L’an dernier, les avocats du gouvernement libéral cherchaient désespérément un moyen de bloquer la grève des débardeurs, qui était en train de coûter des milliards aux capitalistes. En raison de leur impopularité, les libéraux ne voulaient pas recourir à une loi spéciale pour forcer le retour au travail. Ils ont trouvé ce qu’ils cherchaient à l’article 107 du Code du travail, qui est depuis devenu leur outil favori pour écraser les grèves.

Avec nos excuses pour le langage abscons, l’article 107 stipule :

Le ministre peut prendre les mesures qu’il estime de nature à favoriser la bonne entente dans le monde du travail et à susciter des conditions favorables au règlement des désaccords ou différends qui y surgissent; à ces fins il peut déférer au Conseil toute question ou lui ordonner de prendre les mesures qu’il juge nécessaires. (Nous soulignons)

Lorsqu’ils ont utilisé l’article 107 contre les débardeurs, les libéraux ont laissé la décision finale au CCRI – bien qu’ils aient ordonné aux travailleurs de reprendre le travail pendant que le CCRI délibérait.

Les libéraux ont poussé l’interprétation plus loin : le ministre du Travail peut ordonner au Conseil canadien des relations industrielles (CCRI) d’imposer quoi que ce soit aux syndicats, à tout moment et pour quelque raison que ce soit. Un courriel envoyé au Conseil et celui-ci imposera l’arbitrage obligatoire, sans même un débat au parlement.

Le gouvernement a depuis utilisé cette disposition à trois reprises. En juin, il a demandé au Conseil d’obliger les travailleurs de WestJet à reprendre le travail. Ce fut un faux départ. En raison de la formulation vague de la directive, le Conseil n’a pas immédiatement mis fin à la grève, contrairement à ce que souhaitaient les libéraux.

Ils n’ont pas refait la même erreur. En clarifiant la formulation, les deux autres fois ont réussi. Ils ont contraint les cheminots en lock-out à un arbitrage obligatoire en août, et ont récemment fait de même avec les débardeurs de Colombie-Britannique, de Montréal et de Québec. Le CCRI, prétendument « indépendant », s’est plié à toutes ces demandes, déclarant même qu’il n’avait pas le droit de contredire le ministre du Travail.

L’effet est manifeste. Avec ce nouveau tour de passe-passe, le ministre du Travail est le « roi du droit du travail » et les syndicats sont ses sujets, pour reprendre les termes des professeurs de droit du travail David Doorey et Sandrine Haentjens.

Comment en sommes-nous arrivés là?

Bien des gens n’avaient probablement jamais entendu parler du CCRI avant cette année. Et pour cause : jusqu’à récemment, les grèves les plus importantes étaient attaquées non pas avec l’article 107, mais par des « lois spéciales de retour au travail ». Cela a longtemps été la méthode de prédilection pour briser les grèves.

Quelques exemples : les postiers ont été confrontés à des lois de retour au travail en 2011 et en 2018. Le gouvernement a écrasé les débardeurs de Montréal en 2021 avec une telle loi. Des lois de retour au travail ont également été utilisées à l’échelle provinciale, notamment contre les travailleurs de la construction au Québec en 2013 et en 2017. La liste est loin d’être exhaustive.

La règle générale était que toute grève importante ayant un impact sur les profits faisait l’objet d’une loi spéciale, en particulier lorsqu’elle menaçait les profits de la classe capitaliste dans son ensemble. 

Le Conseil

Pourquoi donc ce passage à l’utilisation du CCRI? Le recours aux lois de retour au travail est devenu risqué.

La grève des travailleurs de l’éducation du SCFP en Ontario en 2022 a marqué un tournant. Les travailleurs ont défié la loi de retour au travail qui leur était imposée et d’autres syndicats ont menacé d’organiser une grève générale pour les soutenir. Face à la puissance de la classe ouvrière, le gouvernement a dû battre en retraite, la queue entre les jambes. Cela a démontré que les lois de retour au travail peuvent être vaincues. Les gouvernements doivent désormais réfléchir à deux fois avant d’y recourir.

Mais l’enjeu va plus loin. Les libéraux ne tiennent plus qu’à un fil. Il n’est pas certain qu’ils parviendraient à faire adopter une loi de retour au travail par le Parlement. Personne ne veut être vu en train d’écraser les travailleurs. Mais la crise du capitalisme exige que les patrons fassent baisser les salaires, de sorte que les capitalistes ont toujours besoin que leur gouvernement intervienne et les aide à briser les grèves.

Pour se sortir de cette impasse, le nouveau tour de passe-passe du gouvernement avec le CCRI est parfait. Au lieu de la lourde procédure de dépôt d’une loi et de débat au parlement qui l’accompagne – lors duquel le NPD essaie généralement de bloquer la loi et risque même d’essayer de renverser le gouvernement – des courriels sont échangés derrière des portes closes. Au lieu du gouvernement, c’est techniquement le CCRI qui met fin à la grève. Cela permet au gouvernement de sauver la face.

Guerre des classes

Aussi scandaleux que cela puisse paraître, les violations des droits des travailleurs sont inscrites dans l’ADN de notre époque.

Pendant le boom de l’après-guerre, les capitalistes pouvaient se permettre d’acheter la paix sociale et de garantir un certain niveau de vie. Au moins, un semblant de démocratie et de droit de grève a été maintenu. Cela a créé des illusions dans la démocratie bourgeoise : si vous respectez les règles, vous obtiendrez un traitement équitable. 

Aujourd’hui, les capitalistes ont plus que jamais besoin de briser les grèves. Le système en crise exige qu’ils fassent baisser les salaires et les niveaux de vie. Mais les travailleurs ne se laisseront pas faire. Considérant la puissance de la classe ouvrière aujourd’hui, les grèves représentent une trop grande menace, même lorsqu’elles suivent les règles et les canaux réguliers. 

Cette contradiction pousse la classe dirigeante à chercher des moyens astucieux et non démocratiques pour briser les grèves. De plus en plus, elle est prête à violer même le semblant de démocratie actuelle pour y parvenir. C’est exactement ce que représente cette utilisation du CCRI. Le ministre du Travail peut mettre fin à une grève par décret, en contournant toutes les voies démocratiques.

Mais jouer avec l’article 107 comporte ses propres risques. Si le gouvernement ne respecte plus ses propres règles, les travailleurs se demanderont pourquoi ils devraient le faire. Cette situation est très dangereuse pour le système, qui dépend des illusions des gens envers la démocratie.

Il s’agit là d’un pas de géant dans un processus de dissipation chez des millions de personnes de la croyance selon laquelle l’État capitaliste est un arbitre neutre. Ces dernières comprendront de plus en plus que pour défendre ses intérêts, la classe ouvrière ne peut se soumettre aux gouvernements capitalistes. Ce processus prendra mènera à une situation révolutionnaire, alors que les travailleurs verront que ce système ne peut pas garantir même leur maigre niveau de vie.

La paix des classes est en train de mourir. L’époque de la guerre des classes est arrivée. Le mouvement ouvrier doit reconnaître ce fait et en tirer toutes les conclusions qui en découlent. Cela signifie tout d’abord que les décrets de l’État – qu’il s’agisse de lois de retour au travail ou de décisions du CCRI – ne peuvent pas être respectés. Ils doivent être défiés. Lorsque les dirigeants syndicaux se soumettent à ces décrets – ce qu’ils font presque toujours – la seule arme des travailleurs, la grève, est perdue. Et sans la menace de la grève, les contrats pourris se succèdent et les niveaux de vie s’effondrent en conséquence. Pour aller de l’avant, le mouvement ouvrier a besoin des idées révolutionnaires de lutte de classe.