Après des semaines de rumeurs, le Parti québécois a finalement dévoilé les détails de sa « Charte des valeurs québécoises ». D’après le gouvernement péquiste, la charte est nécessaire pour le maintien des traditions établies lors de la révolution tranquille, en assurant une séparation claire de l’Église et de l’État, et la protection de la société québécoise contre les dangers de l’endoctrinement religieux. Toutefois, nombreux sont ceux qui y voient avec raison une tentative de blâmer les minorités ethniques et religieuses pour la crise que traverse la société québécoise et de monter un secteur de la classe ouvrière contre l’autre.
La « Charte de la laïcité », comme on la surnomme, propose de bannir la plupart des symboles religieux des institutions publiques, notamment d’interdire aux travailleuses de la fonction publique de porter le hijab, le voile musulman.
La plupart des critiques soulevées contre cette charte s’arrêtent au fait que le PQ ne propose pas de traiter toutes les religions également. En effet, par un geste d’hypocrisie typiquement péquiste, la Charte propose de conserver les symboles religieux chrétiens dans les institutions publiques. Pour Bernard Drainville, ministre responsable des Institutions démocratiques et de la Participation citoyenne: « Le crucifix est là pour rester, au nom de l’histoire et de l’héritage. » La croix restera au sommet du Mont-Royal, et le crucifix sera au mur de l’Assemblée nationale. Vu le but prétendu de la Charte, garder le crucifix de l’Assemblée nationale est particulièrement ironique : il a été accroché sous la législature du Premier ministre despotique Maurice Duplessis dans les années 1930, pour symboliser l’unité de l’Église et de l’État ! Le gouvernement n’a pas non plus fait d’annonce au sujet de Jean Tremblay, le maire de Saguenay, à qui la Cour d’appel a accordé le droit d’ouvrir chaque séance du conseil local par une prière chrétienne. Drainville a aussi été pris de court quand on lui a demandé si les élus et les témoins en cour continueraient à jurer sur la Bible. Apparaissant confus, il a répondu : « Mon dieu… on vous reviendra tout de suite. »
Le soutien populaire pour le PQ s’est effondré rapidement depuis sa victoire électorale de l’automne 2012. Depuis qu’ils ont été élus, Pauline Marois et son gouvernement ont renié la plupart de leurs engagements électoraux. Dans le budget du printemps dernier, le PQ a proposé la plus petite hausse des dépenses dans le secteur public des 14 dernières années. Pour cette raison, la charte est une bouée de sauvetage pour le gouvernement Marois, en ce qu’elle fait oublier ses promesses brisées tout en semant la discorde dans la société québécoise.
Cela nous montre que ce débat n’a rien à voir avec le laïcité ou avec la séparation entre l’Église et l’État : le PQ joue le jeu politique de l’identité pour diviser les travailleurs et obtenir des votes à la manière de l’ADQ en 2007. L’effet immédiat pour le PQ est qu’il en est à son plus haut taux d’appui depuis les élections, ayant un support massif surtout en provenance du Québec rural. Après une chute drastique dans les sondages due à son maintien du programme d’austérité des libéraux, le PQ se retrouve maintenant nez-à-nez avec eux, quoique certains signes tendent à démontrer que ce support s’effrite.
Or, les machinations du PQ ont aussi encouragé certains des éléments les plus extrêmes de la société québécoise à s’attaquer à la communauté musulmane. Dans la ville de Saguenay, une mosquée a été profanée, ses murs recouverts de sang de porc. Partout dans la province, on rapporte que des musulmanes ont été harcelées et dénigrées pour avoir porté le hijab. Cette persécution des autres religions a été amplifiée par les commentaires faits par des membres de l’Assemblée nationale. Pauline Marois elle-même a déclaré que le hijab était « une forme de soumission » et qu’elle avait peur que des travailleuses de garderie en position d’autorité puissent inciter des enfants à pratiquer la religion.
Il s’avère que les nouvelles ne sont pas toutes bonnes pour le PQ. Depuis le lancement de la charte, elle a provoqué une réaction intense, surtout dans la métropole multiculturelle de Montréal. En deux jours seulement, plus de 12 000 personnes ont signé une pétition, et plus de 50 000 personnes sont sorties manifester contre la charte le 14 septembre. À mesure que les détails de la Charte ont été révélés, le support qu’elle recevait a diminué, de 57% à 43 %, avec 42% du Québec s’y opposant. L’opposition est plus forte encore dans les deux plus grandes villes de la province, avec presque 60% des répondants s’y opposant à Montréal et Québec. Des centaines de groupes communautaires se sont élevés contre la Charte, ainsi que la majorité des politiciens municipaux et fédéraux de Montréal. Nous avons même pu assister aux premières divisions au sein du mouvement nationaliste lui-même; la députée fédérale Maria Mourani a été expulsée du caucus du Bloc Québécois après s’être opposée publiquement à la Charte, ce qui a réduit la présence du Bloc aux communes à quatre sièges.
Même si l’opposition à la Charte s’organise rapidement, le PQ reste en avance sur sa position initiale : il aurait gagné 6 % d’intention de vote et la satisfaction envers le gouvernement aurait augmenté de 10 points.
Les efforts du PQ pour diviser la classe ouvrière ont un certain succès si on se fie à la réaction du mouvement ouvrier au débat sur la Charte. Le principal syndicat des enseignants du Québec, la Fédération autonome de l’enseignement, qui représente 32 000 membres partout dans la province, s’est positionné contre la Charte. Son président, Sylvain Mallette, a présenté la position du syndicat lors d’une entrevue : « Nous ne partirons pas à la chasse aux sorcières pour voir qui porte un hijab, une croix ou une kippa… Nous défendrons le droit de nos membres à travailler. »
De l’autre côté, le Syndicat de la fonction publique du Québec, représentant 42 000 travailleur-ses, a publiquement donné son appui à la Charte. Cette situation malencontreuse sera utilisée pour créer des conflits dans le mouvement ouvrier et faire oublier aux syndicats du secteur public de s’unir dans leur lutte contre les compressions budgétaires du PQ, qui gèle et coupe des salaires dans leur secteur. De plus l’économie québécoise a perdu 44 000 emplois. En brandissant le spectre de la charte, le gouvernement a orchestré une diversion pour cacher le fait que le PQ est complètement incapable de nous mener hors de l’allée sombre de la crise capitaliste.
Le mouvement ouvrier doit se rappeler que les « valeurs québécoises » que le Parti québécois et ses amis des grandes entreprises défendent vraiment se calculent en argent. La soi-disant « Charte des valeurs québécoises » n’est rien de plus qu’une distraction pour diviser le mouvement afin de faire passer sans opposition le vrai programme du PQ, c’est-à-dire des coupures dans les services publics et des avantages fiscaux pour les corporations. Marois elle-même l’a admis quand elle a déclaré être très heureuse de ce que son équipe a accompli pour le Québec en restaurant la paix sociale, en référence au rôle du PQ dans l’affaiblissement du mouvement étudiant. Voilà les vraies valeurs qui comptent pour la classe dirigeante du Québec.
Le leadership de Québec solidaire a, malheureusement, lui aussi été aveugle aux véritables buts de la charte du PQ. Au lieu de souligner qu’elle est une distraction des véritables crises sociales auxquelles font face la jeunesse et les travailleur-ses du Québec, les déclarations de QS ont été plutôt conciliantes envers la Charte. Même s’il la désapprouve formellement, le parti annonce sur la première page de son site web que « Québec solidaire accueille favorablement plusieurs orientations proposées par le ministre Drainville. » Non seulement le leadership de QS n’a pas réussi à exposer les racines bourgeoises du PQ, mais il ne fait pas assez pour condamner les politiques discriminatoires et polarisantes du gouvernement Marois et l’effet que cela pourrait avoir sur l’unité du mouvement ouvrier québécois. Québec Solidaire doit clairement montrer qu’il n’est pas l’aile gauche du PQ. La même critique pourrait être adressée au NPD fédéral, qui, jusqu’à très récemment, n’avait émis aucune opinion sur la Charte. Au fédéral comme au provincial, les libéraux se sont empressés de revêtir le manteau du multiculturalisme, dans un effort d’attirer les immigrants et les anglophones de la classe ouvrière qui sont dégoûtés par la Charte du gouvernement provincial et se sentent marginalisés par ses actions. Le refus de QS et du NPD d’adopter une ligne de classe claire contre les actions populistes de diversion du PQ redonne vie aux libéraux du Québec, en particulier à Montréal. Au lieu de rejoindre QS ou le NPD, ces travailleurs rejoignent un parti qui représente les mêmes intérêts de classe que le PQ, et qui continuera ses assauts sur leurs droits et leurs conditions de vie. Plus que jamais, le mouvement ouvrier, Québec Solidaire et le NPD doivent formuler des demandes qui appellent à l’unité des travailleurs et de la jeunesse, de toutes les origines nationales, contre l’austérité du PQ, des conservateurs et des libéraux.
Il y a peu de chance que cette charte soit un jour complètement mise en œuvre. Le gouvernement du Québec congédiera-t-il vraiment les gens qui contreviennent à la charte ? Les syndicats resteront-ils inactifs alors que le gouvernement persécute leurs membres ? Et qu’est-ce qui arrivera aux municipalités qui refuseront de suivre la Charte, comme Montréal a promis de le faire ? Même si elle n’a au final aucun pouvoir légal, elle aura servi sa cause en tant qu’acrobatie politique – elle aura distrait tout le monde des promesses brisées du PQ et de son maintien des mesures d’austérités libérales, et aura affaibli et divisé le mouvement ouvrier québécois.
Encore une fois, même si la Charte ne produit au final qu’un effet limité, il est vital que le mouvement ouvrier lance une campagne qui soulignera les véritables buts de la Charte. Une campagne de défiance massive de la part des syndicats du secteur public mettrait fin rapidement à la pièce de théâtre politique du PQ., révélant son caractère inoffensif à toute la société québécoise. Plus important encore, elle aiderait à montrer aux travailleur-ses et à la jeunesse de toutes les nationalités que leurs ennemis ne sont pas leurs frères et sœurs de classe mais les patrons du Québec qui tentent de prendre avantage des divisions dans la société pour préserver leur domination sur nous.