Le soulèvement révolutionnaire, au Mexique, marque une nouvelle et spectaculaire étape dans la révolution latino-américaine. A la frontière du plus puissant Etat impérialiste au monde, les masses se sont mobilisées à une échelle gigantesque, menaçant directement le capitalisme et l’impérialisme.
Le Mexique n’avait pas connu de mouvement de cette ampleur depuis l’expropriation de l’industrie pétrolière, dans les années 30. Les masses ont montré un niveau impressionnant de militantisme et de discipline. Du jour au lendemain, des millions de travailleurs et de paysans se sont levés et lancés dans la lutte pour leurs droits. Quelle inspiration ! Quel merveilleux exemple pour les travailleurs de tous les pays ! C’est la réponse définitive à tous les lâches et les traîtres qui prétendent que depuis la chute de l’Union Soviétique, le socialisme est impossible, et que la classe ouvrière n’est plus une force révolutionnaire.
Une situation explosive
La lutte a commencé sur le plan électoral. Les masses étaient déterminées à infliger une défaite au gouvernement réactionnaire du PAN et à expulser le laquais de Washington, Vicente Fox, qui a bradé les richesses du pays aux grandes multinationales américaines. Les travailleurs et les paysans ont massivement soutenu le PRD et son chef, Andres Manuel Lopez Obrador.
Hegel remarquait que la nécessité s’exprime à travers l’accident. La fraude électorale est l’« accident » qui a fait surgir toutes les contradictions qui, pendant des décennies, se sont accumulées dans la société mexicaine : le manque de démocratie, la croissance économique qui n’améliore pas les conditions de vie des pauvres, le chômage, les salaires de misère, la corruption généralisée, les millions de Mexicain forcés d’émigrer au Nord – tous ces facteurs se sont combinés pour créer une situation explosive.
Au fond, c’est une question de classe. Il y a d’immenses inégalités sociales, au Mexique, qui est le quatrième pays au monde en nombre de milliardaires, alors que 50 millions de personnes vivent dans une pauvreté extrême. Les masses savent très bien que les riches contrôlent le gouvernement et qu’ils utilisent ce pouvoir pour piller le pays et s’enrichir davantage. Comme l’écrit John Peterson :
« La période pré-électorale a été marquée par une polarisation extrême, une fermentation dans le mouvement syndical et étudiant, ainsi qu’une série d’attaques violentes de la part de l’Etat : contre les travailleurs de l’acier dans la ville de Lazaro Cardenas, dans l’Etat de Michoacan ; contre les partisans de l’EZLN à San Salvador Atenco ; contre les professeurs en grève dans la ville d’Oaxaca, dont le campement a été victime de raids violents. »
Tout ceci explique la colère brûlante des masses et leur volonté de frapper un grand coup contre l’oligarchie et son représentant politique, Vicente Fox. Les élections leur en ont fourni une occasion, et elles l’ont ardemment saisie. La campagne électorale a vu la mobilisation de millions de Mexicain ordinaires, des travailleurs, des paysans, de la jeunesse révolutionnaire, des masses opprimées et des meilleurs éléments de l’intelligentsia progressiste. Toutes les forces vives de la société mexicaine se sont rangées contre tout ce qui est pourri, corrompu, réactionnaire et dégénéré.
Ils ont naturellement soutenu Lopez Obrador, dirigeant du PRD et principal candidat de l’opposition. Lopez Obrador a construit sa popularité par une campagne d’agitation de masse. Ses caravanes ont sillonné tout le pays pendant près de dix mois de campagne présidentielle. Il a rempli les places publiques d’ouvriers, de paysans et de tous ceux dont la politique de « libre marché » a aggravé les conditions de vie.
Certes, le programme de Lopez Obrador est très modéré : « Il croit au nationalisme révolutionnaire : un gouvernement fort, des programmes sociaux, une politique protectionniste et d’autosuffisance en matière de pétrole et de gaz naturel », explique George Grayson, un professeur de science politique à l’université de William & Mary, en Virginie, qui est l’auteur d’une récente biographie sur Lopez Obrador. C’est le programme du réformisme. Il ne remet pas fondamentalement en cause le système capitaliste. Mais l’oligarchie et ses maîtres, à Washington, le considèrent comme une menace mortelle. Pour eux, c’est une question très simple : Lopez Obrador est un radical dangereux qui agite les masses et doit être écarté à tout prix.
Pour les masses, c’est également une question très simple. Elles ne lisent pas le détail des programmes et des manifestes électoraux. Lopez Obrador est « notre homme » ; il est « pour le peuple et contre les riches » : voilà ce qu’elles pensent. Le pouvoir de Lopez Obrador ne réside pas dans ses discours, ses articles ou ses manifestes. Les masses voient en lui ce qu’elles veulent voir : une occasion de changer des choses, de les changer radicalement. Ce que craint Washington, ce n’est pas Lopez Obrador lui-même, mais les forces de la classe qui le soutiennent.
L’hypocrisie des impérialistes
Washington est effrayé par la croissance du mouvement révolutionnaire qui balaye l’Amérique latine. Ils veulent ériger un cordon sanitaire autour du Venezuela révolutionnaire, de façon à empêcher la diffusion des idées révolutionnaires. La CIA est très probablement intervenue dans les dernières élections, au Pérou, pour assurer la victoire d’Alan Garcia – un laquais de Bush. Mais au Mexique, les masses sont intervenues directement en réponse à l’attaque flagrante contre leurs droits démocratiques.
L’impérialisme américain et l’oligarchie mexicaine étaient déterminés à empêcher l’élection de Lopez Obrador. Ils sont terrifiés par la perspective d’un « Chavez mexicain » aux frontières des Etats-Unis. Il leur fallait assurer l’élection de Calderon, ex-ministre de l’énergie et ardant défenseur de l’économie de marché. En conséquence, ils ont organisé une fraude massive lors du scrutin présidentiel du 2 juillet dernier.
Ces « démocrates » ne sont partisans de la « démocratie » que lorsqu’elle débouche sur un gouvernement qui défend les intérêts des banquiers, des propriétaires terriens et des capitalistes. Mais lorsque les ouvriers et les paysans se servent de leurs droits démocratiques pour élire un gouvernement que la classe dirigeante considère comme hostile à ses intérêts, elle n’hésite pas à fomenter une conspiration contre le gouvernement démocratiquement élu. Elle recourt à la fraude, à la corruption, au meurtre et aux coups d’Etats. Ils ont assassiné Salvador Allende, au Chili ; ils ont renversé Arbenz, au Guatemala ; ils ont tenté de renverser Hugo Chavez, en 2002. Et ils ont cette fois-ci truqué les élections pour empêcher l’élection de Lopez Obrador.
Il ne fait pas le moindre doute que Lopez Obrador a gagné les élections et que la classe dirigeante mexicaine – avec l’appui de l’ambassade américaine – a falsifié les résultats. Selon les décomptes officiels, Lopez Obrador aurait perdu par 243 000 voix sur 41 millions. Cela signifie que l’avance du conservateur Felipe Calderon serait inférieure à 1%. Ce seul fait indique qu’AMLO doit avoir gagné avec une large majorité. La bourgeoisie n’a pas osé prétendre que le candidat du PAN avait gagné à plus qu’une très faible majorité. L’élection a été volée par Calderon, Fox et leur alliés.
L’échelle de la fraude est stupéfiante – même au regard des normes mexicaines en la matière. Pas moins de 904 000 voix n’ont pas été comptées dans une élection censée avoir été gagnée avec une majorité d’à peine 243 000 voix. Un très grand nombre de gens sont allés voter, le jour d’élection, pour constater que leur nom n’était pas sur les listes électorales. Dans un nouveau décompte partiel, 119 000 bulletins de vote avaient disparu. Par ailleurs, dans 3500 bureaux de vote, le nombre de suffrages exprimés dépassait de 58 000 le nombre d’électeurs inscrits sur les listes. Enfin, sur un échantillon de 4 000 autres bureaux de vote, 61 000 bulletins remis aux fonctionnaires électoraux ont disparu. Certains journaux mexicains ont publié des photos d’urnes qui ont été jetées. Dans n’importe quel pays véritablement démocratique, ces irrégularités auraient obligé les autorités à ordonner un nouveau décompte intégral des voix. Mais les institutions électorales corrompues et réactionnaires du Mexique s’y sont opposées. Lopez Obrador a commencé par des recours légaux. Mais naturellement, ils ont tous été repoussés par le tribunal électoral, qui le 7 septembre a officialisé la « victoire » de Calderon.
Lopez Obrador
Dans des circonstances « normales », les masses ne s’intéressent pas beaucoup à la politique. Elles lisent rarement les journaux, ou alors surtout les rubriques sportives. Les élections ne suscitent pas beaucoup d’intérêt ou de passion. C’est particulièrement vrai au Mexique, où pendant des décennies les partis politiques ont été considérés comme des moyens de piller l’Etat et d’enrichir les politiciens et leurs clients. Mais à présent, les choses ne sont plus ainsi.
La fraude électorale flagrante a immédiatement poussé les masses dans les rues. Après le rassemblement de 3 millions de personnes, fin juillet, les manifestants ont établi un immense campement dans le centre de Mexico, paralysant le trafic. Ils sont restés toutes les nuits, blottis autour de feux, prêts à défendre leur camp. Pendant des semaines, des milliers de personnes sont ainsi restées dehors, parfois sous la pluie, à attendre la décision du tribunal électoral, bloquant la circulation routière et obligeant des entreprises à fermer.
Lopez Obrador s’est placé à la tête du mouvement, et défie le gouvernement. En conséquence, le PRD a progressé. C’est désormais le deuxième plus grand bloc du nouveau congrès. En août, le PRD remporté son premier poste de gouverneur dans l’Etat du Chiapas, triomphant d’un adversaire qui avait le soutien d’une coalition du PAN et du Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI), lequel a dirigé le pays pendant sept décennies – jusqu’à la victoire de Fox (PAN), en 2000. Voilà la réponse nette et précise à tous ceux qui prétendent que le militantisme effraye l’électorat !
Le mouvement actuel confirme la faillite complète des sectes d’extrême gauche (et des Zapatistes). Ils ont été discrédités par leur conduite scandaleuse lors de la campagne électorale. Ils ont organisé une soi-disant « campagne alternative » dirigée contre Lopez Obrador, et ont refusé de lui donner un soutien critique face à Calderon. Ces messieurs-dames ne voient aucune différence entre les deux, puisque tous deux sont bourgeois. Certes, le programme de Lopez Obrador ne dépasse pas les limites du capitalisme. C’est un programme bourgeois-démocratique. Mais ce fait ne suffit nullement pour caractériser la base de classe du PRD. Et on ne doit pas en conclure qu’il n’y a aucune différence entre Lopez Obrador et Calderon.
La position des sectes est absolument typique de leur façon de penser formaliste et abstraite, de leur incapacité complète à penser dialectiquement et à tenir compte du point de vue des masses. Les marxistes mexicains luttent, non pour la démocratie bourgeoise, mais pour le pouvoir ouvrier et le socialisme. C’est une évidence. Mais, d’une part, tant que nous ne sommes pas assez forts pour prendre le pouvoir et remplacer la démocratie bourgeoise pourrissante par le régime supérieur de la démocratie ouvrière, nous devons défendre tous les droits que les ouvriers ont gagnés, y compris le droit de vote, et nous devons lutter contre les tentatives de la bourgeoisie mexicaine de refuser au peuple son droit d’élire le gouvernement de son choix.
D’autre part, pour devenir assez forts pour renverser le pouvoir de la classe dirigeante, les petites forces du marxisme doivent atteindre les masses partout où elles sont, établir des liens avec les ouvriers et les paysans, entrer en dialogue avec eux et conclure des accords tactiques leur permettant de lutter ensemble contre l’ennemi commun, sans se compromettre sur les questions fondamentales. Telle a toujours été la méthode de Lénine et de Trotsky : la politique du « front uni ». Mais cela, naturellement, reste un mystère impénétrable pour la mentalité sectaire.
Sophie McNeill, une journaliste qui a visité le campement, à Mexico, et a interviewé Lopez Obrador, fait un compte-rendu très significatif de la base de classe du mouvement :
« En se promenant dans le campement, on peut voir comment ce mouvement de protestation expose la profonde division de classe qui existe au Mexique. La base d’Obrador est largement composée des classes les plus pauvres et d’indigènes mexicains. Ils considèrent Obrador comme leur sauveur, comme le seul qui a la volonté de lutter contre la corruption de la classe dirigeante. Les défenseurs d’Obrador ont le sentiment qu’il leur a donné une voix, et ils sont là pour être entendus. « Si nous n’éliminons pas la faim, nous allons vers un désastre mortel et inimaginable », me dit un jeune homme indien d’Oaxaca. « Il y a beaucoup de sang qui va couler si nous ne changeons pas les politiques économiques de ce pays. » » (Nous soulignons. AW)
Les manifestants ont bloqué les banques et les centres d’impôts. Quand la journaliste interviewe les cols-blancs du centre d’impôts, ceux-ci se réfèrent en termes méprisants aux manifestants comme des « personnes ignorantes avec de faibles revenus ». Sophie McNeill raconte : « Un défenseur d’Obrador qui me voit parler aux employés des impôts me dit : « ces gens sont contre nous parce qu’ils ont tout à la maison. Ils n’ont besoin de rien. Nous, nous sommes ici parce que nous avons des besoins dans mon village. Vous comprenez, ils payent 600 pesos du lundi au samedi, de huit heures du matin jusqu’à six heures du soir. 600 pesos ! », crie l’homme. « C’est pour cela que nous sommes ici ! » »
Cette journaliste n’est peut-être pas une marxiste, mais elle a des yeux et des oreilles, et elle donne une image très claire de la nature de classe du mouvement. Elle rend compte de l’attitude de la masse des pauvres et des opprimés à l’égard de Lopez Obrador. Ils ont le sentiment qu’il leur a donné une voix, et ils ont là pour être entendus. C’est une expression très juste du rapport existant entre les masses et Lopez Obrador.
Le sectaire désapprouve cela. Il hoche la tête avec dépit. Les masses devraient le soutenir, lui, et non Lopez Obrador ! Mais « devrait » est une catégorie philosophique de l’idéalisme kantien, non du matérialisme dialectique. Il faut prendre le monde tel qu’il est, et non tel qu’il devrait être. Il faut analyser ses tendances contradictoires et montrer comment les choses évoluent à travers ces contradictions. La journaliste poursuit : « J’ai remarqué un vieux couple indien, devant la foule. Il maque au mari la plupart de ses dents, et ses vêtements sont en loques. Il crie avec les autres : « Obrador ! Obrador ! », les yeux pleins de larmes. Sa femme me regarde et je peux voir qu’elle pleure, elle aussi : « les pauvres de Mexico ont besoin d’Obrador ! « , me crie-t-elle. L’homme à côté d’elle agite des cloches et lance : « Le président est Andres Manuel Lopez Obrador, qu’ils le veuillent ou non ! » »
Pour le formaliste sectaire, tout cela est incompréhensible. Non seulement les masses soutiennent Lopez Obrador, mais elles le font avec enthousiasme, avec des larmes aux yeux. Quel est le secret de cette étrange alchimie ? C’est simple : les masses ont été arrachées à l’apathie et poussées dans la lutte. Elles commencent à sentir leur force et leur puissance collective. Et elles s’identifient à l’homme sur lequel le mouvement s’est cristallisé. A leurs yeux, la personne de Lopez Obrador acquiert une signification puissante, presque mystique.
The Nation a fait une bonne description de l’humeur du peuple : « Ils ont commencé à ériger des autels et prient, dans l’espoir d’une intervention divine. Des centaines de personnes ont fait des pèlerinages à l’autel de la Vierge de Guadalupe. Certains d’entre eux marchaient sur les genoux, en demandant à la Madone Noire d’accomplir un miracle. « Dieu n’appartient pas au PAN ! », chantent-ils, en se traînant sur la grande avenue qui mène à la basilique. « AMLO mérite un miracle », raconte une arrière grand-mère de 70 ans, Esther Ortiz, à un journaliste, cependant qu’elle s’agenouille devant l’autel doré.
Certaines églises ont projeté une vidéo prétendant que Lopez Obrador risquait de détruire la famille mexicaine. En conséquence, des gens sont sortis de ces églises. Le même article montre comment l’énorme fermentation sociale trouve son expression jusque dans les églises :
« A la Cathédrale Métropolitaine, sur un flanc du Zocalo, lorsqu’un jeune fidèle interrompt le cardinal Norberto Rivera avec des vivas en l’honneur d’Obrador, il est rapidement expulsé des lieux par les « videurs » du prélat. Le dimanche suivant, les grandes portes de la cathédrale sont sous une étroite surveillance, et on ne laisse pas entrer les pratiquants qui portent des signes d’adoration d’Obrador. Devant le temple antique, des centaines de partisans d’Obrador crient « voto por voto ! » et accusent le Cardinal Rivera d’être un pédéraste. » (The Nation, 25 août)
Ces lignes indiquent une profonde modification de l’humeur et de la conscience des masses. Les gens dont parle cet article ne sont pas des militants aguerris, mais des hommes et des femmes ordinaires de la classe ouvrière, qui ont été mis en mouvement, non par des livres et des théories, mais par la vie elle-même. Ils n’ont pas d’idéologie clairement définie. Ils sont toujours sous l’influence de la religion. Mais c’était aussi le cas des ouvriers russes, lors de la révolution de 1905.
Ce qui se passe au Mexique est une confirmation complète de l’analyse marxiste. Dans la lutte entre Lopez Obrador et Vicente Fox, les marxistes mexicains ont apporté un soutien critique à Lopez Obrador. Ils ont participé à la campagne électorale, appelant à voter pour le candidat du PRD, tout en demandant un programme socialiste. Cette position correcte a eu un écho significatif parmi les travailleurs qui luttaient pour renverser le gouvernement de Vicente Fox.
Immaturité des masses ?
Certains militants de gauche considèrent l’influence de la religion comme un symptôme du « faible niveau de conscience politique ». Ces gens ne comprennent pas comment se développe une révolution. En janvier 1905, la classe ouvrière russe a commencé par en appeler au Tsar (le « petit Père ») au moyen d’une manifestation pacifique dirigée par un prêtre. Les travailleurs ne brandissaient pas des drapeaux rouges, mais des icônes religieux et des images de la Vierge.
Il a fallu l’expérience de la révolution, et en particulier le massacre du Dimanche Sanglant, pour brûler ces illusions dans la conscience des masses. Comme le disait souvent Lénine, citant un proverbe russe : « La vie enseigne. » La vieille femme qui prie pour Obrador, tout comme le jeune homme expulsé d’une église après s’être heurté au Cardinal, expriment à leur manière un profond processus révolutionnaire.
Des snobs petits-bourgeois évoquent « l’immaturité » des masses pour argumenter contre la possibilité d’une révolution socialiste au Mexique. Il y avait des gens comme cela, en Russie : les Mencheviks expliquaient sans cesse que les travailleurs « arriérés » de Russie ne pouvaient pas prendre le pouvoir avant les travailleurs des pays « avancés » d’Europe occidentale. L’histoire a réfuté cet argument. En se basant sur le mouvement vivant des masses et l’idéologie révolutionnaire du marxisme, le parti bolchevik, sous la direction de Lénine et Trotsky, a mené les travailleurs et les paysans au pouvoir et bouleversé l’histoire mondiale.
Les masses mexicaines ont fait preuve d’un très haut niveau de maturité politique, bien qu’à ce stade leurs actes soient bien plus avancés que leur conscience politique. Ce n’est pas surprenant. Dans tous les pays, les masses n’apprennent pas dans les livres, mais sur la base de leur propre expérience de la lutte. Les travailleurs apprennent davantage en une journée de grève qu’en dix ans d’expérience normale. Or une révolution est comme une grève de très grande échelle. Lénine, qui était un brillant théoricien, disait : « pour les masses, un gramme de pratique vaut mieux qu’une tonne de théorie. » Dans les révolutions, les masses apprennent très vite.
Laissons les snobs petit-bourgeois et les bureaucrates se plaindre du prétendu « faible niveau politique » des masses. Nous, marxistes, saluons le mouvement des travailleurs et des paysans mexicains. Nous y puisons de l’enthousiasme et de l’inspiration. Et nous le soutenons avec chaque fibre de notre être. Les masses ont jeté le gant à la face de la classe dirigeante. Ce qui a commencé comme une lutte contre la fraude électorale se développe rapidement en une situation révolutionnaire, dans laquelle des éléments de double pouvoir commencent à émerger.
La fausse théorie des « deux étapes »
Le problème, ici, ce n’est pas le « faible niveau de conscience » des masses, qui font tout ce qu’elles peuvent pour transformer la société. Le problème, au contraire, c’est le faible niveau de conscience de ceux qui prétendent « diriger » les masses. Ceux-là ont lu beaucoup de livres, mais il leur manque l’esprit révolutionnaire. Ils n’ont pas confiance dans les masses, ne croient pas au socialisme et sont rongés par le poison du scepticisme. Ces misérables ex-révolutionnaires, ex-guérilleros, ex-communistes, qui ont abandonné la perspective du socialisme et se sont entièrement ralliés au capitalisme, exercent partout – et en particulier en Amérique latine – une influence corrosive et dévastatrice.
Au Mexique, ces éléments s’efforcent de limiter la portée du mouvement et jettent la confusion dans la classe ouvrière et la jeunesse avec des idées fausses, comme la théorie menchevik-stalinienne des « deux étapes ». D’après cette théorie pernicieuse, les travailleurs et les paysans ne doivent pas lutter pour le socialisme. Ils doivent seulement soutenir la « bourgeoisie progressiste » et défendre la « démocratie », après quoi il sera temps de parler de socialisme – dans un futur indéterminé. Certaines sections du mouvement, sous l’influence négative du stalinisme, s’efforcent de le confiner aux limites étroites de la démocratie bourgeoise. C’est une erreur fatale. En réalité, le Mexique a dépassé depuis longtemps le stade de la révolution bourgeoise-démocratique. Tout ce qui pouvait être accompli dans le cadre de la révolution bourgeoise-démocratique l’a été dans la foulée de la révolution de 1910-17.
La bourgeoisie mexicaine a eu près d’un siècle pour montrer ce qu’elle pouvait faire, et le peuple mexicain en connaît bien le résultat. Parler, aujourd’hui, de la nécessité d’accomplir une révolution bourgeoise-démocratique au Mexique, c’est un mirage et une trahison. Ce qu’il faut, ce n’est pas demander « plus de démocratie » à la bourgeoisie, mais préparer les conditions pour la conquête du pouvoir par la classe ouvrière – la seule classe qui peut sortir le Mexique de l’impasse dans laquelle la bourgeoisie mexicaine l’a menée.
Nous assistons à la première étape de la mobilisation des masses – leur réveil à la vie politique. Il est normal que cette étape se caractérise par toutes sortes d’idées confuses et d’illusions – en particulier des illusions démocratiques. Pour aider les masses à dépasser ces illusions, il ne faut pas rejeter les revendications démocratiques. Au contraire, il faut lutter avec la plus grande détermination pour toutes les revendications démocratiques, contre la fraude électorale, etc., mais en expliquant patiemment que le seul moyen de garantir la démocratie et des élections justes, c’est la conquête du pouvoir par la classe ouvrière, en alliance avec la paysannerie et les pauvres des villes. Tant que la classe capitaliste mexicaine corrompue conservera le pouvoir, la démocratie ne sera qu’un mot creux. Tous les travailleurs et paysans mexicains peuvent comprendre cela !
Marxisme et démocratie
Les masses ont reçu une excellente leçon sur la véritable nature des institutions de la « démocratie mexicaine ». (Soi-dit en passant, elles ne diffèrent pas, fondamentalement, des institutions des autres démocraties bourgeoises.) Cela vaut également pour ce qu’on appelle ironiquement « la presse libre ». Il y a eu une montagne de preuves attestant de la fraude : urnes volées ou bourrées, listes électorales truquées et autres anomalies. Et pourtant, de toute la presse mexicaine, seule La Jornada a pris la peine de les mentionner. John Ross écrit : « Les médias mexicains et leurs complices de la presse internationale observent un silence assourdissant au sujet de la Grande Fraude. Par contre, ils remplissent leurs colonnes d’attaques contre Obrador, auquel ils reprochent d’avoir perturbé la circulation à Mexico. » (The Nation, 25 août)
Les marxistes lutteront toujours énergiquement pour défendre les droits démocratiques qui ont été arrachés par la lutte. Tant que la classe ouvrière n’est pas en position de renverser le capitalisme et de remplacer la démocratie bourgeoise par une authentique démocratie ouvrière, nous devons lutter contre toute tentative de la classe dirigeante de restreindre la démocratie. Nous participerons aux élections et utiliserons la lutte électorale pour mobiliser les masses et les éduquer, dans les limites de la démocratie bourgeoise. Nous saisirons toutes les possibilités démocratiques qui se présentent, y compris les parlements bourgeois. Mais nous expliquerons qu’en dernière analyse, la véritable lutte se déroulera toujours en dehors du parlement – dans la rue, les usines, les villages et les casernes militaires.
Le point de départ de la révolution mexicaine est la lutte contre la fraude. Cela a essentiellement un caractère bourgeois-démocratique. Cependant, dans les faits, le mouvement est allé bien plus loin que le simple stade démocratique. Il a sa propre logique et sa propre dynamique, qui se heurtent aux fondements mêmes de l’ordre capitaliste. Avec chaque jour qui passe, la question est de moins en moins : « pour ou contre Lopez Obrador », mais : « qui est le mâitre à bord : vous ou nous ? »
Insurrection à Oaxaca
A Oaxaca, la révolution est allée plus loin que partout ailleurs. Le « caudillo » Ulises Ruiz Ortiz est responsable de plusieurs assassinats organisés par le biais de bandes armées liées au parti dirigeant. Ses méthodes de terreur incluent les kidnappings, les arrestations arbitraires, l’emprisonnement, la torture et le meurtre. Ses bandes armées jouissent d’une totale impunité. Mais désormais, la population s’est mobilisée en masse contre lui. Deux jours après les attaques contre les enseignants, une manifestation de 400 000 personnes demandait la démission du gouverneur Ortiz.
A Oaxaca, le mouvement s’est confronté à la brutalité policière. Les balles et le gaz lacrymogène se sont abattus sur les hommes, les femmes et les enfants. Ils ont même utilisé des hélicoptères pour répandre du gaz lacrymogène sur le campement des grévistes. Cela a provoqué un soulèvement de masse dans tout l’Etat, et au-delà. Au terme de quatre heures de lutte, les enseignants sont parvenus à chasser la police et à reprendre le contrôle du centre de la ville. Leur héroïsme a suscité l’admiration du peuple à travers l’Etat. Ils ont montré leur détermination sans faille à ne pas se laisser terroriser.
Nous voyons ici comment la classe ouvrière et les syndicats peuvent se placer à la tête du mouvement de masse, tout en luttant pour leurs revendications propres. Le soulèvement, à Oaxaca, était dirigé par les enseignants. Le syndicat des enseignants (SNTE) était traditionnellement lié au PRI. Mais à Oaxaca, l’aile gauche du syndicat (la CNTE) a le contrôle de la section locale. Dans la période turbulente qui vient de s’ouvrir, au Mexique, le même processus se développera dans un syndicat après l’autre.
Le mouvement a rapidement pris l’initiative de former une assemblée d’envergure fédérale : l’Assemblée du Peuple d’Oaxaca (Asemblea Popular del Pueblo de Oaxaca, ou APPO). John Peterson écrit :
L’APPO a émergé comme un pouvoir alternatif et authentiquement populaire – le premier organe du pouvoir ouvrier à Oaxaca et au Mexique. Des représentants d’assemblées de quartier ont été élus dans chaque rue, et ces assemblées ont à leur tour élu des représentants à l’APPO. Ces représentants élus et révocables sont responsables de la sécurité et du bon fonctionnement des affaires quotidiennes dans les quartiers et dans la ville. » De quoi s’agit-il, sinon d’un soviet ?
George Salzman écrit : « Bien que constituée sur l’initiative des enseignants face à l’horrible répression d’Etat, l’APPO est allée bien au-delà des revendications initiales des professeurs, qui portaient sur des questions éducatives. » C’est bien là le fait majeur. Le mouvement révolutionnaire va beaucoup plus loin que les revendications initiales. C’est dans l’ordre des choses. La logique même de la lutte pousse les masses à tirer des conclusions révolutionnaires. Elles sentent le besoin d’une organisation, en l’occurrence d’assemblées populaires – qui ont tout de soviets, sauf le nom. Elles sont les organisations d’un nouveau pouvoir, qui défie constamment « le règne sacré » de la bourgeoisie et de ses agents politiques. Ces deux pouvoirs rivaux se heurtent l’un à l’autre. Les travailleurs et paysans s’efforcent de prendre en main la direction de la société ; mais le vieux pouvoir résiste. Il refuse de mourir. Il doit être renversé.
Les aspirations révolutionnaires des masses sont exprimées dans le programme adopté par l’APPO, qui a proclamé son autorité suprême sur Oaxaca et l’illégitimité de la structure politique existante. C’est une situation de double pouvoir.
Malgré les limites de leur direction, les travailleurs ont immédiatement pris des mesures révolutionnaires qui contestent clairement le pouvoir d’Etat existant. Ils ont renforcé les barricades pour prévenir de futurs assauts des forces de police. Ils ont réquisitionné des bus, non seulement commerciaux, mais aussi ceux de la police et du gouvernement fédéral, qu’ils ont utilisé soit pour bloquer les accès à la place Zocalo, soit pour le campement, soit pour assurer les déplacements. Ils ont bloqué des autoroutes et occupé des bâtiments gouvernementaux. Ils ont empêché le gouvernement officiel d’assurer ses fonctions législatives, judiciaires et administratives.
Ces méthodes vont bien au-delà de la désobéissance civile que réclame Lopez Obrador. Ces actions sont « illégales » du point de vue de l’Etat bourgeois. Les travailleurs se procurent également des armes, comme le rapporte George Salzman : « Certains ont des barres de fer ou des machettes, à des fins d’auto-défense. Ce n’est pas la culture, ici, de « tendre l’autre joue ». Ils ne restent pas là à attendre sagement que la police vienne les attaquer. »
Le rôle de l’impérialisme
Calderon a le soutien de l’impérialisme mondial. Au lendemain des élections, Georges Bush et l’ambassadeur des Etats-Unis, Tony Garza, se sont empressés de le féliciter pour sa « victoire ». Washington et les Etats de l’Union Européenne sont impatients de se disputer le contrôle de la compagnie pétrolière d’Etat PEMEX.
Les impérialistes américains considèrent avec effroi les développements de la situation. D’après la radio Air America, la marine américaine a été déployée pour « protéger les plate-formes pétrolières du Golfe ». Ceci-dit, une intervention militaire des Etats-Unis est exclue, à court terme. L’armée américaine est piégée en Irak et en Afghanistan. Dans ce contexte, il est très improbable qu’ils prendront le risque d’ouvrir un nouveau front, en particulier en Amérique latine.
Les stratèges de l’impérialisme savent qu’il est impossible d’intervenir avec succès contre une révolution. Ils en ont fait la dure expérience en Iran, par le passé, et n’ont pas oublié cette humiliation. S’ils essayaient d’intervenir au Mexique, ils se heurteraient à une résistance acharnée. Les peuple mexicain se battrait de toutes ses forces pour défendre son pays contre une puissance impérialiste détestée. Il y aurait des explosions sociales dans tous les pays de l’Amérique latine. En outre, le récent mouvement des travailleurs immigrés, aux Etats-Unis mêmes, a montré le puissant potentiel révolutionnaire des latinos opprimés, qui constituent la deuxième minorité ethnique du pays. S’ils osaient envahir le Mexique, les impérialistes seraient immédiatement confrontés à des soulèvements aux Etats-Unis mêmes. L’énorme mécontentement qui couve, dans la société américaine, se cristalliserait sur cette question. Le régime de Bush pourrait être renversé, créant une situation entièrement nouvelle aux Etats-Unis.
Une intervention militaire directe de l’impérialisme américain est donc exclue dans l’immédiat. Mais cela ne signifie aucunement que Washington va rester les bras croisés. La CIA et l’ambassade américaine vont être très actives, complotant avec Fox et ses amis pour écraser la révolution. Les différentes attaques contre le mouvement d’Oaxaca sont autant de « manœuvres de reconnaissance ». Il s’agissait d’étudier le terrain en vue d’une confrontation plus sérieuse.
La classe dirigeante mexicaine n’en est pas à son premier coup en matière de répression sanglante contre des mouvements de masse. En septembre et octobre 1968, juste avant les jeux olympiques, le président Gustavo Díaz Ordaz avait ordonné le massacre d’étudiants grévistes, Place des Trois Cultures, située non loin de l’actuel campement de Mexico. 300 étudiants ont été tués, et leur corps ont été incinérés dans un camp militaire, à l’ouest de la ville.
La Jornada a publié une photo d’amateur montrant des convois militaires transportant des soldats déguisés en paysans. Cela signifie qu’une campagne de provocations systématiques est mise en place. Lopez Obrador a comparé Vicente Fox à Díaz Ordaz. C’est juste. Si Fox n’a pas encore utilisé l’armée, ce n’est pas pour des raisons humanitaires, mais parce qu’il en redoute les conséquences. Il pourrait suffire d’un seul affrontement sanglant pour que tout le pays s’enflamme. Certaines sources révèlent que 70% des soldats ont voté pour Obrador, le 2 juillet. Si elle était lancée contre le peuple, l’armée se diviserait, Fox serait balayé du pouvoir, et une transformation révolutionnaire serait à l’ordre du jour.
La Convention Nationale Démocratique
Lopez Obrador a convoqué une Convention Nationale Démocratique, qui doit décider de l’avenir du pays et de son président légitime. C’est un avancée importante. Mais de quoi s’agit-il ? A quoi va servir cette Convention Nationale Démocratique ? Cette question est débattue à tous les niveaux du PRD, en particulier à la base. Il est clair que pour la bureaucratie du PRD, il s’agit seulement d’un meeting de masse supplémentaire, pour faire pression sur Calderon. Calderon pourrait proposer un compromis. Il pourrait offrir d’intégrer des dirigeants du PRD à certains postes mineurs de son administration. Etant donné que le PRD est infiltré par des éléments du PRI, qui ne s’intéressent qu’à leur carrière personnelle, cela pourrait provoquer un conflit au sein du PRD.
La base du PRD – les travailleurs, les paysans, la jeunesse révolutionnaire – ne veulent pas des miettes tombées de la table de la classe dirigeante. Pour eux, la Convention Nationale Démocratique doit être un gouvernement alternatif. Mais dans la mesure où l’Etat bourgeois a dores et déjà reconnu le gouvernement de Calderon comme le seul légitime, la proclamation d’un gouvernement de résistance dirigé par Lopez Obrador serait un acte ouvertement révolutionnaire.
Lopez Obrador a promis « une transformation radicale » du pays sur la base d’un gouvernement parallèle. Il a dit : « Nous allons vers un changement profond, un changement à la base, parce que c’est ce dont le Mexique a besoin. Nous allons reconstruire le pays, en faire un pays nouveau, juste et digne. » Puis : « Nous n’allons pas seulement décider de la forme du gouvernement, mais de quelque chose de plus important : d’un plan général pour la transformation du Mexique. »
C’est ce que les travailleurs et les paysans désirent ardemment ! La base militante du PRD ne veut pas d’accords et de compromis avec la classe dirigeante. Les masses qui soutiennent le PRD ne veulent pas que le parti se comporte comme le PAN ou le PRI. Elles ne veulent pas d’un parti qui, une fois au pouvoir, s’enfonce dans la corruption et le carriérisme. Par conséquent, il est nécessaire d’adopter un programme qui garantira qu’un gouvernement du PRD représentera effectivement le peuple. Ce programme existe. C’est le programme en quatre points que Lénine a formulé à la veille de la révolution russe :
1) Elections libres et démocratiques avec droit de révoquer les officiels.
2) Aucun officiel ne doit recevoir de salaire supérieur à celui d’un ouvrier qualifié.
3) Pas d’armée permanente et séparée du peuple, mais le peuple en arme.
4) Graduellement, toutes les tâches de l’administration doivent êtres assurées par tout le monde, à tour de rôle (« lorsque tout le monde est un bureaucrate, personne n’est un bureaucrate »).
La question de la violence
Lopez Obrador promet d’éviter la violence. Il propose une révolution pacifique et recommande à ses partisans de suivre la voie de la résistance civile et non-violente, telle que la défendaient Martin Luther King Jr. et Mahatma Gandhi. Le problème, c’est que cela ne dépend pas exclusivement d’Obrador. La classe dirigeante mexicaine a ses idées propres sur le sujet !
Il faut bien sûr éviter de tomber dans des provocations. Mais c’est une chose de conseiller aux travailleurs d’éviter les violences insensées et les affrontements gratuits avec la police et l’armée, qui ne feraient que fournir aux autorités des excuses pour lancer une répression sanglante. Autre chose est de créer l’illusion que l’Etat capitaliste peut être vaincu par la seule résistance passive. Le mouvement doit prendre des mesures pour se défendre. Des éléments de résistance populaire existent déjà sous une forme embryonnaire. Il est nécessaire de préparer sérieusement et systématiquement la formation de milices populaires, capables de défendre les campements et de protéger les manifestations contre des provocateurs armés.
Au centre de toute l’équation, il y a le problème de l’attitude de l’armée. En dernière analyse, l’issue de la lutte sera déterminée par cette question. L’armée est composée de jeunes travailleurs et paysans en uniformes. Se laisseront-ils utilisés par l’Etat du patronat pour écraser le peuple ?
Les deux côtés en ont appelé à l’armée. Dans le discours pré-enregistré à la nation qu’il a donné la nuit de sa confirmation officielle, Calderon a fait l’éloge de l’armée, disant qu’elle était l’une des plus précieuses institutions de la nation. Il est clair qu’il se prépare à utiliser l’armée pour évacuer les dizaines de milliers de personnes qui campent dans la capitale. De son côté, Lopez Obrador s’est régulièrement adressé aux généraux, leur demandant de ne pas permettre que l’armée soit utilisée contre le peuple. Est-ce que cet appel rencontrera un écho ? C’est la question.
Dans toute armée, il y a différentes couches. Il y a une couche d’éléments arriérés et déclassés – une minorité de brutes et de fascistes potentiels – prêts à n’importe quel acte de barbarie. A l’autre extrême du spectre, il y a une minorité de soldats qui sont des révolutionnaires effectifs ou potentiels. Les premiers seraient prêts à tirer sur des civils désarmés. Mais la plupart des soldats ordinaires seraient horrifiés par cette perspective. Ils sympathisent avec le mouvement et voudraient passer dans le camp de la révolution. Mais pour cela, ils doivent être convaincus que les travailleurs et les paysans sont déterminées à aller jusqu’au bout.
Les marxistes ne sont pour la violence. Nous pensons qu’un transfert pacifique du pouvoir aux travailleurs serait la meilleure option. Mais nous avons étudié l’histoire et appris quelques leçons. Et la principale leçon de l’histoire de la lutte des classes est la suivante : aucune classe dirigeante n’abandonne son pouvoir et ses privilèges sans se battre. La classe dirigeante doit être désarmée. C’est la seule façon d’empêcher un bain de sang. Mais cela n’est possible que si les masses sont armées et mobilisées pour la transformation révolutionnaire de la société. Les Romains disaient : « si pacem vis para bellum » – si tu veux la paix, prépare-toi à la guerre. C’est un excellent conseil !
La lutte n’est pas terminée !
La proclamation officielle de Calderon comme président du Mexique n’a pas mis un terme au mouvement révolutionnaire, mais marque simplement son entrée dans une nouvelle phase. Les classes antagonistes se dirigent vers un affrontement décisif.
La présidence de Fox s’achève le 1er décembre. D’ici là, l’agitation continuera, avec des flux et des reflux. Il est impossible d’en prévoir l’issue avec exactitude. Il y aura de nombreux évènements importants dans la période immédiate. Le 15 septembre, la veille de l’anniversaire de l’indépendance du Mexique, le président Fox a prévu de faire le discours traditionnel du balcon du Palais National qui domine la place Zocalo. Les partisans de Lobrador sont bien décidés à ne pas lui laisser la place et à fêter l’événement à leur manière.
Le lendemain, le 16 septembre, une parade militaire commémorera le 196e anniversaire de l’indépendance du pays. Lopez Obrador a appelé un million de délégués de tout le pays à converger place Zocalo, le même jour, pour la Convention Nationale Démocratique dont le peuple attend la proclamation d’un « gouvernement de résistance ». Calderon combinera probablement la répression avec des pots de vin aux dirigeants du PRD. Le procureur général du gouvernement Fox a déjà prévenu Lopez Obrador que s’il forme un gouvernement parallèle, il pourrait être assigné en justice pour « usurpation de pouvoirs », un crime puni d’une longue peine de prison. Mais comme par le passé, de telles menaces ne feront qu’amplifier la colère des masses et accroître le soutien au PRD et à Obrador.
Il est possible que la classe dirigeante décide de se débarrasser d’Obrador par des moyens plus radicaux. Outre la corruption et la fraude électorale, l’assassinat est une arme traditionnelle dans l’arsenal de l’oligarchie mexicaine, comme elle l’a montré en assassinant Emiliano Zapata et Francisco Madero.
Quoiqu’il arrive, le Mexique ne sera plus jamais le même. Si le PAN s’accroche au pouvoir, le gouvernement sera très instable. Il passera d’une crise à l’autre, et n’achèvera probablement pas son terme. La société mexicaine est à présent profondément divisée le long d’une ligne de classe. La polarisation continuera de croître, créant de grandes possibilités pour la tendance marxiste.
Double pouvoir
Lopez Obrador est resté ferme et a appelé à la constitution d’un gouvernement parallèle – et c’est à mettre à son crédit. Mais il n’a pas dit précisément comment un tel gouvernement serait formé. Par le passé, il a dit que ses partisans pourraient prolonger les protestations, dans la rue, pendant des années, si nécessaire.
Obrador a dit : « Il est évident que nous sommes prêts à résister aussi longtemps qu’il faudra. S’il le faut, nous serons là des années durant ! » Mais c’est impossible. Il est indispensable que le mouvement de masse avance sans cesse, conquérrant une position après l’autre. Une révolution qui ne maintient pas l’offensive est condamnée. Par conséquent, il faut élaborer une stratégie et des objectifs clairs, à chaque étape, avec comme cap la conquête du pouvoir.
Par essence, une situation de double pouvoir ne peut durer longtemps. Tôt ou tard, la contradiction doit être résolue – dans un sens ou dans l’autre. Soit les travailleurs et les paysans renversent l’ancien pouvoir et prennent la direction de la société, soit l’ancien pouvoir finira par reprendre le contrôle de la situation et liquidera les organes embryonnaires du pouvoir ouvrier. Il n’y a pas de troisième voie.
La classe dirigeante mexicaine est divisée, en crise, mais elle a toujours le contrôle de l’appareil d’Etat et de tous les leviers du pouvoir. De leur côté, les masses sont dans la rue et établissent des formes embryonnaires d’un nouveau pouvoir d’Etat. L’ancien régime chancelle, mais refuse de mourir. Le nouveau lutte pour advenir. Telle est l’essence de la situation. Pour résoudre cette contradiction, une direction déterminée et clairvoyante est nécessaire. Or c’est précisément ce qu’il manque.
Certains stratèges du Capital préfèreraient donner le pouvoir à Lopez Obrador et, ainsi, envoyer les travailleurs à la dure école du réformisme. Mais la majorité s’y refuse obstinément. Ils craignent que Lopez Obrador ne soit pas capable de contrôler les masses, et que celles-ci poussent un gouvernement du PRD à aller plus loin qu’il n’en aurait l’intention.
Pour la classe dirigeante, l’actuelle paralysie de la société mexicaine est un inconvénient. Mais c’est aussi un problème pour les masses. Les travailleurs et leur famille doivent manger. Le société ne peut se maintenir indéfiniment dans une situation de paralysie. Tôt ou tard, la contradiction centrale doit être résolue.
Malheureusement, il semble qu’une partie de la direction du PRD commence à prendre peur du mouvement qu’elle a suscité. Ils ont réveillé des forces qu’ils ne peuvent contrôler. Une section des dirigeants les plus corrompus du PRD finira par rallier Calderon, ce qui provoquera une crise dans le parti. La base militante demandera l’expulsion des éléments pro-capitalistes de la direction. Il est temps de purger le PRD de ses éléments étrangers : les bureaucrates corrompus et les infiltrés venant du PRI !
Les marxistes en appellent à l’organisation d’une conférence nationale de délégués, à laquelle toutes les Assemblées Populaires enverraient des représentants élus. Cela serait un véritable gouvernement parallèle – non seulement en parole, mais dans les faits. La Convention Nationale Démocratique convoquée pour le 16 septembre pourrait être une étape décisive dans la conquête du pouvoir. Mais les dirigeants du PRD la présentent comme une réunion ouverte : autrement dit, c’est un rassemblement de masse.
Un rassemblement de masse n’est pas un gouvernement révolutionnaire : c’est un rassemblement de masse, et rien de plus. Or, au cours de ces derniers mois, les travailleurs et les paysans ont participé à de nombreux rassemblements de masse. Le mouvement ne peut se maintenir indéfiniment en utilisant la même tactique. A la longue, les masses vont se fatiguer de tous ces discours et meetings. Elles vont se demander : où est-ce que tout cela nous mène ? Il n’est pas possible de maintenir indéfiniment les masses dans un état d’effervescence, sans leur montrer une issue.
Lopez Obrador cherche à utiliser les mobilisations massives pour obliger la classe dirigeante à faire des concessions. Telle est la véritable signification de « la désobéissance civile passive ». Ces mobilisations paralysent la société mexicaine. Lobrador espère que la classe capitaliste prendra peur et lui donnera ce qu’il veut. Mais c’est une erreur.
Le temps passant sans que rien de concret n’ait été obtenu, la fatigue et la déception commenceront à s’installer. Faute d’une solution claire, le mouvement va commencer à refluer et les capitalistes vont reprendre les choses en main – du moins pour un temps. Ceci-dit, sur la base du capitalisme, il n’y a pas de solution pour les travailleurs et les paysans mexicains. Il y aura donc à nouveau des crises, des grèves et des soulèvements.
Le programme avancé par nos camarades de Militante, au Mexique, est le seul qui puisse garantir le succès du mouvement. C’est le programme du gouvernement ouvrier, reposant sur une politique socialiste :
« La Convention Nationale Démocratique doit clairement établir la chose suivante : toute cette lutte, tous ces efforts ne déboucheront sur une amélioration des conditions de vie de tous les opprimés que si on réalise un changement radical dans l’économie : une authentique redistribution des richesses devra se fonder sur la nationalisation des banques et des grandes multinationales. Ces entreprises et ces banques devront être placés sous le contrôle et l’administration des travailleurs eux-mêmes. La lutte actuelle doit être transformée en une lutte décisive contre le capitalisme – la lutte pour une meilleure société, une société socialiste. »