La mort d’une fillette de sept ans des suites de maltraitance, à Granby, au début du mois de mai, a mis en lumière une tragédie qui se déroule à l’échelle du Québec : celle du sous-financement de la protection de la jeunesse. Ce manque de moyens financiers et matériels, résultat de décennies de politiques d’austérité, a des conséquences terribles. Mais au-delà du financement de la santé et des services sociaux, de tels drames tirent leur source dans la pauvreté et la misère grandissantes dans nos sociétés.
C’est dans ce contexte tragique que les Directeurs de la Protection de la Jeunesse (DPJ) se trouvent sous le feu des attaques. Ces organismes sont pointés du doigt comme étant les principaux coupables dans cette affaire, du fait de leur inaction et de leur incapacité à prendre les mesures nécessaires pour prévenir la mort de l’enfant. Le fait qu’une situation comme celle-ci puisse se produire malgré les nombreux signalements provoque de la colère et des interrogations légitimes dans la population. Néanmoins, il est essentiel de se pencher sur la situation des DPJ, pour comprendre pourquoi un tel drame a pu arriver, et pourquoi cela arrivera encore si des mesures concrètes et immédiates ne sont pas prises.
Les DPJ en crise
Les DPJ ont pour rôle d’intervenir auprès des enfants et des parents afin de « mettre fin à la situation qui compromet la sécurité ou le développement de l’enfant » et pour « éviter que cette situation se reproduise ». Les nombreux intervenants et intervenantes du réseau d’aide (travailleuses sociales, psychologues, éducatrices, etc.) reçoivent quotidiennement des signalements, les évaluent, puis font le suivi des dossiers retenus. Quelques chiffres donnent un aperçu du problème auxquels ils sont confrontés. Selon le dernier bilan annuel, 96 014 signalements ont été reçus en 2018, soit une moyenne de 263 signalements par jour. Sur ce total, 38 945 ont été retenus, ce qui correspond à une augmentation de 11,6% depuis l’année 2015-2016. Au total, ce sont 33 244 enfants qui ont fait l’objet d’au moins un signalement retenu en 2017-2018, soit autant de dossiers à traiter pour les intervenants et intervenantes en première ligne.
Bien que l’on constate une augmentation du nombre de signalements depuis ces dernières années, on ne peut pas en dire autant de l’allocation de ressources aux DPJ. En 2015, la réforme du réseau de la santé et des services sociaux adoptée par les libéraux a conduit à la suppression de 1300 postes de gestionnaires du réseau. Le système de la protection de la jeunesse a été englobé dans les Centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS), ce qui a donné lieu à toute une série de couacs administratifs dans le suivi des dossiers. Autrefois intégrés dans une structure spécialisée pour la protection de la jeunesse, ces services ont été fusionnés dans une structure plus large, mal adaptée pour cette tâche particulière. Le budget 2019-2020 du ministère de la Santé et des Services sociaux, auquel les DPJ sont reliés, n’a augmenté que d’à peine plus de 1%. Ceci est nettement insuffisant pour pallier à la croissance des besoins dans ce secteur. Pourtant, cela fait déjà plusieurs années que les intervenants tirent la sonnette d’alarme à propos de la dégradation de leurs conditions de travail et de la qualité des services dispensés.
Des intervenants épuisés
Le secteur de la santé et des services sociaux souffre d’une grave pénurie de main-d’oeuvre. Une conséquence immédiate est l’augmentation des listes d’attente pour le traitement des dossiers dans les centres jeunesse. En Montérégie par exemple, 598 dossiers sont en attente de traitement. Ceci est loin d’être une situation isolée. Au niveau du Québec tout entier, le nombre de dossiers en attente dépasserait le chiffre de 3000. Les travailleurs et travailleuses en centre jeunesse se trouvent face à une surcharge de travail considérable. Une pression constante leur est imposée pour traiter plus de dossiers, plus rapidement. Pire encore, La Presse a révélé dans un article que des quotas sont imposés aux intervenants, ce qui a un impact négatif sur la qualité des évaluations et mène à une hausse du taux de re-signalement.
Les intervenants doivent également traiter avec des cas de plus en plus difficiles. En 2017-2018, les signalements retenus pour abus physique, risque sérieux d’abus physique ou mauvais traitements psychologiques ont augmenté. Ce sont des situations difficiles auxquelles les travailleurs sociaux sont quotidiennement confrontés, et qui nécessitent un suivi approfondi. Constamment sous pression, avec de plus en plus de dossiers à traiter, le risque d’erreurs humaines augmente, avec les conséquences dramatiques que l’on connaît. Cette peur est un poids à porter pour des intervenants déjà épuisés, tant physiquement que psychologiquement. À cela s’ajoute le fait qu’ils font aussi face à de l’intimidation. Une intervenante faisait part de sa détresse: « On travaille avec de l’agressivité. On travaille avec des parents qui ne souhaitent pas nous laisser entrer. On travaille avec des enfants très vulnérables. »
Cette combinaison de facteurs provoque le départ de nombreux intervenants. En 2018, 737 travailleurs ont quitté le réseau des services sociaux à travers tout le Québec, et le taux de roulement dans les centres jeunesse dépasse les 10%. En plus d’alimenter la pénurie de personnel, cela a pour effet de diminuer le niveau d’expérience des intervenants, qui ne peuvent bénéficier de l’encadrement de collègues plus anciens. De telles conditions de travail découragent aussi de potentielles jeunes recrues. « Pour le même salaire, pourquoi travailler dans ces conditions-là, avec une clientèle difficile et une tonne de pression? », commentait un travailleur social.
Un plan immédiat d’investissements est nécessaire
Au cours des jours qui ont suivi la nouvelle du décès, les partis politiques se sont succédé à grands coups de déclarations larmoyantes et d’accusations à demi-mot contre la DPJ. Particulièrement hypocrites étaient les déclarations des libéraux qui ont présidé l’une des pires périodes d’austérité de l’histoire du Québec. Hélène David, porte-parole libérale en matière de services sociaux, s’interrogeait : « Comment se fait-il qu’une situation aussi délicate et dangereuse ait passé à travers les mailles du filet? ». Un coup d’oeil dans le miroir lui permettrait de trouver la réponse à sa question, puisque ce sont les libéraux eux-mêmes qui ont coupé dans ces services durant leurs années au gouvernement.
L’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité une motion proposée par QS soulignant la nécessité d’investir dans le domaine de la protection de l’enfant « dans des délais raisonnables ». Mais pourquoi faut-il attendre que de tels drames se produisent pour que des ressources financières soient débloquées? La commission parlementaire transpartisane sur la protection de la jeunesse, confirmée par la CAQ, est bien loin d’être une réelle solution aux problèmes pressants qui touchent les DPJ. Cette commission spéciale a jusqu’en novembre 2020 pour remettre son rapport. Mais c’est dès maintenant qu’il faut agir, et non dans 18 mois!
Il est urgent de réparer le champ de ruine laissé par l’austérité des dernières années et réinvestir dans le système de santé et de services sociaux. Il faut notamment une embauche immédiate massive d’intervenants dans les centres jeunesse. Cela passe par une revalorisation de la profession, notamment avec une augmentation des salaires et une amélioration des conditions de travail, par exemple en supprimant le système de gestion par des quotas. Plus que cela, il faut concrètement aider les familles en leur donnant toutes accès à des garderies, des écoles et des services de santé de qualité, et ce gratuitement.
Il est possible que la CAQ finisse par donner des miettes aux DPJ afin de satisfaire une opinion publique ébranlée par la tragédie. Néanmoins, le problème est bien plus profond et endémique que ce que nous avons pu aborder ici. Selon le dernier rapport des Banques alimentaires du Québec, les demandes de banques alimentaires sont en hausse de pas moins de 25% depuis l’an dernier, et la distribution de repas gratuits a augmenté de 50% depuis trois ans chez les enfants. Ce n’est pas nécessairement parce que ces gens ne travaillent pas, mais parce que leur salaire ne suffit simplement pas à payer l’épicerie. Des faits comme ceux-ci démontrent la faillite d’un système qui n’a rien à offrir aux travailleurs et travailleuses.
Le problème va donc bien au-delà du financement du filet social et des services aux familles, et touche au coeur de l’organisation économique de la société. Le capitalisme ne suit qu’une seule logique, celle du profit, et n’a que faire des pressions terribles qu’il fait peser sur les familles les plus pauvres. Dans sa ruine, il entraîne la destruction des liens familiaux et sème la violence dans toutes les sphères de la vie sociale. C’est seulement par le renversement du système capitaliste et par l’avènement du socialisme que nous pourrons construire les bases d’une société capable d’offrir à tous les enfants un avenir digne de ce nom.