En France, une coalition en vue des élections législatives de juin prochain vient d’être formée entre la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, le Parti vert, le Parti communiste français et le Parti socialiste : la « Nouvelle union populaire écologique et sociale » (NUPES). Dans cet article, nos camarades français du journal Révolution expliquent pourquoi la France insoumise se trompe en acceptant une telle alliance avec ces vieux partis discrédités.
Dès le mois de janvier 2021, Révolution a soutenu la candidature de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle. Alors, l’essentiel de notre critique portait sur le caractère réformiste du programme de la France insoumise (FI). A présent, dans la perspective des élections législatives, notre critique doit aussi porter sur la stratégie qui est mise en œuvre par la direction de la FI. Du point de vue de la lutte contre la droite et la classe dirigeante, la « Nouvelle union populaire écologique et sociale » (NUPES) est une grave erreur.
D’emblée, écartons l’argument selon lequel la NUPES est forcément une bonne idée, puisque la droite la critique violemment. En réalité, la droite ne cesse pas, en toutes circonstances, de fustiger la gauche en général – et la FI en particulier. Dans la perspective des législatives, elle cherche à exploiter les contradictions internes de la NUPES, dans le but d’en miner le potentiel électoral. Elle tente d’effrayer les électeurs de Jadot, Hidalgo et Roussel, en leur disant, en somme : « Vous, braves gens, n’allez tout de même pas cautionner cette alliance avec le populisme, le poutinisme et l’islamo-gauchisme de Mélenchon ? », et ainsi de suite. Pour donner plus de force à leurs propos, les politiciens de droite prennent des airs gravissimes et scandalisés. Ce numéro de clown sera joué en boucle sur les plateaux de télévision, ces six prochaines semaines. Il n’est pas sérieux d’en déduire que la NUPES est une idée géniale qui terrorise la bourgeoisie française.
« Rancune » et trahisons
Pour défendre la NUPES, Mélenchon appelle ses partisans à ne pas nourrir de « rancune » à l’égard des dirigeants du PS, des Verts et du PCF, qui ont tous œuvré à l’élimination du candidat de la FI, le 10 avril dernier. Cet argument psychologique est très faible, car il fait totalement abstraction des profondes causes politiques du discrédit massif qui frappe les directions du PS, des Verts et du PCF. Ce discrédit ne découle pas uniquement de l’attitude de ces directions lors de la campagne des présidentielles ; il découle aussi et surtout d’une expérience de plusieurs décennies, faite de renoncements et de trahisons de « la gauche ». C’est à la lumière de cette expérience et de l’orientation actuelle du PS, des Verts et du PCF, qu’on doit juger la NUPES – et non à partir d’une psychologie politique de comptoir.
Depuis le « tournant de la rigueur » de 1982-83, sous la présidence de François Mitterrand, le PS n’a pas cessé de dériver vers la droite [1]. Au point où en sont les choses, aujourd’hui, on ne voit plus très bien ce qui distingue les dirigeants du PS des dirigeants de LREM, sur le plan idéologique. D’ailleurs, un certain nombre de dirigeants du PS ont rallié LREM, et d’autres s’y préparent. De son côté, la direction du PCF a suivi la longue dérive droitière du PS comme un chien suit son maître : la survie de son « réseau d’élus » – tissé dans des alliances avec le PS – en dépendait. Or Dieu sait que le réseau d’élus pèse beaucoup plus lourd, dans le cœur des dirigeants du PCF, que les idées de Marx et de Lénine. Enfin, les dirigeants des Verts se sont adaptés sans difficulté à cette situation. Ces solides partisans du « libre marché » ont exploité cyniquement la crise environnementale – non dans le but de sauver la planète, mais dans le but de constituer, de nourrir et d’arroser leur propre réseau d’élus.
Entre 1997 et 2002, tout ce petit monde s’est retrouvé dans le gouvernement de la « gauche plurielle », dirigé par Lionel Jospin, et y a mené une politique de privatisations massives, entre autres mesures réactionnaires. La présidentielle d’avril 2002 en fut la sanction politique sans appel : élimination du PS au premier tour ; débâcle du PCF (3,4 %) ; qualification de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour ; réélection de Jacques Chirac. Dix ans plus tard, sous la présidence de François Hollande, un nouveau gouvernement « de gauche » (PS et Verts) a poussé encore plus loin les renoncements et les trahisons. Dans le contexte d’une profonde crise économique, Hollande a lancé plusieurs offensives contre la jeunesse et le salariat, dont la première loi Travail. Quant à la direction du PCF, elle n’a pas participé à ce gouvernement, mais s’est avérée incapable de rompre avec l’appareil « socialiste ». Aux élections locales, elle a multiplié les alliances avec le PS, en dépit de l’énorme discrédit qui frappait ce dernier.
Tel était le contexte général de l’émergence et du succès de la FI, en 2017. Aux yeux de millions de jeunes et de travailleurs radicalisés par la crise du capitalisme, la FI ouvrait la perspective d’une rupture avec les politiques d’austérité dont la « vieille gauche » avait assumé la mise en œuvre. Mélenchon lui-même ne cessait de fustiger cette « vieille gauche », et en particulier le PS. En dépit de vacillations et d’erreurs droitières, ces cinq dernières années, la FI a conservé une base sociale de masse, et Mélenchon le soutien d’une très large majorité des couches les plus conscientes de la jeunesse et du salariat [2]. Avec 22 % des voix, le 10 avril dernier, la FI a consolidé son écrasante domination, à gauche. Le PCF a voulu « se compter » : 2,3 %. Le « centre gauche » a été laminé : 4,6 % pour les Verts, 1,7 % pour le PS.
La pêche aux naufragés
C’est la contradiction centrale de la NUPES : alors que l’élection présidentielle a marqué une nouvelle étape de la polarisation politique (vers la droite et vers la gauche), la direction de la FI a choisi d’aller contre ce courant – qui l’a portée à 22 % – et de « tendre la main » non seulement au PCF, mais également au PS et aux Verts. Sans surprise, les trois grands naufragés ont avidement saisi la main tendue : sans elle, et sans l’accord qui a été conclu, ils étaient tous menacés de disparaître de l’Assemblée nationale, ce qui aurait marqué leur totale faillite, dans tous les sens du terme (y compris financier).
Au regard des bilans politiques du PS et des Verts, ces deux dernières décennies, on se demande en quoi leur faillite porterait atteinte aux intérêts de la classe ouvrière. La même question se pose, hélas, à propos du PCF [3]. Toujours est-il que les trois grands naufragés ont été provisoirement « sauvés ». La FI les a repêchés et leur a cédé un nombre impressionnant de circonscriptions : 220, au total, dont plus de 60 sont réputées « gagnables ». Dans les appareils dirigeants de la NUPES, on sabre le champagne, on lève son verre aux émouvantes retrouvailles de « toute la gauche », et on invite le bon peuple à faire de même, à liquider les vieilles « rancunes » et à fêter cet événement « historique ».
Cette comédie suscite l’adhésion d’une partie des militants et sympathisants de la FI. Ils y voient une possibilité de battre la droite. Ils espèrent qu’à défaut d’occuper l’Elysée, Mélenchon occupera Matignon. On peut le comprendre. Mais il faut ouvrir les yeux : compte tenu du discrédit massif qui frappe le PS, les Verts et le PCF, la NUPES ne va probablement pas susciter beaucoup d’enthousiasme parmi les millions d’électeurs abstentionnistes du premier tour de la présidentielle, ou encore parmi les millions de travailleurs, de pauvres et de chômeurs qui, en réaction aux trahisons de la « gauche traditionnelle », sont allés constituer une nette majorité de l’électorat du RN. Enfin, même parmi les 7,7 millions d’électeurs de Mélenchon, le 10 avril dernier, la NUPES ne va pas susciter un enthousiasme général, en particulier dans les 220 circonscriptions qui ont été cédées aux trois naufragés de l’élection présidentielle.
L’« accord programmatique »
Dans la mesure où elle contredit les dynamiques politiques les plus profondes, dans l’électorat populaire, la NUPES ne sera probablement pas majoritaire à l’Assemblée nationale, en juin prochain. Mais il faut aller plus loin : même si la NUPES remporte les élections législatives, Mélenchon ne pourra pas s’appuyer sur cette majorité pour mettre en œuvre son programme, car la plupart des députés verts et socialistes ne résisteront pas 48 heures à la pression de la classe dirigeante, qui s’opposera fermement à la mise en œuvre de ce programme.
On nous répondra que les Verts et le PS ont signé un « accord programmatique » avec la FI, et pas seulement une répartition des circonscriptions. Mais encore une fois, si les Verts et le PS ont signé bien des choses qu’ils n’auraient jamais signées il y a un mois, c’est seulement parce qu’ils étaient menacés de totale faillite. Le soi-disant « accord programmatique » ne repose pas sur les convictions des dirigeants du PS et des Verts ; il repose uniquement sur leur peur de disparaître, politiquement. Une fois élus, les députés verts et socialistes reprendront leur « liberté ». Ils inventeront d’impérieuses raisons de rompre l’accord programmatique. Il faut être très naïf pour ne pas le comprendre – et pour accorder le moindre crédit aux déclarations des « négociateurs » de la FI qui, pour masquer l’évidence, se disent très favorablement impressionnés par le fulgurant virage à gauche des Verts et du PS, ces dernières semaines. Ces déclarations de dirigeants de la FI parachèvent la transformation de cette comédie en une mauvaise farce.
En réalité, ce ne sont pas les Verts et le PS qui virent à gauche ; c’est la direction de la FI qui vire à droite. Les dirigeants de la FI peuvent bien déclarer ce qu’ils veulent ; ils peuvent même tatouer le portrait de Che Guevara sur l’épaule d’Olivier Faure, si ça leur chante ; le fait est que les textes des « accords » reflètent non seulement les « concessions » des Verts et du PS, mais aussi des concessions – vers la droite – des dirigeants de la FI. En sauvant les Verts et le PS de la noyade, la FI a viré à droite : tel est le résultat net de cette affaire.
La NUPES ne peut que miner le capital politique accumulé par la FI dans les couches les plus radicalisées de la jeunesse et de notre classe. Par ailleurs, cela complique sérieusement la possibilité, pour la FI, de gagner davantage de soutien parmi les millions de travailleurs, de chômeurs et de pauvres qui, face aux trahisons successives du PS, des Verts et du PCF, se sont réfugiés dans l’abstention ou dans le vote RN. En bref, cette erreur engage la FI sur la même trajectoire que Podemos et Syriza ; si elle n’est pas corrigée à temps, la FI connaîtra le même sort.
Conséquences
L’argument suivant est avancé : « sans la NUPES, la défaite de la FI était pratiquement certaine, aux élections législatives ». Nous ne prétendons pas le contraire. Compte tenu du résultat de l’élection présidentielle, une victoire de la FI, sous son propre drapeau, était très improbable. Et pour cause : à la présidentielle, la « gauche radicale » (FI, PCF, LO et NPA) a progressé, au total, de 1,3 million de voix entre 2017 et 2022, mais l’extrême droite a progressé, elle, de 2 millions de voix. Autrement dit, la polarisation sur la droite a été plus rapide que la polarisation sur la gauche. Par ailleurs, il y a eu 2,3 millions d’abstentionnistes de plus qu’en 2017.
Une telle dynamique politique – qui est liée, pour partie, aux erreurs des dirigeants de la FI depuis 2017 – peut difficilement être inversée au cours des six prochaines semaines qui séparent l’élection présidentielle des élections législatives. Mais il n’est pas vrai que la NUPES règle ce problème. Au contraire, il l’aggrave, car il aggrave et amplifie les erreurs droitières de la FI, ces dernières années. Malgré le rejet massif de Macron, dans le pays, la NUPES aura le plus grand mal à inverser la dynamique électorale constatée dans les urnes, le 10 avril dernier. Les bénéfices électoraux de « l’unité » seront probablement compensés par les effets négatifs – sur le plan électoral – du virage à droite de la FI. Mais surtout, au-delà de son sort électoral, la NUPES mine la capacité de la FI à progresser dans les couches les plus exploitées et opprimées de la population.
A l’inverse, une campagne offensive de la FI, sur un programme radical et sous son propre drapeau, lui aurait sans doute permis d’accroître nettement son groupe parlementaire – et ce sans se compromettre dans une alliance nationale avec des partis discrédités. La FI aurait renforcé son statut d’opposition de gauche refusant toute compromission avec l’orientation droitière des Verts, du PS et du PCF. C’était – et cela demeure – l’une des conditions de la capacité de la FI à jouer un rôle positif, ces prochaines années, dans la lutte contre la droite et l’extrême droite.
Post-scriptum sur le NPA :
Nous étions sur le point de publier cet article lorsque nous avons appris que le NPA n’intégrerait pas la NUPES. A vrai dire, la participation de la direction du NPA aux négociations avec la FI, depuis le début, relevait d’un opportunisme flagrant. Pour justifier l’échec de ces négociations, la direction du NPA fait mine de découvrir, en fin de parcours, que la composition politique et le contenu programmatique de la NUPES marquent un virage à droite par rapport à la campagne de Jean-Luc Mélenchon. La réalité est plus prosaïque : la FI ne proposait aucune circonscription « gagnable » au NPA. Comme toujours, le NPA combine spectaculairement les erreurs ultra-gauchistes (candidature de Poutou) et les erreurs opportunistes (« front républicain contre le RN » et « négociations » avec la FI pour intégrer la NUPES).
[1] En réalité, la dérive droitière du PS a commencé quelques années avant le « tournant de la rigueur » de 1982-83. Mais celui-ci a marqué une étape décisive, aux yeux des masses, car il ne s’agissait plus de documents programmatiques, mais d’une politique gouvernementale.
[2] Soutien plus ou moins critique, mais soutien quand même, relativement au discrédit qui frappe les autres partis de gauche.
[3] Le programme officiel du PCF est nettement plus à gauche que celui des Verts et du PS. Mais concrètement, la campagne électorale de Fabien Roussel a marqué un saut qualitatif dans la longue dérive droitière du PCF. Roussel a sciemment flirté avec une rhétorique réactionnaire, sous couvert de parler « au peuple ». Beaucoup de jeunes et de travailleurs ont été écœurés – à juste titre – par cette lamentable campagne électorale, qui a confirmé l’orientation actuelle de la direction du PCF : vers la droite.