Au mois d’avril dernier, 38 000 emplois ont été créés au Québec, soit le plus haut total enregistré en un mois en 17 ans. Cela a fait descendre le taux de chômage de 5,2 à 4,9%, soit le taux le plus bas depuis 1976. Une pénurie de main-d’oeuvre frappe certains secteurs, dont le tourisme où quelque 20 000 emplois sont à pourvoir. En conséquence, une pression à la hausse sur les salaires prend inévitablement place. Un restaurateur rapporte même devoir payer ses serveurs 30$ l’heure pour les garder. De plus, des statistiques récentes montrent qu’en 2017, le revenu disponible des Québécois a augmenté de 3,6%, ce qui est plus haut que la moyenne canadienne et principalement dû à des salaires plus élevés.
En apparence, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes pour les travailleurs du Québec, après des années d’austérité profonde. Mais un portrait économique d’ensemble nous amène à tirer des conclusions bien différentes.
Endettement et précarité
Le Canada dans son ensemble a évité le pire après la crise économique de 2008, si on le compare aux États-Unis et aux principaux pays d’Europe. Au Québec, certes, le retard économique général de la province par rapport au reste du pays a rendu nécessaire pour les capitalistes d’imposer une vague d’austérité massive, afin d’avoir un environnement plus favorable aux entreprises et à l’investissement.
Profitant d’une situation économique favorable, après une série de mesures d’austérité, le gouvernement libéral de Philippe Couillard a enregistré une série de surplus budgétaires depuis 2016. Le ratio dette-PIB du Québec a même descendu, et le Québec a vu sa cote de crédit augmenter, signe que les investisseurs ont confiance dans la santé économique du Québec. Mais même si le Québec se mérite les félicitations des capitalistes, nous pouvons voir que chez les travailleurs ordinaires, tout n’est pas rose, loin de là.
Après 2008, afin de relancer l’économie, les banques centrales de partout dans le monde ont diminué les taux d’intérêts à des niveaux presque jamais vus afin de stimuler l’emprunt, et par conséquent, les investissements et la consommation. Chez les travailleurs, le résultat est que les dettes privées ont augmenté en flèche.
En effet, une étude de BDO Canada, un cabinet de services professionnels financiers, montre que 71% des québécois sont endettés. Une personne endettée sur quatre considère sa situation si critique qu’elle ne sait pas quoi faire pour y remédier. Également, selon cette étude, le niveau moyen des dettes de consommation des Québécois se situerait à 20 134 $, ce qui exclut les prêts hypothécaires.
Dans la province, le niveau d’endettement des ménages par rapport au revenu disponible atteignait en 2017 160,6%. Cela est certes inférieur à la moyenne canadienne de 183%, qui est surtout gonflée par la Colombie-Britannique et l’Alberta (voir tableau). Mais avec des chiffres aussi élevés, cela ne fait pas du Québec une province particulièrement en santé. Parmi les provinces canadiennes les plus importantes sur le plan économique, le Québec est simplement le patient le moins malade de l’hôpital. La hausse de l’endettement des ménages est une source de stress pour les travailleurs québécois : 43% d’entre eux craignent des difficultés financières en cas de hausse des taux d’intérêts.
En plus du haut niveau d’endettement, les chiffres de BDO Canada montrent également que 45% des Québécois disent que leurs revenus sont à peine suffisants pour faire face au coût de la vie. De manière similaire, un récent sondage Ipsos commandé par la firme spécialisée en insolvabilité MNP rapporte que 51% des Québécois disent qu’ils ne pourraient pas payer chaque mois une facture additionnelle de 200$ ou moins. Parmi eux, 27% disent que leur salaire est déjà insuffisant pour payer leurs factures et leurs dettes. Les nombreux travailleurs qui peinent à boucler les fins de mois ont sans doute une opinion bien différente de celle des économistes sur la « santé » économique du Québec.
À qui profite donc réellement la reprise économique? Tandis que les travailleurs ordinaires sont nombreux à s’endetter lourdement et peinent à payer leurs factures, la situation est tout autre chez les patrons. Le Journal de Montréal a compilé des statistiques sur les 30 plus grandes entreprises québécoises qui montrent des écarts de salaires époustouflants entre le PDG et ses employés. Mention honorable à Couche-Tard et Metro Inc., où le PDG gagne respectivement 485 et 354 fois plus que l’employé moyen. Le journal Les Affaires a montré qu’en 2017, les PDG ont gagné 109 fois le salaire du Québécois moyen et que leur rémunération a augmenté de 12,32% en un an, contre 3,02% pour la moyenne des Québécois.
La précarité, l’endettement et l’incertitude quant à l’avenir qui affligent un grand nombre de travailleurs québécois, couplés avec les revenus croissants de la minorité de patrons, sont ce qui alimente un profond sentiment d’injustice. Selon le « Baromètre de confiance Edelman 2019 », 76% des Québécois éprouvent un tel sentiment, et 70% des Québécois ont un « désir pressant de changement ». Un maigre 14% des Québécois croient que le système marche en leur faveur, contre 50% qui disent que le système ne répond pas à leurs besoins.
Ainsi, en plein boom économique, les travailleurs et travailleuses sont nombreux à rejeter le système et à vouloir un changement. Et nous avons bien raison de vouloir un changement; même en période de reprise, le capitalisme n’a aujourd’hui que l’endettement, les difficultés financières et l’austérité à nous offrir. La colère ne pourra qu’augmenter lorsque la situation économique changera pour le pire. Et c’est justement ce qui est à prévoir.
Ralentissement en vue
La situation économique particulière du Québec, à l’heure actuelle, représente une période de répit temporaire. La création d’emplois et l’augmentation des salaires rendues possibles par la reprise économique ne sont qu’un mirage. Des données montrent déjà qu’au Québec, à l’instar de l’économie canadienne, américaine et mondiale, un ralentissement se profile à l’horizon. En effet, selon les « Prévisions économiques et financières » du Mouvement Desjardins publiées le 22 mai dernier, la croissance au Québec ne sera que de 1,7% en 2019, comparée à 2,1% en 2018. La Banque du Canada a quant à elle revu à la baisse sa prévision de la croissance du PIB du Canada en 2019, qui est passée de 1,7 à 1,2%.
La situation actuelle a toutefois permis au nouveau gouvernement de la CAQ de ne pas s’attaquer de front aux travailleurs lors de son premier budget déposé en mars dernier. Contrairement aux libéraux de Philippe Couillard, qui avaient immédiatement entamé des mesures d’austérité drastiques après leur victoire en 2014, le premier ministre François Legault y est allé d’investissements en santé et en éducation. Les gros surplus budgétaires lui permettent de remettre à plus tard les attaques envers la classe ouvrière. Le premier gouvernement de l’histoire de la CAQ jouit donc présentement d’une période de lune de miel avec 45% des intentions de vote selon un récent sondage.
Également, la CAQ a probablement à l’oeil l’Ontario, où les coupes monstrueuses du gouvernement de Doug Ford sont en train de déclencher le plus grand mouvement de masse dans la province depuis les années 90. Politicien habile, contrairement aux idiots que sont Trump ou Doug Ford, Legault ne veut pas se mettre la classe ouvrière à dos dès ses débuts. Les travailleurs québécois en ont marre du statu quo et ont perdu confiance dans le système. De manière contradictoire, l’élection de la CAQ représentait le désir de rompre avec le statu quo. La CAQ perdrait rapidement ses appuis si elle se mettait à appliquer immédiatement l’austérité comme les libéraux l’ont fait avant eux.
Mais les travailleurs ne doivent pas se laisser endormir par la situation actuelle. Il ne faut pas perdre de vue que nous avons devant nous un gouvernement des patrons qui a démontré par de nombreuses déclarations et promesses passées son caractère pro-austérité et anti-syndical. Ce dernier trait de caractère se voit très clairement dans les négociations avec les lockoutés d’ABI, où Legault prend le bord des patrons et affirme avec mépris que les travailleurs sont trop exigeants. Le mouvement ouvrier doit se préparer à de féroces luttes de masse contre ce gouvernement.
Si l’on observe déjà un ralentissement économique qui devrait mettre fin à la situation exceptionnelle au Québec, ce sont surtout les facteurs internationaux qui risquent de déclencher la crise. Notamment, la possibilité d’une guerre commerciale et des mesures protectionnistes qui y sont associées est l’une des plus grandes menaces qui planent sur une économie mondiale fragile. Les tensions montantes entre la Chine et les États-Unis sont ce qui inquiète particulièrement les capitalistes. Le 10 mai, l’administration américaine a imposé des tarifs de 25% sur 250 milliards de dollars d’exportations chinoises, ce qui a été suivi par des mesures de rétorsion similaires de la part de la Chine. Selon une étude du FMI, des tarifs de 25% sur toutes les marchandises échangées entre la Chine et les États-Unis résulteraient en une diminution du PIB américain de 0,3 à 0,6%. Selon des analystes de Morgan Stanley, une guerre commerciale Chine-États-Unis entraînerait une récession économique mondiale.
Dans ce contexte, le Québec serait immédiatement atteint, tout comme le reste du Canada. Le destin économique du Québec est très intimement lié à celui des États-Unis. En 2018, près de 70% des 92 milliards de dollars en exportation du Québec allait vers les voisins du Sud, et près de 38% des importations provenaient de là. Selon une analyse du ministère des Finances du Québec, le PIB du Québec diminuerait de 0,45% pour chaque réduction de 1% du PIB américain. La prochaine récession aux États-Unis entraînera très probablementt le Québec dans sa chute.
Onze années se sont écoulées depuis la crise de 2008, alors que les cycles économiques durent habituellement 8-10 ans. Selon tous les économistes sérieux, l’économie mondiale s’approche d’une récession. Avec des ménages surendettés et un Québécois sur deux qui a déjà de la difficulté à joindre les deux bouts à chaque mois, la récession sera fort probablement beaucoup plus dure qu’en 2008 sur les travailleurs du Québec et du Canada.
Le gouvernement de la CAQ n’aura aucun scrupule à faire porter aux travailleurs le fardeau de la crise. La crise économique relancera l’austérité budgétaire drastique dont les travailleurs et les jeunes ont déjà largement souffert. Les travailleurs québécois, déjà endettés, déjà en difficulté, se feront dire, comme à l’habitude, que c’est à eux de se serrer la ceinture, que nous vivons au-dessus de nos moyens, qu’il faut faire des sacrifices pour l’avenir de nos enfants, etc. Nous devons nous préparer à cette situation où le gouvernement et ses amis du patronat tenteront de faire payer les travailleurs pour la crise de leur système. La lutte de classe est à l’horizon, et le mouvement ouvrier doit s’y préparer sans attendre.