AVONS-NOUS BESOIN DE PHILOSOPHIE?

Pour ceux et celles qui ne sont pas familiers avec la philosophie marxiste, le matérialisme dialectique peut apparaitre comme un concept obscur et difficile. Cependant, pour ceux et celles qui sont prêts à prendre le temps d’étudier cette nouvelle façon de voir les choses, ils vont découvrir une perspective révolutionnaire permettant de pénétrer les mystères du monde dans lequel nous vivons.

Une compréhension du matérialisme dialectique est un préalable essentiel pour comprendre la doctrine du marxisme. Le matérialisme dialectique est la philosophie du marxisme, qui nous fournit une perspective globale, scientifique et exhaustive. C’est le socle philosophique – la méthode – sur lequel toute la théorie marxiste est fondée.

Selon Engels, la dialectique est « notre meilleur instrument de travail et notre arme la plus acérée ». Et pour nous aussi, elle est un guide pour l’action et pour nos activités dans le mouvement des travailleurs. La dialectique est comme une boussole ou une carte, qui nous permet de garder le cap dans la turbulence des événements, et nous permet de comprendre les processus fondamentaux qui donnent forme à notre monde.

Que nous le voulions ou non, tout le monde, consciemment ou inconsciemment, adhère à une philosophie. Une philosophie est simplement une façon de regarder notre monde. Sous le capitalisme, sans notre propre philosophie scientifique, nous allons inévitablement adopter la philosophie dominante de la classe dirigeante, et les préjugés de la société dans laquelle nous vivons. « Les choses ne vont jamais changer » est un refrain habituel, qui reflète la futilité des choses changeantes et la nécessité d’accepter notre sort dans la vie. D’autres proverbes comme « rien de nouveau sous le soleil », et « l’histoire se répète toujours » reflètent cette même perspective conservatrice. De telles idées, nous dit Marx, créent un poids écrasant sur la conscience des hommes et des femmes.

Tout comme la bourgeoisie émergeante dans sa révolution contre la société féodale a remis en question les idées conservatrices de la vieille aristocratie féodale, la classe ouvrière, dans sa lutte pour une nouvelle société, a besoin de remettre en question la conception dominante de son propre oppresseur, la classe capitaliste. Bien sûr, la classe dirigeante, à travers son contrôle monopolistique des médias de masse, de l’école, de l’université et des chaires, justifie consciemment son système d’exploitation comme la « forme la plus naturelle de société ». La machine d’État répressive, avec ses « corps d’hommes armés », n’est pas suffisante pour maintenir le système capitaliste. Les idées et la morale dominantes de la société bourgeoise servent de défense vitale des intérêts matériels de la classe dirigeante. Sans cette puissante idéologie, le système capitaliste ne pourrait pas subsister bien longtemps.

« Toute la science officielle et libérale », déclare Lénine, « défend, d’une façon ou d’une autre, l’esclavage salarié… Demander une science impartiale dans une société fondée sur l’esclavage salarié est d’une naïveté aussi puérile que de demander aux fabricants de se montrer impartiaux dans la question de savoir s’il convient de diminuer les profits du Capital pour augmenter le salaire des ouvriers. »

L’idéologie bourgeoise officielle mène une guerre implacable contre le marxisme, qu’elle considère avec raison comme un danger mortel pour le capitalisme. Les professeurs et scribes bourgeois déversent un flot continu de propagande dans une tentative de discréditer le marxisme, et particulièrement la dialectique. Nous l’avons notamment vu depuis la chute du mur de Berlin, et la féroce offensive idéologique qui a suivi contre le marxisme, le communisme, la révolution, et ainsi de suite. « Le marxisme est mort », proclament-ils à répétition telle une incantation religieuse. Mais le marxisme refuse de s’incliner devant de tels sorciers! Le marxisme reflète la volonté inconsciente de la classe ouvrière de changer la société. Son destin est lié à celui du prolétariat.

Les apologistes du capitalisme, avec leurs ombres dans le mouvement ouvrier, affirment constamment que leur système est une forme naturelle et permanente de société. En revanche, la dialectique affirme que rien n’est permanent, et que toute chose périt éventuellement. Une telle philosophie révolutionnaire constitue une profonde menace au système capitaliste, et doit donc être discréditée à tout prix. Cela explique le déversement quotidien de propagande anti-marxiste. Mais chaque réel pas en avant dans la science et la connaissance ne fait que confirmer la justesse de la dialectique. Pour des millions de personnes, la crise grandissante du capitalisme démontre de plus en plus la validité du marxisme. La situation objective force les travailleurs à chercher une issue à l’impasse. « La vie enseigne », remarque Lénine. Aujourd’hui, pour évoquer ce célèbre passage du Manifeste communiste, « un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme ».

Dans sa lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière, le marxisme poursuit une guerre implacable contre le capitalisme et son idéologie, laquelle défend et justifie son système d’exploitation, « l’économie de marché ». Le marxisme fait pourtant bien plus que cela. Le marxisme fournit à la classe ouvrière « une conception cohérente du monde, inconciliable avec toute superstition, avec toute réaction, avec toute défense de l’oppression bourgeoise » (Lénine). Il s’efforce de révéler les relations réelles qui existent sous le capitalisme et d’armer la classe ouvrière pour qu’elle comprenne comment réaliser sa propre émancipation. Le matérialisme dialectique, pour reprendre les mots du marxiste russe Plekhanov, est plus qu’une perspective, c’est une « philosophie de l’action ».

LES LIMITES DE LA LOGIQUE FORMELLE

Les hommes et les femmes essayent de penser de manière rationnelle. La logique (du grec logos, signifiant discours ou raison) est la science des lois de la pensée. Peu importe les choses auxquelles on pense, et peu importe le langage dans lequel nos pensées sont exprimées, elles doivent satisfaire aux exigences du raisonnement. Ces exigences engendrent les lois de la pensée, les principes de la logique. Ce fut le philosophe grec Aristote (384 – 322 av. J.-C.) qui, il y a plus de 2000 ans, formula le système actuel de la logique formelle – un système qui constitue encore aujourd’hui la base de nos établissements scolaires. C’est lui qui catégorisa la méthode énonçant comment nous devrions raisonner correctement, comment nos propositions se combinent pour former des jugements, et de là, comment des conclusions sont tirées. Aristote posa trois lois fondamentales de la logique : le principe d’identité (A=A), le principe de contradiction (A ne peut pas équivaloir à A et à non-A), et le principe du tiers exclu (A est soit A ou non-A ; il n’y a pas d’alternatives intermédiaires).

La logique formelle s’est imposée pendant plus de deux millénaires, et a constitué la base de l’expérimentation et des grandes avancées de la science moderne. Le développement des mathématiques était basé sur cette logique. On ne peut pas enseigner à un enfant à additionner sans elle. Un plus un égale deux, pas trois. La logique formelle apparait comme le sens commun, et est responsable de l’exécution de mille et une choses du quotidien, mais – et c’est un grand mais – elle a ses limites. Quand elle traite de processus et d’événements complexes, la logique formelle devient une manière de penser totalement inadéquate. C’est particulièrement le cas lorsqu’elle traite du mouvement, du changement et de la contradiction. La logique formelle voit les choses de manière figée et statique. Bien sûr, on ne peut nier son utilité au quotidien, au contraire, mais il faut reconnaitre ses limites.

« La dialectique n’est ni une fiction ni une mystique », écrit Léon Trotsky, « mais la science des formes de notre pensée, quand cette pensée ne se limite pas aux soucis de la vie quotidienne, mais tente d’appréhender des processus plus durables et plus complexes. La dialectique est à la logique formelle ce que, disons, les mathématiques supérieures sont aux mathématiques élémentaires. » (L’ABC de la dialectique matérialiste)

Avec le développement de la science moderne, le système de classification (de Linné) était basé sur la logique formelle, alors que toutes les choses vivantes étaient divisées en espèces et en ordres. Cela a constitué un énorme bond en avant pour la biologie, en comparaison avec le passé. Quoiqu’il en soit, c’était un système fixe et rigide, avec ses catégories rigides, qui avec le temps a montré ses limites. Darwin, notamment, a montré qu’à travers l’évolution, il était possible pour une espèce de se transformer en une autre espèce. Conséquemment, le système de classification rigide a dû être changé pour incorporer cette nouvelle compréhension de la réalité.

Dans les faits, le système de la logique formelle s’est écroulé. Il n’a pas pu faire face à ses contradictions. De l’autre côté, la dialectique – la logique du changement – explique qu’il n’y a pas de catégories absolues ou fixes dans la nature ou dans la société. Engels avait un grand plaisir à pointer l’ornithorynque, cette forme transitoire, et à demander où était sa place dans cet arrangement rigide des choses! Seul le matérialisme dialectique peut expliquer les lois de l’évolution et du changement. Il voit le monde non pas comme un complexe de choses toutes faites, mais comme un complexe de processus, qui passe dans une transformation ininterrompue de naissance et de mort. Pour Hegel, la vieille logique était exactement comme un jeu d’enfant, qui cherche à former des images à partir de pièces de casse-tête. « Le vice fondamental de la pensée vulgaire », écrit Trotsky, « consiste à se satisfaire de l’empreinte figée d’une réalité qui, elle, est en perpétuel mouvement. »

Avant de se pencher sur les principales lois du matérialisme dialectique, prenons le temps d’examiner les origines de la conception matérialiste.

MATÉRIALISME VERSUS IDÉALISME

« La philosophie du marxisme est le matérialisme », écrit Lénine. La philosophie se divise en deux grands camps idéologiques : le matérialisme et l’idéalisme. Avant de continuer, ces deux termes requièrent certaines explications. Pour commencer, le matérialisme et l’idéalisme n’ont absolument rien en commun avec leur usage quotidien, où le matérialisme est associé à l’avarice et à l’escroquerie (c’est-à-dire la moralité du capitalisme d’aujourd’hui), et l’idéalisme à des idéaux élevés et à la vertu. Loin de là!

Le matérialisme philosophique est la perspective qui explique qu’il n’y a qu’un seul monde matériel. Il n’y a pas de ciel ou d’enfer. L’univers, qui a toujours existé et n’est pas la création d’un quelconque être surnaturel, est dans un processus de flux constant. Les êtres humains font partie de la nature, et ont évolué à partir de formes de vie plus rudimentaires issues d’une planète sans vie il y a environ 3,6 milliards d’années. Avec l’évolution de la vie, à un certain stade, est apparu le développement d’animaux avec un système nerveux, et éventuellement, les êtres humains avec de plus gros cerveaux. Avec les humains apparaissent la pensée et la conscience humaines.

Seul le cerveau humain est capable de produire des idées générales, c’est-à- dire de penser. Par conséquent, la matière, qui a toujours existé, a existé et existe encore indépendamment de l’esprit et des êtres humains. Les choses ont existé bien avant qu’une conscience de ces choses n’ait surgi ou n’ait pu surgir à partir des organismes vivants.

Pour les matérialistes, il n’y a pas de conscience en dehors du cerveau vivant, lequel fait partie d’un corps matériel. Un esprit sans corps est une absurdité. La matière n’est pas un produit de l’esprit, mais l’esprit lui-même est le produit le plus élevé de la matière. Les idées ne sont que le reflet du monde matériel indépendant qui nous entoure. Les choses réfléchies dans un miroir ne dépendent pas de cette réflexion pour exister. « Toutes les idées sont issues de l’expérience, sont des réflexions – vraies ou distordues – de la réalité », affirme Engels. Ou pour reprendre les mots de Marx, « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience ».

Les marxistes ne nient pas que l’esprit, la conscience, la pensée, la volonté, les sentiments ou les sensations soient réels. Ce que les marxistes nient, c’est que cette chose qu’on appelle « l’esprit » existe de façon séparée du corps. L’esprit n’est pas distinct du corps. La pensée est le produit du cerveau, lequel est l’organe de la pensée.

Cela ne veut pourtant pas dire que notre conscience est un miroir sans vie de la nature. Les êtres humains dépendent de leur environnement; ils sont conscients de leur environnement et réagissent en fonction de lui; en retour, l’environnement réagit sur eux. Bien qu’ils soient enracinés dans des conditions matérielles, les êtres humains généralisent et pensent de manière créative. Ils modifient en retour leur environnement matériel.

En revanche, l’idéalisme philosophique affirme que le monde matériel n’est pas réel, mais simplement le reflet du monde des idées. Il y a différentes formes d’idéalisme, mais elles affirment toutes essentiellement que les idées sont primaires, et que la matière, si elle existe, est secondaire. Pour les idéalistes, les idées sont séparées de la matière, de la nature. C’est la conception de Hegel de l’Idée absolue ou de ce qui équivaut à Dieu. L’idéalisme philosophique ouvre la voie, d’une façon ou d’une autre, à défendre ou appuyer la religion et la superstition. Non seulement cette perspective est fausse, mais elle est également profondément conservatrice, nous menant à la conclusion pessimiste que nous ne pouvons jamais comprendre les « mystérieuses voies » du monde. Le matérialisme, quant à lui, comprend que les êtres humains, non seulement observent le monde réel, mais peuvent le changer, et ce faisant, se changent eux-mêmes.

La vision idéaliste du monde est née de la division du travail entre travail physique et travail intellectuel. Cette division constitue une énorme avancée, en ce qu’elle libère une section de la société du travail physique, et lui accorde le temps pour développer la science et la technologie. Cependant, plus les idées sont détachées du travail physique, plus elles deviennent abstraites. Et quand les penseurs séparent leurs idées du monde réel, ils deviennent de plus en plus animés par l’abstraite « pensée pure », et en viennent à construire toutes sortes de fantaisies. Aujourd’hui, la cosmologie est dominée par des conceptions mathématiques complexes et abstraites, lesquelles ont mené à une panoplie de théories bizarres et merveilleuses, mais erronées : le Big Bang, le commencement du temps, les univers parallèles, etc. Toute rupture avec la pratique mène à un idéalisme unilatéral.

La perspective matérialiste a une longue histoire qui remonte jusqu’aux Grecs anciens Anaxagore (500 – 428 av. J.-C.) et Démocrite (460 – 370 av. J.- C.). Avec l’effondrement de la Grèce antique, cette perspective rationnelle a été reléguée aux oubliettes pour toute une période historique, et c’est seulement après la renaissance de la pensée suivant la chute du Moyen-Âge chrétien qu’il y a eu un renouveau de la philosophie et des sciences naturelles. Au dix-septième siècle, le foyer du matérialisme moderne était l’Angleterre.

« Le vrai précurseur du matérialisme anglais est Bacon », écrit Marx. Le matérialisme de Francis Bacon (1561 – 1626) a par la suite été systématisé et développé par Thomas Hobbes (1588 – 1679), dont les idées ont par la suite été développées par John Locke (1632 – 1704). Ce dernier pensait déjà que la matière pouvait engendrer la faculté de penser. Ce n’est pas un hasard si ces avancées dans la pensée humaine coïncidaient avec la montée de la bourgeoisie et les grandes avancées en science, particulièrement en mécanique, en astronomie et en médecine. Ces grands penseurs ont à leur tour pavé la voie pour la percée de la brillante école des matérialistes français du dix-huitième siècle, qui comprend notamment René Descartes (1596 – 1650).

Ce fut leur matérialisme et leur rationalisme qui devint le crédo de la grande Révolution française de 1789. Ces penseurs révolutionnaires ne reconnaissaient aucune autorité extérieure. Tout, de la religion aux sciences naturelles, de la société aux institutions politiques, était assujetti à la critique la plus pénétrante. La raison était devenue la mesure de toute chose.

Cette philosophie matérialiste, systématiquement défendue par d’Holbach (1723 – 1789) et Helvétius, était une philosophie révolutionnaire.

« L’univers, ce vaste assemblage de tout ce qui existe, ne nous offre partout que de la matière et du mouvement », affirme d’Holbach. « Son ensemble ne nous montre qu’une chaîne immense et non interrompue de causes et d’effets : quelques-unes de ces causes nous sont connues parce qu’elles frappent immédiatement nos sens; d’autres nous sont inconnues, parce qu’elles n’agissent sur nous que par des effets souvent très éloignés de leurs premières causes. »

Cette philosophie rationnelle était le reflet idéologique de la lutte de la bourgeoise révolutionnaire contre l’Église, l’aristocratie et la monarchie absolue. Elle représentait une forte attaque contre l’idéologie de l’Ancien Régime. En fin de compte, le royaume de la Raison n’est devenu rien de plus que le royaume idéalisé de la bourgeoisie. La propriété bourgeoise est devenue un des droits de l’Homme essentiels. Les matérialistes révolutionnaires ont pavé la voie pour la nouvelle société bourgeoise et la domination de nouvelles formes de propriété privée. « Des temps différents, des circonstances différentes, une différente philosophie », affirmait Denis Diderot (1713 – 1784).

Le nouveau matérialisme, bien qu’il représentait une avancée révolutionnaire, tendait à être très rigide et mécanique. Ces nouveaux philosophes attaquaient l’Église, niaient l’autosuffisance de l’âme, et soutenaient que l’humain était simplement un corps matériel comme les autres animaux et corps inorganiques. L’humain était vu comme un mécanisme plus complexe et plus délicat que les autres corps. Selon Diderot, dans sa conversation avec D’Alembert « nous sommes des instruments doués de sensibilité et de mémoire ».

Pour les matérialistes français, l’origine de la connaissance – la découverte de vérités objectives – réside dans l’action de la nature sur nos sens. Les planètes et la place de l’homme dans le système solaire et la nature elle-même étaient fixes. Pour eux, le monde était comme une horloge, où tout avait logiquement sa place statique, et où l’impulsion du mouvement venait de l’extérieur. L’approche entière, bien que matérialiste, était mécanique, et échouait à saisir la réalité vivante du monde. Elle ne pouvait pas saisir l’univers comme un processus, comme la matière subissant un constant changement. Cette faiblesse débouchait sur la fausse dichotomie entre le monde matériel et le monde des idées. Et ce dualisme a ouvert la porte à l’idéalisme.

D’autres soutenaient une vision moniste selon laquelle l’univers n’était pas un système fait seulement de pur esprit ou de pure matière. Spinoza fut le premier à élaborer un tel système. Tandis qu’il voyait la nécessité pour un Dieu, l’univers était un seul système, lequel était totalement matériel du début à la fin.

DIALECTIQUE ET MÉTAPHYSIQUE

La vision marxiste du monde est non seulement matérialiste, mais aussi dialectique. Chez ses critiques, la dialectique est dépeinte comme quelque chose de totalement mystique, et donc non pertinente. Mais cela n’est certainement pas le cas. La méthode dialectique est simplement une tentative de comprendre plus clairement notre monde réel interdépendant. La dialectique, affirme Engels dans Anti-Dühring, « n’est rien de plus que la science des lois générales du mouvement et du développement de nature, de la société humaine et de la pensée ». En bref, la dialectique est la logique du mouvement.

Il est évident pour la plupart des gens que nous ne vivons pas dans un monde statique. En réalité, tout dans la nature est dans un état de changement constant. « Le mouvement est le mode d’existence de la matière », affirme Engels. « Jamais, ni nulle part, il n’y a eu de matière sans mouvement, ni ne peut y en avoir. » La terre tourne continuellement autour de son axe, et à son tour, elle tourne elle-même autour du soleil. De cela découle le jour et la nuit, et les différentes saisons que nous expérimentons tout au long de l’année. Nous sommes nés, grandissons, vieillissons et mourons éventuellement. Tout se meut, change, soit émerge et se développe, soit décline et périt. Tout équilibre est seulement relatif, et n’a de sens qu’en relation avec les autres formes de mouvement.

« Lorsque nous soumettons à l’examen de la pensée la nature ou l’histoire humaine ou notre propre activité mentale, ce qui s’offre d’abord à nous, c’est le tableau d’un enchevêtrement infini de relations et d’actions réciproques où rien ne reste ce qu’il était, là où il était et comme il était, mais où tout se meut, change, devient et périt, » remarque Engels dans Anti-Dühring. « Nous voyons donc d’abord le tableau d’ensemble, dans lequel les détails s’effacent encore plus ou moins ; nous prêtons plus d’attention au mouvement, aux passages de l’un à l’autre, aux enchaînements, qu’à ce qui se meut, passe et s’enchaîne. Cette manière primitive, naïve, mais correcte quant au fond, d’envisager le monde, est celle des philosophes grecs de l’antiquité, et le premier à la formuler clairement fut Héraclite : Tout est et n’est pas, car tout est fluent, tout est sans cesse en train de se transformer, de devenir et de périr. »

Les Grecs ont fait toute une série de découvertes et d’avancées révolutionnaires dans les sciences naturelles. Anaximandre a conçu une carte du monde, et écrit un livre sur la cosmologie, dont seulement quelques fragments ont survécu. Le mécanisme d’Anticythère, ainsi nommé, semble être le reste d’un planétarium à engrenages datant du premier siècle av. J.-C. Considérant les connaissances limitées de cette époque, plusieurs de celles-ci constituaient des anticipations et des suppositions très inspirées. Sous la société esclavagiste, ces brillantes inventions ne pouvaient pas être utilisées de façon productive, et étaient simplement regardées comme des jouets pour le simple divertissement. Les réelles avancées en sciences naturelles se produisirent à la moitié du quinzième siècle. Les nouvelles méthodes d’investigation impliquaient la division de la nature en ses parties individuelles, permettant le classement des objets et des processus. Bien que cela permit d’amasser une somme colossale de données, les objets étaient analysés de manière isolée et non dans leur environnement vivant. Cela a produit un mode de pensée étroit, rigide et métaphysique, qui est devenu la marque de commerce de l’empirisme. « Les faits » sont devenus l’élément le plus important. « Ce que je veux, ce sont des faits. Enseignez des faits à ces garçons et à ces filles, rien que des faits. Les faits sont la seule chose dont on ait besoin ici-bas », affirme Thomas Gradgrind, le personnage de Dickens, dans Les temps difficiles.

« Pour le métaphysicien, les choses et leurs reflets dans la pensée, les concepts, sont des objets d’étude isolés, à considérer l’un après l’autre et l’un sans l’autre, fixes, rigides, donnés une fois pour toutes », affirme Engels. « Il ne pense que par antithèses sans moyen terme : il dit oui, oui, non, non; ce qui va au-delà ne vaut rien. Pour lui, ou bien une chose existe, ou bien elle n’existe pas; une chose ne peut pas non plus être à la fois elle-même et une autre. Le positif et le négatif s’excluent absolument; la cause et l’effet s’opposent de façon tout aussi rigide. »

« Si ce mode de penser nous paraît au premier abord tout à fait évident, c’est qu’il est celui de ce qu’on appelle le bon sens. Mais si respectable que soit ce compagnon tant qu’il reste cantonné dans le domaine prosaïque de ses quatre murs, le bon sens connaît des aventures tout à fait étonnantes dès qu’il se risque dans le vaste monde de la recherche; et la manière de voir métaphysique, si justifiée et même si nécessaire soit-elle dans de vastes domaines dont l’étendue varie selon la nature de l’objet, se heurte toujours, tôt ou tard, à une barrière au-delà de laquelle elle devient étroite, bornée, abstraite, et se perd en contradictions insolubles : la raison en est que, devant les objets singuliers, elle oublie leur enchaînement; devant leur être, leur devenir et leur périr; devant leur repos, leur mouvement; les arbres l’empêchent de voir la forêt. »

Engels explique ensuite qu’à des fins quotidiennes, nous savons si un animal est vivant ou non. Mais un examen plus attentif nous force à reconnaître que ce n’est pas une question simple et directe. Au contraire, c’est là une question complexe. Il y a des débats enragés, encore aujourd’hui, sur la question de savoir quel est le moment où la vie commence dans l’utérus de la mère. De même, il est tout aussi difficile de dire quel est le moment exact où la mort survient, étant donné que la physiologie a démontré que la mort n’est pas un seul acte instantané, mais un processus prolongé. Pour citer les brillantes paroles du philosophe grec Héraclite : « C’est une même chose qu’être vivant et mort, éveillé et dormant, jeune et vieux. Ces choses sont changées les unes dans les autres et de nouveau changées. Nous entrons et n’entrons pas, nous sommes et ne sommes pas dans les mêmes fleuves. »

Tout n’est pas tel qu’il y paraît en surface. Chaque espèce, chaque aspect de vie organique, est à chaque moment le même et non le même. La vie organique se développe en assimilant la matière du dehors et en rejetant simultanément d’autre matière indésirable; continuellement, des cellules meurent, tandis que d’autres sont renouvelées. Au fil du temps, le corps est complètement transformé, renouvelé de haut en bas. Ainsi, toute entité organique est à la fois elle-même et quelque chose d’autre qu’elle-même.

Ce phénomène ne peut pas être expliqué par la pensée métaphysique ou la logique formelle. Cette approche est incapable d’expliquer la contradiction. Cette réalité contradictoire n’entre pas dans le royaume du raisonnement du sens commun. La dialectique, en revanche, comprend les choses dans leur connexion, leur développement, leur mouvement. C’est ainsi que Engels dira que « La nature est le banc d’essai de la dialectique ».

Voici comment Engels décrivait les riches processus du changement, dans son livre la Dialectique de la nature :

« C’est dans un cycle éternel que la matière se meut : cycle qui certes n’accomplit sa révolution que dans des durées pour lesquelles notre année terrestre n’est pas une unité de mesure suffisante, cycle dans lequel l’heure du suprême développement, l’heure de la vie organique, et plus encore celle où vivent des êtres ayant conscience d’eux-mêmes et de la nature, est mesurée avec autant de parcimonie que l’espace dans lequel existent la vie et la conscience de soi ; cycle dans lequel tout mode fini d’existence de la matière, – fût-il soleil ou nébuleuse, animal singulier ou genre d’animaux, combinaison ou dissociation chimiques, – est également transitoire, et où il n’est rien d’éternel sinon la matière en éternel changement, en éternel mouvement, et les lois selon lesquelles elle se meut et elle change. Mais, quelle que soit la fréquence et quelle que soit l’inexorable rigueur avec lesquelles ce cycle s’accomplit dans le temps et dans l’espace ; quel que soit le nombre des millions de soleils et de terres qui naissent et périssent ; si longtemps qu’il faille pour que, dans un système solaire, les conditions de la vie organique s’établissent, ne fût-ce que sur une seule planète ; si innombrables les êtres organiques qui doivent d’abord apparaître et périr avant qu’il sorte de leur sein des animaux avec un cerveau capable de penser et qu’ils trouvent pour un court laps de temps des conditions propres à leur vie, pour être ensuite exterminés eux aussi sans merci, – nous avons la certitude que, dans toutes ses transformations, la matière reste éternellement la même, qu’aucun de ses attributs ne peut jamais se perdre et que, par conséquent, si elle doit sur terre exterminer un jour, avec une nécessité d’airain, sa floraison suprême, l’esprit pensant, il faut avec la même nécessité que quelque part ailleurs et à une autre heure elle le reproduise. »

Avec et après la philosophie française du dix-huitième siècle, une nouvelle philosophie allemande radicale a surgi. À travers Emmanuel Kant, la culmination de cette philosophie a été incarnée par le système de George W.F. Hegel, grand admirateur de la Révolution française. Hegel, bien qu’idéaliste, était l’esprit le plus encyclopédique de son temps. La grande contribution de ce génie a été le sauvetage du mode de pensée dialectique, à l’origine développé par les philosophes grecs anciens environ 2 000 ans auparavant.

« Les modifications de l’être ne consistent pas seulement en ce qu’il y a passage d’une quantité à une autre quantité, mais aussi en ce qu’il y a passage de la qualité à la quantité et vice versa, » écrit Hegel. « Chacun des passages de cette dernière sorte constituant une rupture de la continuité et conférant au phénomène un aspect nouveau, qualitativement différent du précédent… C’est ainsi que l’eau que l’on refroidit se solidifie, non point progressivement… mais d’un coup; refroidie jusqu’au point de congélation, elle demeure liquide si on la maintient en repos, et il suffit alors de la moindre impulsion pour qu’elle se solidifie instantanément… Dans le monde des phénomènes moraux… il se produit d’identiques passages du quantitatif au qualitatif, ou, autrement dit, les différences de qualité se fondent, là aussi, sur des différences quantitatives. C’est ainsi que l’un- peu-moins et l’un-peu-plus constituent la frontière au-delà de laquelle la légèreté cesse d’être légèreté pour se transformer en quelque chose d’absolument autre : en crime… » (La science de la logique)

Les ouvrages de Hegel sont remplis d’exemples et de références à la dialectique. Malheureusement, Hegel était non seulement un idéaliste, mais écrivait d’une manière des plus obscures et absconses, rendant ses ouvrages très difficiles à lire. Lénine, alors qu’il relisait Hegel en exil pendant la Première Guerre mondiale, écrivait : « J’essaye en général de lire Hegel de façon matérialiste : Hegel est un matérialisme qui s’est tenu sur sa tête (selon Engels) – c’est-à-dire, je rejette en général Dieu, l’Absolu, l’Idée pure, etc. » Lénine était grandement impressionné par Hegel, et malgré l’idéalisme de ce dernier, il a plus tard recommandé que les jeunes communistes étudient ses ouvrages pour eux-mêmes.

Les jeunes Marx et Engels étaient des adeptes du grand Hegel. Ils ont énormément appris de ce professeur. Il a ouvert leurs yeux à une nouvelle perspective d’un monde incarné par la dialectique. En embrassant la dialectique, Hegel a libéré l’histoire de la métaphysique. Pour la dialectique, il n’y a rien de final, d’absolu, ou de sacré. Elle révèle le caractère transitoire de toute chose. Cependant, Hegel était limité par sa connaissance, la connaissance de son temps, et par le fait qu’il était idéaliste. Il considérait les pensées dans le cerveau, non pas comme des images plus ou moins abstraites des choses et des processus réels, mais comme les réalisations de l’ « Idée absolue », existant de toute éternité. L’idéalisme de Hegel retournait la réalité sur sa tête.

Néanmoins, Hegel a systématiquement exposé les lois importantes du changement, que nous avons abordées plus tôt.

LA LOI DU PASSAGE DE LA QUANTITÉ À LA QUALITÉ (ET VICE-VERSA)

« Il a été dit qu’il n’y a pas de sauts soudains dans la nature, et c’est une notion commune que toute chose a son origine à travers une augmentation ou une diminution graduelle », affirme Hegel. « Mais il y a aussi une telle chose que la transformation soudaine de la quantité à la qualité. Par exemple, l’eau ne devient pas graduellement solide en se refroidissant, devenant d’abord pulpeuse puis atteignant finalement la rigidité de la glace, mais devient au contraire solide d’un seul coup. Si la température diminue jusqu’à un certain degré, l’eau se change soudainement en glace, c’est-à-dire que la quantité – le nombre de degrés de température – est transformée en qualité – il y a changement dans la nature de la chose. » (La Logique)

Telle est la pierre angulaire de la compréhension du changement. Le changement ou l’évolution ne se produisent pas graduellement en ligne droite. Marx a comparé la révolution sociale à une vieille taupe creusant activement sous le sol, invisible pendant une longue période, mais sapant constamment le vieil ordre, et émergeant plus tard dans la lumière par un renversement soudain. Même Charles Darwin croyait que sa théorie de l’évolution était essentiellement graduelle et que les trous dans le registre fossile ne représentaient pas des arrêts ou des sauts dans l’évolution, et qu’ils seraient « remplis » par de nouvelles découvertes. Là-dessus, Darwin avait tort. Aujourd’hui, de nouvelles théories, essentiellement dialectiques, ont été mises de l’avant pour expliquer les sauts dans l’évolution. Stephen J. Gould et Niles Eldredge ont appelé leur théorie dialectique de l’évolution la théorie des « équilibres ponctués ». Ils expliquent qu’il y a eu de longues périodes d’évolution où il n’y avait pas de changement apparent, et que soudainement, une nouvelle ou de nouvelles formes de vie émergeaient. En d’autres mots, des différences quantitatives ont donné naissance à un changement qualitatif, amenant de nouvelles espèces. Tout développement est caractérisé par des arrêts dans la continuité, des sauts, des catastrophes et des révolutions.

L’apparition de la vie unicellulaire dans les océans terrestres il y a quelques 3,6 milliards d’années a constitué un saut qualitatif dans l’évolution de la matière. L’« explosion cambrienne », il y a quelques 600 millions d’années, où la complexe vie pluricellulaire avec des parties solides entra sur la scène, constitua un nouveau bond en avant qualitatif dans l’évolution. Dans le bas Paléozoïque, il y a quelques 400 à 500 millions d’années, le premier poisson vertébré émergea. Cette forme révolutionnaire devint dominante et se perpétua à travers les amphibiens (qui vivent à la fois dans l’eau et sur la terre), à travers les reptiles, puis finalement à travers les créatures à sang chaud : les oiseaux et les mammifères. Un tel saut révolutionnaire culmina dans les êtres humains, qui ont la capacité de penser. L’évolution est un long processus à travers lequel l’accumulation de changements à l’intérieur et à l’extérieur de l’organisme mène à un saut, à un état de développement qualitativement supérieur.

Tout comme les colossales pressions souterraines qui s’accumulent et qui percent périodiquement la croute terrestre sous la forme de tremblements de terre, les changements graduels dans la conscience des travailleurs mènent à une explosion dans la lutte des classes. Une grève dans une usine n’est pas causée par des « agitateurs » de l’extérieur, mais est produite par une accumulation de changements à l’intérieur de l’usine qui poussent finalement les travailleurs à la grève. La « cause » de la grève peut parfois être très petite et accidentelle, une diminution du temps de pause par exemple, mais elle devient « la goutte qui fait déborder le vase », pour reprendre une expression populaire (et dialectique). Elle est devenue le catalyseur par lequel la quantité se change en qualité.

Aujourd’hui, toute une série de victoires électorales de la gauche dans les syndicats britanniques constituent un produit d’une longue accumulation de mécontentement au sein de la base syndicale. Vingt ans d’amères attaques sur la classe ouvrière ont donné naissance à ces changements à la tête des syndicats. Seuls ceux armés de la philosophie marxiste ont pu prédire ce développement, lequel s’enracine dans la situation objective changeante. Ces changements d’humeur, lesquels sont déjà en train de se produire dans les syndicats, vont inévitablement se refléter à l’intérieur du Parti travailliste, et entrainer à un certain moment la défaite de la droite de Tony Blair. Les ultragauchistes en marge du mouvement ouvrier ont continuellement décrit le Parti travailliste comme quelque chose qui ne pourrait jamais changer. Ils sont incapables de penser de manière dialectique, et ont une perspective empirique et formaliste qui ne voit que la surface de la réalité. Ils sont incapables de distinguer l’apparence et la réalité – l’apparence immédiate évidente à l’observation, et les processus cachés, les interconnexions et les lois qui sous-tendent les faits observés. En d’autres mots, ils sont aveugles aux processus souterrains qui se produisent sous leurs yeux. « Le blairisme domine le Parti travailliste », s’exclament-ils en soupirant de désespoir. Ils sont sous l’emprise de la logique formelle, et ne comprennent pas les processus en cours qui vont inévitablement saper le blairisme, et mener à son effondrement, comme la nuit suit le jour. Ils décrivent le Parti travailliste d’aujourd’hui comme ils décrivaient les syndicats de droite dans le passé. Sur la base des événements et des pressions du mouvement syndical qui se dirige vers la gauche, le Parti travailliste, étant donné ses racines dans les syndicats, va inévitablement s’orienter dans une direction similaire.

Marx soulignait que la tâche de la science est toujours de partir de la connaissance immédiate des apparences, pour aller vers la découverte de la réalité, de l’essence, des lois sous-jacentes aux apparences. Le Capital de Marx est un bon exemple de cette méthode. « La manière de penser des économistes vulgaires », écrit Marx à Engels, « dérive du fait que ce n’est toujours que la forme immédiate dans laquelle les relations apparaissent qui se reflète dans le cerveau, et non leurs connexions internes. » (27 juin 1867) Il faudrait dire la même chose de ceux qui ont décrit, par le passé, l’Union soviétique comme un « capitalisme d’État ». Le stalinisme n’avait rien de commun avec le socialisme; c’était un régime répressif, où les travailleurs avaient moins de droits qu’en Occident. Cependant, au lieu de fournir une analyse scientifique de l’Union soviétique, ils l’ont simplement classifiée comme étant un capitalisme d’État. Comme Trotsky l’expliquait, les théoriciens du capitalisme d’État voient l’URSS à travers les lunettes de la logique formelle. Tout est noir ou blanc. L’URSS était soit un merveilleux État socialiste, comme les staliniens le disaient, soit ce devait être un capitalisme d’État. Une telle façon de penser est purement formaliste. Ils n’ont jamais compris la possibilité d’une dégénérescence de l’État ouvrier vers une version chroniquement déformée d’un régime prolétarien, comme l’expliquait Trotsky. Il est clair que la révolution, dû à son isolement dans un pays arriéré, a traversé un processus de dégénérescence. Cependant, tant que l’économie nationalisée et planifiée subsistait, tout n’était pas perdu. La bureaucratie n’était pas une nouvelle classe dirigeante, mais une excroissance parasitaire sur l’État, laquelle avait usurpé le pouvoir politique. Seule une nouvelle révolution politique aurait pu éliminer la bureaucratie et réintroduire les soviets et la démocratie ouvrière.

Les partisans du capitalisme d’État se lient les mains, en confondant la contre-révolution avec la révolution, et vice-versa. En Afghanistan, ils ont supporté les moudjahidines réactionnaires et fondamentalistes, vus comme « combattants de la liberté », contre l’« impérialisme » russe. Avec l’effondrement de l’URSS et le mouvement de restauration du capitalisme à partir de 1991, ils sont restés neutres en face de la vraie contre-révolution capitaliste.

L’UNITÉ DES OPPOSÉS

« La contradiction, cependant, est la source de tout mouvement et de toute vie; seulement dans la mesure où quelque chose contient une contradiction peut-elle avoir un mouvement, un pouvoir et un effet. » (Hegel).

« En bref », écrit Lénine, « la dialectique peut être définie comme la théorie de l’unité des opposés. Cela incarne l’essence de la dialectique… »

Le monde dans lequel nous vivons est une unité de contradictions, ou une unité d’opposés : froid-chaud, lumière-noirceur, Capital-Travail, naissance-mort, riches-pauvres, positif-négatif, boom-crise, penser-être, fini-infini, répulsion-attraction, gauche-droite, haut-bas, évolution-révolution, hasard-nécessité, vente-achat, et bien d’autres encore.

Le fait que deux pôles d’une antithèse contradictoire puissent coexister comme un tout est vu, dans la sagesse populaire, comme un paradoxe. Le paradoxe est la reconnaissance que deux considérations contradictoires ou opposées puissent être toutes deux vraies. Cela constitue une réflexion dans la pensée de l’unité des opposés dans le monde matériel.

Le mouvement, l’espace et le temps ne sont rien de plus que le mode d’existence de la matière. Le mouvement, comme nous l’avons expliqué, est une contradiction, – être à un endroit et à un autre en même temps. C’est une unité des opposés. « Le mouvement signifie être à un endroit et ne pas y être; en cela constitue la continuité de l’espace et du temps – et c’est cela qui rend d’abord possible le mouvement. » (Hegel)

Pour comprendre quelque chose, dans son essence, il est nécessaire d’en rechercher les contradictions internes. Dans certaines circonstances, l’universel est individuel, et l’individuel est universel. Que les choses se transforment en leurs opposés – la cause peut devenir l’effet, et l’effet devenir la cause – est rendu possible car les choses sont liées entre elles dans une chaîne sans fin du développement de la matière.

« Le négatif est en même temps en soi-même positivité », affirme Hegel. La pensée dialectique « comprend l’antithèse dans son unité ». En fait, Hegel va encore plus loin :

« La contradiction est la racine de tout mouvement et de toute vitalité ; c’est seulement dans la mesure où quelque chose a en soi une contradiction qu’il se meut, qu’il a pulsion et activité… Quelque chose se meut non pas seulement en ce qu’il est ici dans ce “maintenant” et là-bas dans un autre “maintenant”; mais bien en ce qu’il est ici et non ici dans un seul et même “maintenant”, en étant et n’étant pas en même temps dans cet “ici”. On doit nécessairement accorder aux dialecticiens antiques les contradictions qu’ils dévoilaient dans le mouvement; mais il ne s’ensuit pas que pour autant le mouvement n’est pas, mais bien plutôt que le mouvement est la contradiction existante elle-même. »

Ainsi, pour Hegel, quelque chose vit dans la mesure où il contient une contradiction, laquelle lui fournit son auto-mouvement.

Les atomistes grecs ont avancé les premiers la théorie révolutionnaire selon laquelle le monde matériel était constitué d’atomes, considérés comme les plus petites unités de la matière. Le mot grec atomos signifie indivisible. Cela constituait une brillante intuition. La science du vingtième siècle a prouvé que toute chose est composée d’atomes, bien qu’elle ait découvert par la suite que des particules encore plus petites existaient. Chaque atome est composé d’un noyau en son centre, composé de particules subatomiques appelées protons et neutrons. Les particules appelées électrons orbitent autour du noyau. Tous les protons transportent une charge électrique positive, ce qui les amènerait à se repousser les uns les autres, mais ils sont liés ensemble par une sorte d’énergie connue comme la force nucléaire forte. Cela montre que toute chose qui existe est basée sur une unité des opposés, et qu’elle est auto-mouvement, « pulsion et activité », pour reprendre Hegel. Chez les êtres humains, le niveau de sucre (glycémie) du sang est essentiel pour vivre. Trop élevé, ce niveau crée un coma diabétique ; trop faible, la personne devient incapable de manger. Ce niveau sécuritaire est réglé par le taux auquel le sucre est libéré dans le système sanguin par la digestion des glucides, le taux auquel le glycogène, la graisse ou les protéines stockés sont convertis en sucre, et le taux auquel le sucre est utilisé. Si le niveau de glycémie augmente, alors le taux d’utilisation est augmenté par la libération de plus d’insuline par le pancréas. S’il chute, davantage de sucre est libéré dans le sang, ou la personne a faim et consomme une source de sucre. Dans cette autorégulation des forces opposées, de rétroaction positive et négative, le niveau du sang est gardé dans des limites tolérables. Lénine explique cet auto-mouvement dans une note, lorsqu’il écrit :

« La dialectique est la théorie de la façon dont les contraires peuvent être et deviennent identiques – des conditions dans lesquelles ils sont identiques en se changeant l’un en l’autre – des raisons pourquoi l’esprit humain ne doit pas prendre ces contraires pour morts, figés, mais pour vivants, conditionnés, mobiles, se changeant l’un en l’autre. »

Lénine insistait aussi énormément sur l’importance de la contradiction comme force motrice du développement :

« Chacun sait que, dans toute société, les aspirations de certains de ses membres se heurtent à celles des autres, que la vie sociale est pleine de contradictions, que l’histoire nous révèle la lutte entre les peuples et les sociétés, ainsi que dans leur propre sein, et qu’elle nous montre, en outre, une succession de périodes de révolution et de réaction, de paix et de guerre, de stagnation et de progrès rapide ou de décadence. » (Lénine, Karl Marx, 1914)

Cela est encore mieux illustré par la lutte des classes. Le capitalisme requiert une classe capitaliste et une classe ouvrière. La lutte pour la plus- value créée par les travailleurs et expropriée par les capitalistes mène à une lutte irréconciliable qui fournit la base pour un éventuel renversement du capitalisme, et pour la résolution de la contradiction à travers l’abolition des classes.

LA NÉGATION DE LA NÉGATION

Le schéma général du développement historique n’est pas une ligne droite ascendante, mais une interaction complexe dans laquelle chaque pas en avant est seulement réalisé au prix d’un pas en arrière partiel. Ces régressions, à leur tour, sont corrigées à la prochaine étape du développement.

La loi de la négation de la négation explique la répétition, à un niveau supérieur, de certaines caractéristiques et propriétés du niveau inférieur, et le retour apparent de caractéristiques du passé. Il y a une lutte constante entre la forme et le contenu et entre le contenu et la forme, aboutissant éventuellement à l’éclatement de la vieille forme et à la transformation du contenu.

Tout ce processus peut être dépeint comme une spirale, dans laquelle le mouvement revient à sa position de départ, mais à un niveau supérieur. Autrement dit, le progrès historique se réalise à travers une série de contradictions. Quand le stade précédent est nié, cela n’entraine pas son élimination totale. Cela ne balaie pas complètement le stade qui est supplanté.

« L’appropriation capitaliste, conforme au mode de production capitaliste, constitue la première négation de cette propriété privée qui n’est que le corollaire du travail indépendant et individuel. Mais la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. C’est la négation de la négation, » fait remarquer Marx dans le premier volume du Capital.

Engels donne toute une série d’exemples pour illustrer la négation de la négation, dans son livre Anti-Dühring :

« Prenons un grain d’orge. Des milliards de grains d’orge semblables sont moulus, cuits et brassés, puis consommés. Mais si un grain d’orge de ce genre trouve les conditions qui lui sont normales, s’il tombe sur un terrain favorable, une transformation spécifique s’opère en lui sous l’influence de la chaleur et de l’humidité, il germe : le grain disparaît en tant que tel, il est nié, remplacé par la plante née de lui, négation du grain. Mais quelle est la carrière normale de cette plante? Elle croît, fleurit, se féconde et produit en fin de compte de nouveaux grains d’orge, et aussitôt que ceux-ci sont mûrs, la tige dépérit, elle est niée pour sa part. Comme résultat de cette négation de la négation, nous avons derechef le grain d’orge du début, non pas simple, mais en nombre dix, vingt, trente fois plus grand. »

L’orge vit et se développe en revenant à son point de départ, mais à un niveau supérieur. Une graine en a produit plusieurs. Aussi, avec le temps, les plantes ont évolué autant qualitativement que quantitativement. Les générations successives présentent des variations, et sont devenues plus adaptées à leur environnement.

Engels nous donne un autre exemple venant du monde des insectes. « Les papillons, par exemple, naissent de l’œuf par négation de l’œuf, accomplissent leurs métamorphoses jusqu’à la maturité sexuelle, s’accouplent et sont niés à leur tour, du fait qu’ils meurent, dès que le processus d’accouplement est achevé et que la femelle a pondu ses nombreux œufs. »

HEGEL ET MARX

Hegel, qui avait un puissant intellect, nous a éclairés sur beaucoup de choses. C’était une dette que Marx reconnut maintes fois : « Hegel défigure la dialectique par la mystification, ce n’en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d’ensemble de manière consciente et complète ». Néanmoins, le système philosophique de Hegel fut une énorme fausse couche. Il souffrait d’une incurable contradiction interne. La conception de l’histoire de Hegel était évolutionniste, et en elle, rien n’était final ou éternel. Pour Hegel, tout ce qui était réel était rationnel. Mais en utilisant la dialectique hégélienne, on peut également dire que tout ce qui est réel va devenir irrationnel. Tout ce qui existe mérite de périr. En cela réside la signification révolutionnaire de la philosophie hégélienne.

La solution à cette contradiction nous ramena au matérialisme, mais non le vieux matérialisme mécanique, mais celui basé sur les nouvelles sciences et les nouvelles avancées. « Le matérialisme ressuscite enrichi de toutes les acquisitions de l’idéalisme, dont la plus importante, la méthode dialectique, l’étude des phénomènes dans leur développement, leur génération et leur destruction. C’est Karl Marx qui a représenté avec génie cette orientation nouvelle, » écrit Plekhanov. Encouragée par les développements révolutionnaires en Europe de 1830-31, l’école hégélienne se divisa en courants de gauche, de droite et de centre.

Le représentant le plus important de la gauche hégélienne était Ludwig Feuerbach, qui défia la vieille orthodoxie, particulièrement la religion, et replaça le matérialisme au centre des choses. « La nature n’a ni commencement ni fin. Tout en elle est en interaction mutuelle, tout est en même temps effet et cause, tout en elle est multidimensionnel et réciproque… » écrit Feuerbach, ajoutant qu’il n’y a pas de place en elle pour Dieu. « Les chrétiens arrachèrent l’esprit, l’âme, de l’homme de son corps, et firent de cet esprit déchiré et désincarné leur Dieu ». Malgré les limites de Feuerbach, Marx et Engels accueillirent cette nouvelle percée avec enthousiasme.

« Mais, en attendant, » note Engels, « la révolution de 1848 mit toute la philosophie de côté avec la même désinvolture dont Feuerbach avait usé envers Hegel. Et, du même coup, Feuerbach lui-même fut également relégué à l’arrière-plan. » C’était alors à Marx et à Engels d’appliquer la dialectique de manière systématique au nouveau matérialisme, produisant le matérialisme dialectique. Pour eux, la nouvelle philosophie n’était pas une philosophie abstraite, mais une philosophie directement liée à la pratique.

« La dialectique se réduisait à la science des lois générales du mouvement, tant du monde extérieur que de la pensée humaine – deux séries de lois identiques au fond, mais différentes dans leur expression, en ce sens que le cerveau humain peut les appliquer consciemment, tandis que, dans la nature, et, jusqu’à présent, également dans la majeure partie de l’histoire humaine, elles ne se fraient leur chemin que d’une façon inconsciente, sous la forme de la nécessité extérieure, au milieu d’une série infinie de hasards apparents. » (Engels)

Ni Marx ni Engels ne nous ont laissé un ouvrage complet sur la dialectique en tant que telle. Marx était préoccupé avec Le Capital. Engels avait l’intention d’écrire un tel ouvrage, mais il fut trop occupé par le besoin de compléter Le Capital après la mort de Marx. Il a néanmoins écrit largement sur le sujet, particulièrement dans Anti-Dühring et Dialectique de la nature. Lénine a commenté, « si Marx n’a pas laissé de “Logique” (avec une majuscule), il nous a laissé la logique du Capital, et il conviendrait d’en faire pleinement usage pour le problème en question. Dans le Capital, sont appliquées à une science la logique, la dialectique et la théorie de la connaissance (trois mots ne sont pas nécessaires : c’est une seule et même chose) d’un matérialisme qui a pris tout ce qu’il y a de précieux chez Hegel et l’a développé. »

Aujourd’hui, un petit nombre de scientifiques, principalement dans les sciences naturelles, sont devenus conscients de la dialectique, laquelle a ouvert leurs yeux à des problèmes dans leurs champs de spécialisation. La relation entre science et matérialisme dialectique a été pleinement discutée dans l’ouvrage d’Alan Woods et Ted Grant Reason in revolt. Ils ont montré, avec Engels, que la nature est entièrement dialectique. Outre Stephen J. Gould et Niles Eldredge, Richard Levins et Richard Lewontin, qui se considèrent eux-mêmes comme des matérialistes dialecticiens, ont aussi écrit à propos de l’application de la dialectique dans le domaine de la biologie, dans leur livre Le biologiste dialectique :

« Ce qui caractérise le monde dialectique, dans tous ses aspects, tel que nous l’avons décrit, c’est qu’il est constamment en mouvement. Les constances deviennent des variables, les causes deviennent des effets, les systèmes se développent, détruisant les conditions qui leur ont donné naissance. Même les éléments qui apparaissent comme stables sont dans un équilibre dynamique de forces qui peut soudainement devenir déséquilibré, comme lorsqu’un morceau de métal gris d’une taille critique devient une boule de feu plus brillante encore qu’un millier de soleils. Le mouvement n’est pourtant pas uniforme et non- contraint. Les organismes se développent et se différencient, puis meurent et se désintègrent. Les espèces naissent, mais s’éteignent inévitablement. Même dans le simple monde physique, nous ne connaissons aucun mouvement uniforme. Même la terre tournant sur son axe a ralenti au cours des temps géologiques. Le développement des systèmes à travers le temps semble alors être la conséquence de forces opposées et de mouvements opposés.

Cette apparence des forces opposées a donné naissance au concept le plus débattu et difficile, quoique le plus central, de la pensée dialectique : le principe de contradiction. Pour certains, la contradiction n’est seulement qu’un principe épistémique. Elle décrit comment nous en arrivons à comprendre le monde à travers une histoire de théories antithétiques, en contradiction les unes avec les autres, et en contradiction avec les phénomènes observés, qui mène à une nouvelle vision de la nature. La théorie de la révolution scientifique de Kuhn (1962) a quelque chose de cette saveur d’une continuelle contradiction et de sa résolution, qui donne alors naissance à une nouvelle contradiction. Pour d’autres, la contradiction devient une propriété ontologique, pour au moins ce qui concerne l’existence sociale humaine. Pour nous, la contradiction n’est pas qu’épistémique et politique, mais aussi ontologique au sens le plus large. Les contradictions entre des forces sont partout dans la nature, et non pas seulement dans les institutions sociales humaines. Cette tradition de la dialectique remonte à Engels (1880) qui a écrit, dans Dialectique de la nature, que “pour moi, il ne peut être question de construire les lois de la dialectique de la nature, mais plutôt de les découvrir en elle et de les développer à partir d’elle”. » (Le biologiste dialectique, p. 279)

Les marxistes ont toujours mis de l’avant l’unité de la théorie et de la pratique. « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer, » comme Marx l’indiquait dans ses Thèses sur Feuerbach. « Si la vérité est abstraite, elle ne doit pas être vraie », disait Hegel. Toute vérité est concrète. Il nous faut regarder les choses telles qu’elles existent, avec une perspective permettant de comprendre leur développement contradictoire sous-jacent. D’importantes conclusions en découlent, particulièrement pour ceux qui luttent pour transformer la société. Contrairement aux socialistes utopiques qui voyaient le socialisme comme une merveilleuse idée, les marxistes voient le socialisme comme émergeant des contradictions mêmes du capitalisme. La société capitaliste a préparé la base matérielle pour une société sans classes, avec son haut niveau de développement des forces productives, et sa division mondiale du travail. Elle a mis au monde la classe ouvrière, pour laquelle l’existence constitue un conflit constant avec le capitalisme. Sur la base de l’expérience, la classe ouvrière va devenir pleinement consciente de sa position dans la société, et va être transformée, dans les mots de Marx, d’une « classe en soi » en une « classe pour soi ».

La dialectique se fonde sur le déterminisme, mais cela n’a rien à voir avec le fatalisme qui nie toute existence aux accidents dans la nature, la société et la pensée. Le déterminisme dialectique affirme l’unité de la nécessité et de l’accident, et explique que la nécessité s’exprime à travers l’accident. Tous les événements ont des causes, autant les événements nécessaires que les événements accidentels. S’il n’y avait pas de lois causales dans la nature, tout serait dans un état de pur chaos. Ce serait une position impossible où rien ne pourrait exister. Ainsi, toute chose dépend de toute chose, dans une chaîne continue de causes et d’effets. Les événements particuliers ont tous un caractère accidentel ou hasardeux, mais ils n’émergent seulement que comme résultats d’une nécessité plus profonde. En fait, la nécessité se manifeste à travers une série d’accidents. Sans aucun doute, les accidents ont leur place, mais l’essentiel est de découvrir les lois qui déterminent cette nécessité plus profonde.

Du point de vue de l’observation superficielle, toute chose apparait comme accidentelle ou comme l’effet du hasard. Cela apparait notamment lorsque nous n’avons pas de connaissance des lois qui régissent le changement et les interconnections entre les choses. « Partout où le hasard semble jouer à la surface, il est toujours sous l’empire de lois internes cachées, et il ne s’agit que de les découvrir, » remarque Engels dans Ludwig Feuerbach.

Dans la nature, l’évolution de la matière suit un certain chemin, mais la manière, le moment et la forme dans laquelle cette évolution se réalisera dépend de circonstances accidentelles. Par exemple, que la vie ait ou non pu émerger sur Terre dépend de toute une série de facteurs accidentels, comme la présence de l’eau, les différents éléments chimiques, la distance de la Terre au Soleil, l’atmosphère, etc. « C’est de par sa nature même que la matière parvient à former des êtres pensants », affirme Engels, « et, par suite, cela se produit toujours nécessairement, là où les conditions (qui ne sont pas obligatoirement partout et toujours les mêmes) en sont données… ce qui se maintient de manière nécessaire se compose de purs accidents, et le soi-disant accidentel n’est que la forme derrière laquelle se cache la nécessité. »

Les historiens superficiels ont écrit que la Première Guerre mondiale a été « causée » par l’assassinat d’un Prince héritier à Sarajevo. Pour un marxiste, cet événement était un accident historique, dans le sens où cet événement hasardeux a servi de prétexte, ou de catalyseur, pour le conflit mondial qui était déjà rendu inévitable par les contradictions économiques, politiques et militaires de l’impérialisme. Si l’assassin avait raté sa cible, ou si le Prince héritier n’était jamais venu au monde, la guerre aurait quand même eu lieu, sur la base d’un autre prétexte diplomatique. La nécessité se serait exprimée à travers un différent « accident ».

Pour citer Hegel, tout ce qui existe, existe par nécessité. Mais également, tout ce qui existe est condamné à périr, à être transformé en quelque chose d’autre. Ainsi, ce qui est « nécessaire » à un certain moment dans un certain lieu, devient « non-nécessaire » dans un autre. Toute chose engendre son opposé, lequel est destiné à la renverser et à la nier. Cela est vrai des choses individuelles et vivantes, comme des sociétés et de la nature en général.

Tout type de société humaine existe parce qu’il est nécessaire au moment donné où il émerge : « Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours, que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir. » (Marx, Préface à la Critique de l’économie politique)

L’esclavage, en son temps, a représenté un énorme bond en avant par rapport à la barbarie. Ce fut un stade nécessaire dans le développement des forces productives, de la culture et de la société humaine. Comme Hegel l’explique si brillamment : « L’humanité ne s’est pas tant affranchie de l’esclavage qu’à travers l’esclavage. » (Philosophie de l’histoire)

De façon similaire, le capitalisme était à l’origine un stade nécessaire et progressiste dans la société humaine. Cependant, comme le communisme primitif, l’esclavage et le féodalisme, le capitalisme a depuis longtemps cessé de représenter un système social nécessaire et progressiste. Il s’est effondré sur ses propres contradictions internes, et est condamné à être renversé par les forces émergeantes de la nouvelle société grandissant au sein de la vieille, représentée par le prolétariat moderne. La propriété privée des moyens de production et l’État-nation, les caractéristiques fondamentales de la société capitaliste, lesquelles ont à l’origine marqué un grand pas vers l’avant, servent maintenant seulement à enchainer et à saper les forces productives, et à menacer tous les gains obtenus pendant des siècles de développement humain.

Le capitalisme est maintenant un système social totalement dégénéré, qui doit être renversé et remplacé par son opposé, le socialisme, si la culture humaine veut survivre. Le marxisme est déterministe, mais non fataliste. Les hommes et les femmes font l’histoire. La transformation de la société ne peut seulement être réalisée que par des hommes et des femmes luttant consciemment pour leur propre émancipation. Cette lutte des classes n’est pas prédéterminée. La victoire d’un camp ou de l’autre dépend de plusieurs facteurs, et une classe progressiste et montante a beaucoup d’avantages par rapport à la veille force décrépite de la réaction. Mais ultimement, le résultat doit dépendre du côté qui a la volonté la plus forte, la plus grande organisation, et la direction la plus habile et la plus résolue.

La victoire du socialisme marquera un stade nouveau, qualitativement différent de l’histoire humaine. Pour être plus précis, cela marquera la fin de la préhistoire de l’espèce humaine, et le début de l’histoire réelle.

Toutefois, d’autre part, le socialisme marque un retour à la plus ancienne forme de société humaine – le communisme tribal – mais à un niveau bien supérieur, lequel se dresse sur les énormes gains acquis depuis des milliers d’années d’histoire humaine. La négation du communisme primitif par la société de classes est à son tour niée par le socialisme. Une économie de surabondance sera rendue possible par l’application d’une planification consciente sur l’industrie, la science et la technique, établies par le capitalisme, à l’échelle mondiale. En retour, cela rendra superflues, une bonne fois pour toutes, la division du travail, la différence entre le travail manuel et le travail intellectuel, la différence entre la ville et la campagne, et rendra superflue la barbare lutte des classes, afin de permettre enfin à l’espèce humaine d’utiliser ses ressources pour la conquête de la nature : pour reprendre la fameuse phrase de Engels, « c’est le bond de l’humanité, du règne de la nécessité dans le règne de la liberté. »