Le 24 janvier 2019, l’agronome Louis Robert a été congédié du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ). Il venait d’alerter les médias sur l’ingérence importante des entreprises privées dans la recherche gouvernementale quant à l’utilisation des pesticides en agriculture. Ce congédiement nous rappelle que les intérêts privés agroalimentaires représentent un obstacle immense dans la recherche et l’instauration de pratiques agricoles saines pour la santé publique et l’environnement.
L’alerte lancée par Louis Robert concerne le Centre de recherche sur les grains (CÉROM), un organisme public, financé aux deux tiers par le MAPAQ, mais dont le conseil d’administration est dominé presque exclusivement par des représentants de l’industrie agroalimentaire, qui vendent pesticides, semences et engrais. M. Robert a dénoncé les pressions qui sont faites envers les chercheurs du CÉROM par les membres du conseil d’administration de l’organisme. Il a ainsi confirmé ce qu’une enquête de Radio-Canada avait permis de mettre en lumière l’an dernier, à la suite d’une vague de démissions de chercheurs du CÉROM. L’enquête a révélé le contenu d’une note interne du MAPAQ faisant état d’une situation d’ « ingérence de quelques membres du CA, et notamment de son président, dans la diffusion et l’interprétation des résultats de projets de recherche ». La situation a perduré et M. Robert s’est tourné vers les médias, bien que son contrat de travail l’interdise. Il a jugé qu’il était dans l’intérêt public de sonner l’alarme, puisque le problème n’était pas pris au sérieux au MAPAQ et que rien ne changeait. On ne sait toujours pas s’il sera réintégré dans ses fonctions ou dédommagé.
Par ailleurs, l’ingérence du lobby agroalimentaire dans les pratiques agricoles va plus loin, et les préoccupations de l’agronome ne s’arrêtent pas à la recherche gouvernementale. Il a aussi dénoncé la surutilisation d’engrais et de pesticides dans les pratiques agricoles au Québec, ce qui fait écho à des inquiétudes soulevées par de nombreux scientifiques. Les pesticides et les engrais auraient des effets néfastes sur l’environnement et la santé, notamment parce qu’ils contiennent des substances qui contaminent nos cours d’eau. Les entreprises productrices de pesticides et d’engrais exercent toutefois une pression énorme sur les pratiques du secteur agricole.
Une récente enquête commandée par l’Ordre des agronomes du Québec (OAQ) a montré que la majorité des agronomes au Québec sont financés par des compagnies privées. Les agronomes ont un rôle important de conseillers scientifiques auprès des agriculteurs pour développer des pratiques agricoles efficaces et saines. En principe, les agronomes sont soumis à un code de déontologie qui leur interdit de toucher des primes pour la vente de produits. Or, dans les faits, une pratique largement répandue chez les producteurs de semences, engrais et pesticides consiste à donner des bonis ou commissions aux agronomes pour la vente de produits. « Oui, c’est illégal, mais tout le monde s’en fout » affirmait un agronome interrogé dans le cadre de l’enquête. Louis Robert dénonce aussi cette pratique sur laquelle l’OAQ a fermé les yeux pendant très longtemps, et qui remet en question la possibilité d’une indépendance et objectivité de la science dans un monde dominé par les intérêts privés.
Dans la foulée, des voix se sont élevées pour exiger un contrôle plus strict de l’État québécois sur la recherche et les pratiques dans le secteur. Les partis d’opposition ont fait pression sur le gouvernement de la CAQ et une Commission parlementaire qui débutera bientôt se penchera sur l’impact de l’utilisation des pesticides en agriculture. Cela dit, comme les grandes entreprises sont prêtes à tout pour engranger des profits, nous devons être réalistes sur la possibilité d’obtenir un changement réel en réformant les lois et les institutions étatiques. Le problème de la surutilisation des pesticides n’est d’ailleurs pas nouveau. En 2015, le ministre québécois de l’Agriculture, Pierre Paradis, avait reconnu que « Monsanto et les autres de ce genre » étaient « encore plus puissants que le gouvernement du Québec. » Il est vrai que le gouvernement du Québec a récemment imposé des restrictions sur l’utilisation de certains insecticides néonicotinoïdes (les fameux pesticides tueurs d’abeilles) afin d’en limiter une utilisation qui serait excessive. Or, comme les agronomes seront désormais chargés de délivrer des autorisations pour l’usage des néonicotinoïdes, les entreprises agroalimentaires pourront continuer de vendre ces pesticides par l’entremise des agronomes qu’elles financent.
Mais le laxisme du MAPAQ, comme les contraintes législatives très souples, ne doivent pas surprendre. L’État est un outil dont se servent les entreprises pour parvenir à leurs fins et faire passer leurs intérêts devant ceux de la population. Elles organisent des campagnes actives de lobbying pour avoir une mainmise sur les décisions publiques et les lois qui pourraient les concerner. CropLife, qui représente des géants canadiens comme La Coop fédérée, mais aussi des multinationales comme Bayer et Syngenta, est un bon exemple de grands lobbys qui font pression sur le gouvernement du Québec.
D’ailleurs, l’influence de l’industrie agroalimentaire ne se limite pas à la province. Au début de l’année, Santé Canada a maintenu sa décision d’approuver la vente des pesticides à base de glyphosate, un ingrédient présent dans le célèbre herbicide Roundup, produit par Monsanto. Cette décision suscite la vive opposition de nombreux groupes d’environnementalistes, de professionnels de la santé et de scientifiques. Ceux-ci dénoncent le fait que Santé Canada se soit basé essentiellement sur des études commandées par l’industrie pour prendre sa décision. Des études indépendantes ont pourtant démontré son effet néfaste sur la santé et l’environnement. Depuis 2015, l’Organisation mondiale de la Santé classe d’ailleurs le glyphosate comme « probable cancérogène ». Il demeure tout de même encore l’herbicide le plus utilisé à travers le monde.
Tout comme au provincial, Santé Canada a récemment restreint l’utilisation de certains néonicotinoïdes, après un long processus de révision de sept ans. Or, leur interdiction n’est limitée qu’à certains cas, comme lors de la période de floraison. Il demeure toujours possible de vendre et acheter des semences déjà enrobées de ce type d’insecticide, ce qui est une pratique courante de l’industrie. Les scientifiques ont sonné l’alarme depuis de nombreuses années à l’échelle internationale sur les dangers du pesticide pour les populations d’abeilles et pour la santé publique. Mais Santé Canada est extrêmement lent à agir, ce que critiquent les groupes écologistes. Notons qu’encore une fois, l’organisme ne s’est pas uniquement fié aux études scientifiques indépendantes, mais a aussi pris en compte les études de l’industrie productrice de pesticides.
Si tant les gouvernements canadien que québécois tardent à agir, et ne semblent pas faire preuve de précaution en la matière, il est légitime de s’inquiéter. Une nouvelle étude universitaire québécoise, publiée dans la revue scientifique Environmental pollution, fait d’ailleurs état de l’omniprésence des pesticides dans le fleuve St-Laurent. Des taux très élevés de concentration d’atrazine, glyphosate, néonicotinoïdes, etc., ont été observés dans ce cours d’eau, qui est source d’eau potable de millions de Québécois. Les scientifiques s’inquiètent des risques importants que ce cocktail de pesticides peut causer sur la santé humaine et la faune aquatique. Ce navrant portrait est le résultat de l’agriculture intensive où est recherchée la maximisation de la production pour le profit, ce qui pousse les entreprises agricoles à recourir davantage aux pesticides. Ce grave constat s’ajoute aux nombreuses études sur l’impact observé de la production et les pratiques industrielles sur les écosystèmes.
À l’heure où de plus en plus de travailleurs et de jeunes se mobilisent devant l’urgence climatique et veulent un changement pour la planète et les générations futures, un ennemi important barre la route du progrès humain. Cet ennemi est le profit privé, et avec lui les grandes entreprises. Le capitalisme, par son développement naturel, a mené à une concentration exacerbée des ressources dans les mains de quelques énormes joueurs qui contrôlent le marché mondial. Pour se mettre des milliards dans les poches, ces grandes entreprises sont prêtes à tout, peu importe l’impact sur la santé et l’environnement. Grâce à leurs lobbys puissants, elles parviennent à pervertir la recherche scientifique, à dicter les pratiques agricoles et à éviter qu’on leur impose des limites.
Louis Robert est parvenu à un dur constat : « Il faut donner un coup de barre important à nos pratiques agricoles. » Cependant, afin d’entamer une transformation profonde des pratiques, nous devons envisager un changement fondamental de l’économie. Nous ne pourrons contrôler la production agricole tant qu’y régnera la propriété privée. Une rupture avec celle-ci, par l’expropriation des grandes entreprises, nous permettra de mettre l’ensemble du secteur agroalimentaire sous une planification rationnelle et un contrôle démocratique. L’environnement et la santé publique pourront ainsi devenir des enjeux primordiaux dans toute production agricole.