La mort du roi Abdallah, souverain de l’Arabie Saoudite pendant presque 10 ans, a déclenché un concert d’éloges de la part de plusieurs têtes d’affiche de la bourgeoisie, soulignant à grand trait que l’hypocrisie de nos classes dirigeantes, particulièrement ici au Canada, ne connaît absolument aucune limite.
Stephen Harper a tenu à rendre hommage au souverain, affirmant qu’il était un « ardent défenseur de la paix au Moyen-Orient. » Barack Obama est également allé dans le même sens, qualifiant le roi Abdallah de « dirigeant sincère ayant le courage de ses convictions » et affirmant que « la relation saoudo-américaine était importante pour la stabilité et la sécurité au Moyen-Orient et bien au-delà. »
François Hollande a parlé de « relations de confiance » avec le roi de ce pays « partenaire, à la fois sur le plan économique et politique. » David Cameron a parlé d’un dirigeant engagé « en faveur de la paix et du renforcement de la compréhension entre les religions. » Comme si ce n’était pas assez, la directrice du Fonds monétaire international Christine Lagarde a affirmé que le roi était, « de manière discrète, un grand défenseur des femmes. »
Le royaume de la répression
C’est bien connu, l’Arabie Saoudite possède un bilan très peu reluisant en matière de droits humains, particulièrement les droits des femmes. Les Saoudiennes n’ont pas le droit de voyager, de travailler, ou de se marier sans l’autorisation de leur tuteur. Ce n’est que tout récemment qu’elles ont eu le droit de faire du sport. Les femmes n’ont toujours pas le droit de conduire une voiture ou de monter à vélo. Dans ce royaume de la misogynie se cachait donc un grand défenseur des femmes, nous dit Mme Lagarde. Bon à savoir !
Au niveau religieux, l’Islam est la religion obligatoire pour tous et toutes, et renoncer à l’Islam est un crime passible de la peine de mort. Récemment, le religieux chiite Tawfiq Jaber al Amr vu sa peine de 8 ans de prison confirmée en appel, pour avoir commis le « crime » de dénoncer la discrimination des musulmans chiites dans le pays. Voilà donc pour le « renforcement de la compréhension entre les religions » dont David Cameron nous parle.
La répression à l’intérieur du pays est sans commune mesure dans le monde. La décapitation en public est une pratique fréquente : neuf personnes ont été décapitées depuis le début de l’année, 87 l’ont été en 2014 et 78 en 2013. La flagellation et l’amputation sont aussi monnaie courante, et la torture est utilisée pour extorquer des « aveux » à des accusés. La liberté d’expression est presque inexistante : les autorités ont arrêté en 2012 des dizaines de militants pour les droits humains et ont élargi la répression l’année suivante en imposant des interdictions de déplacement sans en donner la durée ni les raisons. Une récente loi fait en sorte que les athées, les manifestants pacifiques et les citoyen-ne-s de retour de l’étranger peuvent être accusés de terrorisme.
Voilà donc le bilan de ce dirigeant salué par tous les plus grands porte-parole de la bourgeoisie internationale.
« Défense de la démocratie et de la liberté d’expression »
On pourrait difficilement trouver meilleur contraste que les déclarations entourant la mort du roi Abdallah et celles entourant les horribles attentats à Paris.
« Nous continuerons de faire front commun contre les terroristes qui voudraient menacer la paix, la liberté et la démocratie auxquelles tiennent nos pays », déclarait Stephen Harper le jour de l’attentat de Charlie Hebdo.
« Nous avançons ensemble, convaincus que la terreur ne vaincra pas la liberté et les idéaux qui sont les nôtres, les idéaux que illuminent le monde », écrivait Obama dans un livre de condoléances adressé aux Français-e-s.
« Ce message de la liberté » qui était le leur, « nous continuerons à le défendre en leur nom », a quant à lui affirmé François Hollande au lendemain de la décimation de la rédaction de Charlie Hebdo.
Ces dirigeants avaient à peine séché leurs larmes après les « attentats contre la démocratie et la liberté d’expression » qu’ils devaient maintenant pleurer le départ de l’autocrate moyenâgeux qui leur sert d’allié stratégique. À peine avaient-ils souligné la barbarie des attaques en France qu’ils devaient maintenant rendre un vibrant hommage au barbare roi Abdallah. À peine avaient-ils soulignés être plus déterminés que jamais à défendre les valeurs de démocratie et de liberté qui leur sont chères devaient-ils vanter les qualités de cet homme qui a bafoué les libertés les plus élémentaires dans son propre pays tout au long de son règne. Plus criante hypocrisie dans un si court laps de temps dépasse l’entendement.
La répression à l’aide des armes canadiennes
Au-delà de ces éloges au dirigeant de l’un des pays les plus répressifs et misogyne du globe, la mort du roi vient remettre à l’avant-scène les étroites relations existantes entre le Canada et l’Arabie Saoudite.
Le ministre canadien des Affaires étrangères John Baird affirmait en octobre dernier que l’Arabie Saoudite est un partenaire de confiance du Canada : c’est un fait largement documenté que le Canada fournit allègrement du matériel militaire à l’Arabie Saoudite. En effet, entre 2004 et 2009, le pays a fourni plus de 380 millions de dollars en matériel militaire à ce pays, soit presque 80% du matériel envoyé au Moyen-Orient par le Canada. En 2011, le Canada a fourni pour 64 millions en matériel et technologies militaire au pays, dépassé seulement par le Royaume-Uni en matière d’importations canadiennes.
L’an dernier, la Corporation commerciale canadienne a signé avec l’Arabie saoudite l’entente la plus lucrative de l’histoire du pays en matière de produits militaires. Il s’agit d’un contrat de vente de véhicules blindés légers de 15 milliards $ sur 14 ans, dont les détails demeurent bien entendu confidentiels.
Ainsi, se présentant comme le défenseur acharné de la démocratie et de la liberté d’expression, le gouvernement canadien fournit en toute impunité des armes l’un des gouvernements les plus anti-démocratique et broyeur de libertés du monde. Et ce n’est pas quelque chose de propre au Parti conservateur, l’Arabie saoudite étant depuis 1991 un client régulier du Canada en matière d’armes.
Cette vente d’armes par le Canada, et toute cette hypocrisie entourant les événements de France et la mort du roi, se manifestent dans le contexte de « lutte au terrorisme » à laquelle s’adonnent le Canada et les autres forces impérialistes occidentales. Cela est d’autant plus hypocrite que l’Arabie Saoudite a grandement contribué à créer ce monstre qu’est le terrorisme. Effectivement, nul autre qu’Hilary Clinton admet ce fait, affirmant que les donateurs du royaume de la famille Al-Saud est le plus important fournisseur de ressources financières pour le terrorisme.
Plus récemment, l’Arabie Saoudite a financé des groupes radicaux en vue de faire tomber le régime de Bachar Al-Assad en Syrie, groupes qui sont aujourd’hui allié à l’État islamique ou dont des militants agissent aujourd’hui sous la bannière du principal groupe visé par le Canada dans cette lutte ! L’État islamique a été financé directement par l’Arabie saoudite jusqu’en 2013. Voilà le vrai visage cet « ardent défenseur de la paix au Moyen-Orient », fortement supporté par la bourgeoisie canadienne.
Que faire ?
Le comble de l’ironie est que les éloges à l’endroit du défunt roi surviennent au moment même où l’indignation a gagné les Canadien-ne-s à la suite de la condamnation de Raïf Badawi, blogueur dont la conjointe habite au Québec, détenu en Arabie Saoudite. Ce dernier s’est rendu coupable « d’insulte à l’Islam » pour avoir ouvert un blogue militant pour la libéralisation morale du pays, ce qui lui vaudra pas moins de 10 ans de prison et 1000 coups de fouets sur une période de 20 semaines.
Le malaise est palpable, alors que Philippe Couillard a récemment déclaré que malgré tout, il fallait conserver les liens avec l’Arabie Saoudite. Le gouvernement canadien, via l’ex-ministre des Affaires étrangères John Baird, se déclare impuissant face à la situation, tandis que Harper lui-même demeure dans son mutisme habituel.
L’hypocrisie d’un gouvernement qui protège la démocratie et la liberté en parole mais qui fournit des armes pour la répression de celles-ci dans les faits a de quoi choquer. La « lutte au terrorisme » d’un côté et la collaboration avec un des pays qui en a été le promoteur de l’autre ne peut qu’en rajouter. L’histoire personnelle de Raïf Badawi, même s’il n’est pas le seul dans cette horrible situation, est la cerise sur ce gâteau empoisonné, et c’est avec raison que nous devons militer pour sa libération.
Mais il nous faut comprendre que de grands intérêts sont en jeu ici. Comme l’explique assez franchement Rachad Antonius, professeur de sociologie à l’Université de Montréal, « Les États occidentaux n’ont pas comme objectif d’appuyer la démocratie dans le monde arabe. Ils ont comme objectif d’appuyer qui leur sert d’un point de vue géostratégique. » Jabeur Fathally, professeur à l’Université d’Ottawa, en rajoute : « Là où on a des intérêts, on peut oublier les droits humains. » Nous n’avons rien à ajouter à cela.
Le Canada ne voudrait en aucun cas renoncer à sa relation avec l’Arabie Saoudite, et ce, même si elle a grandement contribué au développement de l’État islamique, son ennemi du jour. Les intérêts géostratégiques et économiques – de manière notable en ce qui concerne l’armement, comme nous l’avons vu – fait que nous ne pouvons avoir aucune confiance dans le gouvernement afin de le voir intervenir pour Raïf Badawi, ou encore en vue de couper les ponts avec le régime saoudien.
Nous ne pouvons également aucunement faire confiance au gouvernement en matière de protection de la liberté et de la démocratie, pour lequel il ne s’agit que d’une vide et hypocrite phraséologie. C’est au nom de ces grands principes que le gouvernement canadien élargira les pouvoirs du Service canadien de renseignement et de sécurité, ce qui sera utilisé pour rétrécir les libertés d’individus soupçonnés de terrorisme, mais qui sera bien entendu utilisé aussi contre quiconque se montre hostile au gouvernement canadien. Nous avons pu voir quelles sont les conclusions logiques de telles lois chez nos voisins du Sud. Le gouvernement des États-Unis a effectivement élargi les pouvoirs des services secrets par des lois similaires, minant ainsi le respect des droits et libertés les plus élémentaires des Américain-e-s alors qu’il a été prouvé que le gouvernement espionnait la totalité de la population. Cette tromperie doit être vigoureusement dénoncée.
Mais nous ne pouvons pas nous borner à dénoncer le seul Parti conservateur. Quel que soit le parti au pouvoir, s’il ne sort pas du cadre de la propriété privée des moyens de production – cette camisole de force dont est prisonnière l’humanité dans son ensemble – rien ne changera dans les relations avec l’Arabie Saoudite. Jamais les entreprises qui font affaire avec le pays ne voudront renoncer à ce précieux marché. De l’argent maculé de sang reste de l’argent.
On ne peut pas contrôler ce que l’on ne possède pas. Les entreprises privées et les banques peuvent agir librement sans que les classes opprimées n’aient quoi que ce soit à dire. La vente d’armes au régime saoudien moyenâgeux est simplement hors de tout contrôle démocratique, tout comme la politique étrangère canadienne en général, favorable à l’Arabie Saoudite dans la région du Moyen-Orient. Ce qu’il faut, c’est un régime où les grands leviers de l’économie sont possédés collectivement et soumis au contrôle démocratique des travailleurs-euses, soit un régime authentiquement socialiste. C’est seulement de cette manière que l’on pourra mettre fin aux duperies du gouvernement et à la dictature du capital qui impose des relations avec la dictature saoudienne.