Ce texte, achevé en janvier 2008, est la dernière partie du document « Perspectives Mondiales » qui sera discuté et amendé lors du Congrès mondial de la Tendance Marxiste Internationale, en août.

Le facteur subjectif

Le problème principal, c’est la faiblesse du facteur subjectif. Les deux ou trois dernières décennies ont parachevé la dégénérescence réformiste des directions de la classe ouvrière – aussi bien des partis politiques que des syndicats. En Grande-Bretagne, le Blairisme illustre bien les conséquences de l’horrible dégénérescence des sociaux-démocrates. En Italie, les dirigeants staliniens ont fait pire encore : ils sont parvenus à transformer ce qui restait du vieux Parti Communiste Italien en un parti bourgeois, le Parti Démocrate.

L’ironie de l’histoire, c’est que les staliniens italiens soient parvenus à faire ce que Tony Blair a tenté en vain. Mais comme le disait Lénine, l’histoire connaît toutes sortes de développements singuliers ! Lénine disait cela à l’époque où une fraction de la bourgeoisie russe, dirigée par Ustryalov, prédisait que le Parti Bolchevik lui-même pourrait se transformer en un instrument de la contre-révolution capitaliste en Russie. Lénine expliquait alors que cette prédiction d’Ustryalov était possible – c’est-à-dire que même le Parti Bolchevik pourrait se transformer en un parti bourgeois et réaliser la restauration du capitalisme en Russie. En fait, si la fraction de Boukharine l’avait emporté, cela serait arrivé dès 1928-29.

Ceci dit, l’ex-Parti Communiste Italien (DS) n’était pas le Parti Bolchevik de Lénine ! Ce n’était même pas un parti communiste tout court, même pas sous la forme caricaturale du vieux PCI stalinien des années 40. C’était une caricature de parti social-démocrate conduisant une politique de collaboration de classe. Le fait qu’il se soit appelé « Parti Communiste » n’avait rien à voir avec son contenu. Le processus actuel ne devrait étonner personne. Il n’est pas tombé du ciel. C’est la conclusion logique de décennies de dégénérescence réformiste, qui a commencé avec Togliatti, s’est poursuivie avec Berlinguer (le « compromis historique ») et a été parachevée par Veltroni. Ainsi, l’histoire prend sa revanche sur les staliniens italiens.

Malgré l’effroyable dégénérescence des organisations de masse de la classe ouvrière, elles continuent d’avoir une emprise irrésistible sur les travailleurs. Tous les efforts des sectes gauchistes pour créer de nouveaux « partis de masse » – en opposition aux partis traditionnels – ont misérablement échoué. En Grande Bretagne, malgré les crimes de Blair et du « New Labour », les sectes n’ont pas avancé d’un centimètre – et sont désormais en crise, toutes occupées à scissionner. En Belgique, la tentative des sectes de créer un « nouveau parti ouvrier » a fait un flop. En Australie, les sectes sont restées bouche bée face à la victoire écrasante du Parti Travailliste.

C’est encore plus clair dans le cas du Venezuela. Avec plus de cinq millions d’adhérents, la formation du PSUV montre quelle est l’attitude des masses à l’égard de la révolution et de Chavez. Nous sommes les seuls à avoir compris le mouvement réel des masses au Venezuela, et y être intervenu correctement. La révolution n’est pas terminée : elle est entrée dans une phase critique. Mais les masses ont montré qu’elles voulaient ce que nous voulons. Elles tirent des conclusions correctes de leur expérience. Ainsi, après la défaite du référendum constitutionnel, elles ont demandé une purge immédiate des bureaucrates. Cela montre que les marxistes vénézuéliens du CMR ont correctement anticipé la psychologie des masses. Ils ont avancé des mots d’ordre justes au bon moment.

Construire la tendance révolutionnaire ! Construire l’Internationale Marxiste !

« […] une tendance qui grandit en même temps que la révolution, qui est capable de prévoir son propre lendemain et son surlendemain, qui se fixe des objectifs clairs et sait comment les atteindre ». (Trotsky, Les cinq premières années de l’Internationale Communiste)

Ted Grant expliquait toujours que les marxistes devaient se baser sur le fondamental – et non sur telle ou telle caractéristique accidentelle. Il n’existe pas de schéma qui puisse tout expliquer. Nous devons partir du monde tel qu’il est – et du mouvement ouvrier tel qu’il est. Partout, le processus a un caractère prolongé. Ce fait peut désorienter des camarades qui n’ont pas suffisamment assimilé la théorie et la méthode du marxisme.

Par le passé, des situations pré-révolutionnaires débouchaient très rapidement sur la révolution ou la contre-révolution. Aujourd’hui, au Venezuela, nous avons une sorte de révolution « au ralenti ». Elle dure depuis près de 10 ans. Pourquoi ? Le rapport de force est très favorable. Les travailleurs pourraient assez facilement prendre le pouvoir, mais il leur manque une direction. Chavez est honnête et courageux, mais il n’est pas un marxiste – et, par conséquent, il n’a pas fait ce qu’il fallait faire. C’est un problème de direction.

S’il avait existé une puissante tendance marxiste, au Venezuela, avant que la révolution ne commence, elle aurait pu jouer un rôle important en expliquant patiemment ce qui est nécessaire. Cela aurait aidé l’avant-garde (et Chavez lui-même) à tirer les bonnes conclusions à chaque étape du mouvement. Faute d’une direction marxiste éprouvée, l’avant-garde révolutionnaire doit apprendre péniblement, lentement, à travers un processus d’approximations successives. Le problème, c’est qu’une révolution ne laisse pas tout le temps d’apprendre par erreurs et tentatives – et les erreurs se payent très cher.

Au Mexique, comme au Venezuela, la bourgeoisie n’est pas assez forte pour écraser le mouvement révolutionnaire – mais les travailleurs ne peuvent pas prendre le pouvoir faute d’une direction adéquate. C’est cela qui explique le caractère prolongé du processus. Mais tôt ou tard, les choses devront être tranchées dans un sens ou dans l’autre. Les impérialistes comprennent ce que nous comprenons. Ils savent que l’actuel rapport de force ne peut être maintenu indéfiniment. Et ils se préparent.

Nous avons souligné, plus haut, qu’on ne devait pas fonder nos perspectives pour l’économie mondiale sur ce que fut l’évolution de l’économie ces vingt dernières années. De la même manière, on ne doit pas s’imaginer que la démocratie bourgeoise est éternelle en Europe, aux Etats-Unis, au Japon et dans les autres pays capitalistes avancés.

Les masses n’apprennent que par l’expérience. Les travailleurs des puissances européennes, du Japon et des Etats-Unis se sont habitués à un niveau de vie raisonnable, aux réformes et à la démocratie. Leur psychologie est façonnée par le passé plus que par le présent et l’avenir. De puissantes illusions se sont forgées pendant des décennies. Elles devront être brûlées de la conscience des masses au fer rouge.

Dans la période turbulente qui s’est ouverte, nous verrons des chocs et des crises dans un pays après l’autre. La conscience de classe ne se mesure pas seulement aux grèves. Nous devons suivre attentivement le mouvement ouvrier à travers toutes ses étapes. Si les travailleurs sont bloqués sur le front syndical, ils chercheront une issue sur le front politique, et vice versa, etc. Mais ils le feront toujours à travers leurs organisations traditionnelles de masse, parce que les masses ne comprennent pas l’utilité de petits groupes, même lorsqu’ils ont des idées correctes.

A un certain stade, ce processus doit trouver une expression dans les organisations traditionnelles de masse de la classe ouvrière. Il est difficile d’imaginer une direction plus pourrie que celle du Parti Travailliste. Ces dix dernières années, toutes les sectes gauchistes ont passé leur temps à constituer toutes sortes de blocs électoraux contre le Parti Travailliste. Elles se préparaient à remplacer le Parti Travailliste « bourgeois ». Mais cela n’a abouti à rien. Lorsque les travailleurs se mobilisent, ils le font à travers leurs organisations de masse traditionnelles.

Ce fut de nouveau confirmé par le résultat des élections en Australie – et de façon encore plus flagrante en Belgique, où le marxiste Erik de Bruyn a remporté un tiers des voix lors de l’élection à la direction du Parti Socialiste. Ce résultat a choqué l’aile droite et fut largement commenté dans les médias. Or, le Parti Socialiste belge semblait mort. Il n’y avait plus de vie interne. La section d’Antwerp ne se réunissait qu’une fois par an. Et pourtant, dès que les travailleurs ont vu qu’il y avait une lutte contre l’aile droite, ils sont allés voter. A l’avenir, on verra le même processus dans un pays après l’autre.

Contrairement aux sectes et leurs méthodes schématiques, nous devons toujours approcher le mouvement ouvrier de façon dialectique. Nous étudions les choses telles qu’elles sont, telles qu’elles étaient, et nous nous efforçons de comprendre comment elles vont nécessairement se développer. Lorsque les masses tombent dans l’inactivité, la pression de la bourgeoisie sur les organisations de masse redouble d’intensité. Cependant, lorsque les travailleurs passent à l’action, ils se tournent toujours vers leurs organisations de masse – pour la simple raison qu’il n’y a pas d’alternative.

Il y a de nombreuses analogies entre la lutte des classes et la guerre. La guerre ne consiste pas en de continuelles batailles. Tous les soldats qui ont connu le feu vous diront que les batailles sont l’exception, entre lesquelles il y a de longues phases d’inactivité. Ces pauses sont utilisées pour nettoyer les armes, creuser des tranchées, s’entraîner, recruter : en un mot, préparer la prochaine bataille, qui peut venir plus vite qu’on ne l’imagine. Nous devons penser comme de bons soldats. Nous devons utiliser les pauses, dans la lutte des classes, pour construire nos forces et renforcer notre organisation.

Il est vrai que les travailleurs ne sont pas toujours disposés à se battre. La lutte des classes a un certain rythme. Nous ne devons pas être empiristes. Qui plus est, une activité constante des masses n’est pas forcément à notre avantage. Prenons l’exemple de la Bolivie, où en l’espace de 18 mois la classe ouvrière a organisé deux grèves générales, deux insurrections – et renversé deux gouvernements. Qu’est-ce qu’on peut demander de plus à la classe ouvrière ? Si les travailleurs boliviens ne sont pas parvenus à prendre le pouvoir, ce n’est pas à cause d’un faible niveau de conscience, comme le prétendent les réformistes du genre de Heinz Dieterich, mais faute d’une direction.

Pour des raisons historiques, la tendance marxiste authentique a été refoulée, à l’échelle mondiale. Dans une large mesure, c’était la conséquence des conditions objectives. Pendant toute une période (1945-74), tout au moins dans les pays industrialisés, le capitalisme a connu une phase de grosse croissance économique, de plein emploi, d’augmentation des niveaux de vie – et d’atténuation de la lutte des classes. Même avec une direction correcte, les forces de la IVe Internationale auraient connu des difficultés. Mais sous la direction des épigones de Trotsky, le mouvement a été complètement détruit.

Dans une guerre, il est parfois nécessaire de se replier. Alors, de bons généraux sont encore plus importants que lors d’une avancée. Avec de bons généraux, il est possible de se replier en bon ordre, en conservant les forces unies et en minimisant les pertes. A l’inverse, de mauvais généraux transforment un repli en déroute. C’est ce qui s’est passé avec la IVe Internationale après la mort de Trotsky. Pablo, Mandel, Healy, Lambert, Cannon et Hanson ont tous contribué à cette débâcle. Les sectes ont subi scission sur scission et sont maintenant dans un état de décomposition irréversible.

Grâce au travail théorique infatigable du camarade Ted Grant, notre tendance a été capable de s’orienter dans de nouvelles conditions et de préserver les cadres, le programme, la politique et les traditions du marxisme. Aujourd’hui, la Tendance Marxiste Internationale est la seule héritière de ces traditions. Sur ces bases, malgré toutes les difficultés, nous avons réussi à reconstruire les forces de l’authentique marxisme-léninisme (trotskysme), et à attirer dans nos rangs les meilleurs éléments des autres tendances. Le cas du Brésil n’est que le dernier et le plus frappant exemple de cela.

Nous avons engagé un dialogue fructueux avec les Bolivariens vénézuéliens, les révolutionnaires cubains, les Républicains socialistes d’Irlande et les communistes de nombreux autres pays. Au Pakistan, en Espagne, en Italie et au Mexique, nous avons déjà posé les bases de la construction de tendances de masse. Au Venezuela, nous intervenons activement dans la révolution. Nous avons attiré les meilleurs militants grâce à notre travail dans les usines occupées, le PSUV et la jeunesse. Au Brésil, il y a un énorme potentiel pour la tendance marxiste du PT.

Il est vrai que nous sommes toujours une minorité de la gauche. Mais le vieil Engels disait : « Toute notre vie, Marx et moi avons été minoritaires – et nous étions fiers d’être minoritaires. » Mais nous vivons une période de l’histoire où de grandes transformations sont à l’ordre du jour, et où des minorités peuvent très rapidement devenir des majorités. Nous ne sommes pas dans une phase de croissance économique organique, mais au contraire dans une période de convulsions et de turbulence à l’échelle mondiale. Même Alan Greespan le reconnaît ! Or, même pendant la dernière phase de croissance, les conditions des masses se sont partout détériorées. Qu’en sera-t-il lors d’une récession ?

Dans tous les pays, la situation peut évoluer très rapidement. Nous devons nous tenir prêts, de façon à ne pas être pris par surprise. Un incident apparemment banal peut provoquer un mouvement qui prend tout le monde par surprise. Dans certaines conditions, des sections de la classe ouvrière traditionnellement passives peuvent devenir très militantes – comme la dialectique et l’histoire nous l’ont appris. En 1905, en Russie, les travailleurs ont participé à une marche pacifique pour demander des réformes au tsar, par pétition. Un prêtre dirigeait cette manifestation pacifique : le Père Gapon. Les marxistes n’étaient qu’une petite minorité complètement isolée de la classe ouvrière. Puis il y eut le massacre du 9 janvier – et la conscience des masses se transforma complètement en l’espace de 24 heures.

Nous voyons dès à présent des changements significatifs dans la psychologie des masses. Lorsque Bush a été élu pour la deuxième fois, de nombreux militants en ont tiré des conclusions pessimistes. Nous, nous prédisions que Bush deviendrait le président le plus impopulaire de l’histoire des Etats-Unis. Sa popularité s’est effectivement effondrée. Il a perdu beaucoup de terrain parmi les 42 millions de Latino-américains qui vivent aux Etats-Unis. Les Latinos des Etats-Unis constituent désormais la deuxième plus grande communauté ethnique du pays – et la quatrième plus grande « nation » d’Amérique latine. Un sondage de janvier 2007 montre que 66% des Latinos vivant aux Etats-Unis souhaitent le retour des soldats américains « le plus vite possible » – contre 51% il y a deux ans.

Les développements révolutionnaires en Amérique latine vont rapidement se répandre aux Etats-Unis par le biais des immigrés – et en particulier la jeunesse latino-américaine. Les manifestations massives des immigrés latinos, aux Etats-Unis, montrent qu’il y a un début de fermentation dans cette couche très importante de la société américaine. Pauvreté, bas salaires, discrimination raciale, violences policières, lois injustes, guerre en Irak (où les soldats noirs et latinos constituent une part disproportionnée des victimes) : tous ces facteurs se combinent et produisent un terrain très fertile pour les idées révolutionnaires.

Par le passé, notre tendance en Grande-Bretagne (The Militant) avait accompli de grandes choses grâce à un travail patient dans les syndicats et le Parti Travailliste. C’était un vrai modèle de travail révolutionnaire. Sous la direction de Ted Grant, nous combinions une attitude scrupuleuse à l’égard de la théorie marxiste avec un travail systématique dans les organisations de masse de la classe ouvrière. Cela nous avait permis de construire la plus grande organisation trotskyste depuis l’Opposition de Gauche russe. Malheureusement, ce grand succès a été dilapidé dans une aventure criminelle. Mais ce que nous avons réalisé par le passé, nous pouvons le réaliser à l’avenir en Grande-Bretagne et à l’échelle internationale.

Nous construisons sur des fondations solides, sur des idées et des méthodes qui n’ont cessé de montrer leur supériorité. Mais des idées correctes ne suffisent pas pour construire une tendance de masse enracinée dans la classe ouvrière. Des événements sont nécessaires. Des événements, des événements et des événements ébranleront profondément la société et les organisations de masse. La vieille psychologie conservatrice sera balayée et la classe ouvrière recommencera à tirer des conclusions révolutionnaires.

Partout, le « processus moléculaire de la révolution socialiste » – selon la formule de Trotsky – est à l’œuvre. Il y a, dans les masses, un ferment de mécontentement sous-terrain. Tôt ou tard, il fera irruption à la surface. Nous devons nous y préparer et ne pas nous laisser distraire par d’inévitables « pauses » et développements épisodiques.

La conclusion de tout cela est claire : nous ne changeons pas de cap. Nous devons maintenir nos principes, notre programme, nos méthodes et nos perspectives – tout en adoptant la flexibilité tactique nécessaire pour atteindre les masses. Si on tient fermement le cap et ne faisons pas trop d’erreurs, le succès de notre tendance est garanti – d’une tendance qui grandit en même temps que la révolution, qui est capable de prévoir son propre lendemain et son surlendemain, qui se fixe des objectifs clairs et sait comment les atteindre.