des niveaux historiquement bas. Loin de consolider l’économie, la dérive autoritaire du Président de la République turque en accentue le déclin. Dans ces conditions, la nouvelle élite économique anatolienne, et pieuse, du pays continuera-t-elle de soutenir Erdogan?

De leur côté, malgré les tensions qui touchent le pays, les ouvriers continuent de s’organiser dans la lutte pour défendre leurs droits. Chez Oyak-Renault par exemple, malgré les licenciements, la grève a permis d’obtenir une amélioration de leurs conditions salariales. Ils sont toujours en plein bras de fer avec leur direction et le gouvernement pour faire reconnaître la représentativité de leur syndicat Birlesik-Metal (appartenant à la Confédération des syndicats révolutionnaires de Turquie).

Cet exemple montre que la détermination de la classe ouvrière ne faiblit pas. Avec l’état d’urgence décrété depuis plusieurs mois, la mobilisation ouvrière n’est pas facilitée. Mais celle-ci existe toujours et apparaît aujourd’hui comme étant le seul mouvement de masse pouvant s’ériger contre ce pouvoir répressif, et capable à terme de renverser le régime d’Erdogan. Pour cela, une direction révolutionnaire avec un solide programme de classe devra émerger de la lutte, liant les revendications sociales et démocratiques. C’est aux syndicats et aux mouvements politiques de la classe ouvrière de défendre une telle perspective : une lutte commune contre Erdogan et pour le socialisme.

À ce stade, la lutte sociale doit se politiser. En avril prochain se tiendra un référendum pour changer la constitution du pays. Erdogan souhaite transformer le parlementarisme actuel en un système présidentiel, où le président peut prendre toute décision sans contre-pouvoir réel. La dissidence que l’on entendait et voyait peu après le coup d’État manqué fait de plus en plus de bruit et est de plus en plus visible. Déjà la voix du « NON » au référendum s’organise sur les réseaux sociaux et dans la rue, malgré l’arbitraire de la répression policière. C’est une première étape importante. Malgré les risques probables de triche et la répression, la jeunesse et la classe ouvrière de Turquie doivent se saisir de l’occasion pour démontrer à grande échelle la faiblesse réelle d’Erdogan et de son régime.