Les « réfugiés des cybercafés »
D’après une enquête inédite sur les « réfugiés des cybercafés », commanditée par le Ministère du travail et de la protection sociale, il s’est avéré que les cybercafés du Japon abritent 5400 réfugiés. Sur 3246 cafés interrogés, 1173 ont répondu. D’après l’analyse du ministère, il y a environ 5400 sans-abris dans les cybercafés. Parmi eux, 2700 sont des travailleurs précaires, 1300 sont des chômeurs en recherche d’emploi, 900 sont des chômeurs qui ne cherchent pas d’emploi et 300 sont des travailleurs « ordinaires ». En fonction de l’âge, les 20-29 représentent 26,5%, les 50-59 ans représentent 23,1%. Ces deux tranches d’âge comptent le plus grand nombre de chômeurs et de travailleurs précaires.
D’après d’autres enquêtes, réalisées à Tokyo et Osaka, 40% couchent dans la rue, 40% passent la nuit dans des fast-foods et 32% dans des bains publics, qu’on appelle « saunas ». Il leur est difficile de louer un appartement du fait qu’ils n’ont pas suffisamment d’économies pour avancer une partie du loyer. D’autres n’ont pas la certitude de pouvoir payer les loyers suivants. Et enfin, ils ne peuvent souvent pas trouver de garant pour leur location. Même quand ils trouvent du travail, ils ne peuvent pas louer une chambre s’ils n’ont pas d’adresse à indiquer dans les documents.
D’après une autre enquête en direction de 10 agences d’intérim, elles s’occupent en moyenne de 65 000 travailleurs par jour, parmi lesquels 54 000 travaillent avec un contrat de moins d’un mois, et parmi ces 54 000, 51 000 sont des journaliers. Ils travaillent en moyenne 14 heures par jour et reçoivent 133 000 yens (831 euros) par mois. Parmi eux, 68,8% ont moins de 35 ans.
Le ministère analyse ainsi leurs conditions de vie : « Parce qu’ils n’ont pas de travail, ils ne peuvent pas avoir de logement. Parce qu’ils n’ont pas de logement, ils ne peuvent pas avoir de travail. Nous devons demander aux organisation non-gouvernementales de les aider à trouver travail, logement et argent. » (Déclaration du 28 août 2007).
Des mineurs sans-abri
D’après l’étude du Ministère du travail et de la protection sociale, il y avait en janvier 2008 quelque 18 564 sans-abri « habitant » dans des parcs et au bord des rivières. Leur âge moyen est de 57,5 ans. Pour la première fois, on a enregistré des mineurs parmi les sans-abri.
- Ces gens se sont retrouvés à la rue pour les raisons suivantes :31,4% en raison de la baisse du nombre d’emplois disponibles.
- 26,6% parce que leurs compagnies ont fait faillite ou parce qu’ils ont été licenciés.
- 70,1% n’ont jamais sollicité d’aide publique et 3,2% se sont vus refuser cette aide.
Un homme de 68 ans qui habite au bord de la rivière Sumida a dit : « Le gouvernement de Tokyo a prévu des chambres à 3000 yens (19 euros) pour les sans-abri, mais comme je n’ai pas de travail, je ne peux pas payer cette somme, et je n’ai pas eu d’autre possibilité que de revenir ici. Chaque jour je fais la queue pour un repas gratuit et je survis ainsi. »
Les « administrateurs nominaux »
Un homme de 28 ans a été promu administrateur d’un magasin 9 mois après son embauche. Il en était très content, mais des instructions très dures de la part de l’entreprise l’attendaient. Il devait travailler presque jour et nuit sans temps de repos et sous contrôle. Malgré cela, son salaire a diminué, puisqu’il étant désormais administrateur, et non plus simple employé, et n’était donc pas payé pour ses heures supplémentaires ! C’était un « administrateur nominal » typique. Après cinq mois, il a fait une dépression. Il a déclaré avec colère : « L’entreprise m’a fait travailler comme un esclave. J’avais tellement de pression psychologique que je ne pouvais pas dormir. »
81 suicides pour excès de travail
Le ministère du travail et des affaires sociales a publié le nombre de suicides, de maladies et d’accidents du travail reconnus en 2007. D’après lui, 952 personnes ont demandé au ministère d’être reconnues comme déprimées par excès de travail (16,2% de plus qu’en 2006, deux fois plus qu’en 2003). Seuls 268 cas ont été reconnus comme tels. Parmi eux, il y a eu 81 suicides (80 hommes et une femme). 22 avaient entre 40 et 49 ans, 21 entre 30 et 39 ans, 19 entre 50 et 59 ans, et 15 entre 20 et 29 ans. Parmi eux, 20 faisaient de 100 à 119 heures supplémentaires par mois, 11 faisaient entre 80 et 99 heures supplémentaires, et 12 moins de 40 heures supplémentaires.
932 personnes ont demandé a être reconnues malades du cœur ou du cerveau, et 392 ont été reconnues comme telles (10,4% de plus qu’en 2006 : un record). Parmi ces 392, il y en a 142 qui ont été reconnus comme morts en raison d’un excès de travail. 54 d’entre eux faisaient entre 80 et 99 heures supplémentaires, 25 faisaient entre 100 et 119 heures supplémentaires. 101 travaillaient dans les transports et 74 à l’usine.
La Constitution japonaise
Dans la constitutions japonaise, proclamée en 1947 à la suite de la défaite dans guerre du Pacifique Asiatique, les articles suivants traitent du travail et du de la vie de la population. (Texte de M. Inoue et R. Hasegawa).
« Article 13
Tout citoyen doit être respecté en tant qu’individu. Ses droits à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur doivent être, s’ils ne s’opposent pas au bien et à la prospérité publique, respectés au maximum lors de l’élaboration des lois et dans les autres domaines de la gouvernance.
Article 18
Personne ne doit être réduit à une quelconque forme d’esclavage, ni forcé à effectuer des travaux pénibles, sauf en cas de punition pour un crime.
Article 19
La liberté de pensée et de conscience doivent être intouchables.
Article 22
1) Toute personne doit avoir la liberté de choisir et de changer son lieu de vie et également de choisir sa profession, si cela ne va pas à l’encontre du bien et de la prospérité publique.
Article 25
1) Tout citoyen doit avoir le droit de jouir d’une vie saine avec un minimum d’accès à la culture.
2) Dans tous les domaines de l’existence, l’Etat doit s’efforcer de faire progresser le bien social, la sécurité sociale et l’hygiène publique.
Article 27
1) Tout citoyen a le droit et le devoir de travailler.
2) Les normes concernant le salaire, le temps de travail, le repos et toutes les conditions de travail doit être fixées par la loi.
3) Les enfants ne doivent pas être exploités.
Article 28
Le droit des travailleurs à s’organiser, à négocier et à agir collectivement doit être garanti. »
Depuis la proclamation de la constitution jusque dans les années 80, le peuple et les travailleurs japonais ont combattu pour forcer le gouvernement conservateur à appliquer les promesses de la constitution, et cela a en partie réussi. Au sujet de l’article 25, il y a eu une accusation de Asahi Shigeru, qui habitait dans un sanatorium national, et recevait une aide du gouvernement pour « jouir d’une vie saine avec un minimum d’accès à la culture ». Mais en réalité, il ne recevait à l’époque que 600 yens par mois (en 1957, d’après le cours actuel, 600 yens équivalaient à 38 euros) pour ses besoins quotidiens. Il recevait cette aide en fonction du règlement qui stipulait que la personne aidée doit recevoir, par exemple, un caleçon et un rouleau de papier toilette par mois. Il s’est plaint que cette aide ne garantissait pas « un niveau de vie décent ». Il a gagné devant la cour du district de Tokyo, mais a perdu devant la haute cour de Tokyo et a de nouveau perdu devant la cour suprême. Pourtant, sa protestation a eu une grande influence sur la politique qui a suivi, et le gouvernement a dû s’efforcer d’améliorer les conditions de vie de la population. Les travailleurs se sont également battus pour améliorer leurs conditions de vie, pour augmenter les salaires et faire diminuer le temps de travail.
Mais un changement brutal est intervenu à la fin des années 90. Dans les années 80, le Japon a beaucoup prospéré et les conditions de vie des travailleurs se sont globalement améliorées. Mais cela n’a pas duré longtemps. La stagnation, puis la récession sont arrivées. Ce furent d’abord des licenciements de travailleurs, puis leur remplacement par des précaires recrutés par des agences d’intérim fondées pour l’occasion. Ces précaires sont très pratiques pour les entreprises, puisque les patrons peuvent les faire travailler à bas coût et les licencier facilement lorsque la situation économique se dégrade. Le gouvernement et le patronat, passant outre la législation qui protège les travailleurs, ont fait voter en 1999 un ensemble de lois sur la libéralisation des recrutements, qui s’est ensuite étendue à d’autres domaines.
De nombreuses entreprises ont accueilli cette loi à bras ouverts, puisqu’elle leur permet de réduire le coût du travail. De nombreux travailleurs en CDD ont été remplacés par des intérimaires. La mode du téléphone portable a encore amplifié cette tendance : les employeurs pouvaient embaucher des journaliers sur un simple coup de fil. Les agences d’intérim exploitent aussi les travailleurs. Même de grandes entreprises, connues au niveau mondial, ont ainsi embauché des travailleurs à bas prix, à l’encontre de la législation. Les travailleurs sont, plus que jamais, devenus de simples forces de travail, voire des marchandises. Dans les entreprises, on ne les appelle pas par leur nom, mais par le terme « haken » (l’envoyé). Aujourd’hui, un tiers des travailleurs japonais sont des précaires qui reçoivent un petit salaire et vivent dans la peur constante du licenciement.
Avant la « libération de la force de travail », les japonais ne pensaient jamais au licenciement. Ils travaillaient comme des enfants au service de chefs d’entreprise paternalistes. Dans cette ambiance, ils travaillaient loyalement pour la même entreprise pendant toute leur vie. Ils croyaient tous appartenir à la « classe moyenne », parce qu’ils n’étaient pas très riches, mais pas très pauvres non plus. La société était très stable, mais maintenant elle devient de plus en plus instable à cause des licenciements, du travail précaire et de la pénurie d’emplois. Les japonais se divisent essentiellement en deux groupes : les riches et les pauvres. Il n’y a pratiquement pas de « classes moyennes ».
Un début de riposte
Les travailleurs pauvres avaient l’habitude de se reprocher à eux-mêmes leur situation misérable. Mais ils commencent à comprendre que le patronat et le gouvernement sont responsables. Ceux qui ont remarqué cela organisent des manifestations. Voici quelques exemples de luttes et de victoires :
Takahashi Mika, une jeune fille de 24 ans, qui travaillait pour la chaîne de restaurants Tsubohatchi, à Hokkajdo, a organisé un syndicat de travailleurs. Elle a exigé de l’entreprise le paiement de son travail de nuit et a gagné (d’après Akahata, 13/4/2008).
Des travailleurs de la chaîne de restaurants Sukiya ont accusé leur patron, Ogawa, en exigeant le paiement de leurs heures supplémentaires. Quand les travailleurs à temps partiels ont été licenciés, ils ont organisé un syndicat, et en septembre 2007, l’entreprise a accepté d’annuler les licenciements et de payer leurs heures supplémentaires. Mais elle n’a pas tenu sa promesse. Les travailleurs ont intenté en procès l’entreprise en justice (Akahata, 9/4/2008).
Des guides ont attaqué en justice une agence de voyages. Ooshima Yuki, une travailleuse de 43 ans, a porté plainte contre l’agence Hankiyuu-Trav-Support pour exiger le paiement de ses heures supplémentaires. De nombreux guides ont un contrat « à heures fixes » : les agences de voyage ne payent qu’un nombre d’heures fixées, sous prétexte qu’il est difficile de calculer combien de temps les guides travaillent pendant un voyage. Elle dit : « Avec ce genre de contrat, les guides travaillent déjà au-delà de leurs limites. Nous devons changer ce système » (D’après Mainichi, 23/5/2008).
Le 20 avril 2008, un McDonald japonais a annoncé la décision de payer les heures supplémentaires de 2000 « administrateurs nominaux ». Cependant, en même temps, elle a annulé leurs indemnités d’administration, ce qui fait que leur salaire n’augmentera probablement pas. De plus, elle envisage de diminuer le nombre d’heures supplémentaires, ce qui signifie qu’une partie d’entre elles sera maquillée en « travail bénévole ».
L’entreprise mondialement connue Toyota a introduit une « amélioration » (kaizen) en 1964, qui consistait en du travail volontaire. Les employés étaient censés participer à l’amélioration des conditions de travail et du processus de production. Environ 40 000 travailleurs ont prit part à cela. Toyota payait pour deux heures de travail supplémentaire, mais pas plus. En décembre 2007, la cour du district de Nagoya a jugé que la mort d’un travailleur de 30 ans employé par Toyota était due au surmenage. Et elle a souligné que le « kaizen » était un travail sous le contrôle de l’entreprise. Toyota a du changer sa politique à ce sujet.
Pendant huit ans, jusqu’en 2000, j’ai travaillé dans une université. A cette époque, la situation économique était très mauvaise et les entreprises commençaient à remplacer les travailleurs en CDI par des précaires. Il était très difficile de trouver du travail. Par désespoir, une étudiante avait cessé de chercher du travail à force d’échouer à des concours où il y avait trop de candidats. D’autres ont plusieurs fois visité des entreprises en divers endroits. Est-ce qu’ils ont réussi et travaillent en CDI ? Quand je lis des nouvelles au sujet des jeunes désespérés, je pense toujours à eux. Je suis en colère contre le gouvernement, qui suit toujours les injonctions du patronat. Il ne s’occupe jamais de la vie des gens ordinaires. Il devrait voir la réalité dans la société, où abondent les malades et les morts pour cause de surmenage, ainsi que les sans-abri qui dorment dans les cafés et dans la rue. Les travailleurs japonais sont dans la même situation qu’au Japon avant la seconde guerre mondiale, où même comme juste après la révolution industrielle en Angleterre, lorsque les travailleurs devaient travailler de très nombreuses heures en situation de quasi-esclavage.