Au Québec, le gouvernement libéral refuse obstinément de mettre en place une réelle commission d’enquête publique sur la corruption et la collusion dans l’industrie de la construction. Il a finalement mis en place, le 18 octobre, une commission d’enquête sur la construction sous l’égide de la juge France Charbonneau. Cependant, cette commission demeure partiellement publique puisqu’elle prévoit de nombreuses consultations à huis clos.

Alors, que la population demande au gouvernement de faire la lumière sur les agissements des entrepreneurs de la construction, le gouvernement braque les projecteurs sur les travailleurs. Le «problème» du placement syndical, visé par le projet de loi 33, est une diversion tendant à mobiliser l’opinion publique et la détourner du vrai problème qu’est celui de la collusion entre le patronat et le gouvernement et celui de la corruption endémique qui est inhérente à l’économie capitaliste et à l’État.

Au-delà des querelles entre centrales syndicales, ce projet de loi est une véritable attaque envers les travailleurs et les organisations dont ils se sont dotés pour faire valoir leurs intérêts, qui vient renforcer le rapport de force envers le capital contre le travail.

Le syndicalisme

Le syndicalisme apparaît, au Québec comme ailleurs dans le monde, comme un mouvement dédié à l’élévation de la condition ouvrière qui, avec l’avènement de la Révolution industrielle, voit dans l’extension du salariat le terreau fertile à ses réalisations. Nous postulons donc que le mouvement ouvrier compris comme étant la classe des travailleurs s’organise collectivement sous la forme d’associations d’abord, puis de syndicats, afin de défendre ses intérêts de classe.

Le capitalisme, mode de production basé sur l’accumulation illimitée du capital et sur la concentration toujours plus grande de l’appropriation privée, est fondamentalement un mouvement de marchandisation et d’appropriation de la force de travail en vue d’en extraire la plus-value, se concentrant en profit aux mains des possesseurs des moyens de production, les capitalistes. C’est de cette contradiction fondamentale entre l’exploitation du capitaliste et la résistance du travailleur que naît le syndicalisme, la C.S.N et la C.E.Q dans le livre Histoire du mouvement ouvrier au Québec (1825-1876) : 150 ans de luttes disent: « [a]ux forces coalisées du patronat [répond] la solidarité des travailleurs ».

Historiquement, ce sont les conditions de travail qui sont les revendications principales des syndicats (abaissement de la durée de la journée de travail, augmentation du niveau des salaires, salubrité des lieux de production, etc.) On peut ainsi compter parmi les gains historiques du mouvement syndical la négociation collective, l’interdiction du travail des enfants, le salaire minimum, la semaine de 40 heures, l’assurance chômage, les pensions de vieillesse. Le placement syndical s’inscrit dans ces gains, permettant aux travailleurs d’avoir, par le biais de leur organisation représentative, un certain contrôle sur l’usage de la main d’œuvre dans l’industrie de la construction, dit Assia Kettani dans son article « Un Québec syndical » publié dans Le Devoir.

Le placement syndical

Le placement syndical est le nom donné à une pratique permettant au syndicat de référer la main d’œuvre disponible et qualifiée dont a besoin l’entrepreneur pour effectuer ses travaux de construction. Bien qu’elle ne concerne que 15% de la main d’œuvre, cette pratique apparaît comme une menace à l’arbitraire patronal, à ce que l’on appel son «droit de gérance». Elle allait donc subir de nombreuses attaques. Dès 1975, la Commission Cliche recommandait l’abandon du placement syndical.

En 2005, la Commission d’enquête sur la Gaspésia réitère cette recommandation en le confiant à une commission indépendante, Il s’agit de la Commission de la construction du Québec (CCQ) qui avait été créée en 1986. La même année, le projet de loi 135 (devenu le chapitre 42 des lois du Québec de 2005) modifie diverses dispositions de la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d’œuvre dans l’industrie de la construction relatives à l’exercice de la liberté syndicale.

À l’été 2011, la ministre du travail Lise Thériault met en place une Commission chargée de produire un rapport sur le fonctionnement de l’industrie de la construction. Le 30 août, le rapport Matteau du Groupe de travail sur le fonctionnement de l’industrie de la construction est déposé. Le 6 octobre le projet de loi 33, visant l’interdiction du placement syndical, est déposé en chambre. Du 24 au 27 octobre, les audiences de la Commission parlementaire sur le projet de loi 33 mettent en scène deux visions opposées : celle de Lise Thériault, ministre du travail, qui défend son projet et celle de Michel Arsenault, président de la FTQ-Construction qui le rejette en bloc.

Au même moment, des mouvements de grève spontanés éclatent sur les chantiers de construction au Québec, exprimant l’opposition au projet de loi 33. Les travailleurs de la raffinerie Ultramar à Lévis, du parc éolien de Beaupré, du chantier de la Banque Nationale sur René-Lévesque, du chantier du Super PEPS de l’Université Laval et de l’îlot Saint-Patrick ont cessé de travailler le 24 et 25 octobre afin de protester contre le projet de loi 33. Le gouvernement réagit à ces mouvements par une injonction provisoire interdisant le droit de manifester devant le siège social et les différents bureaux de la CCQ, cette injonction provisoire sera renouvelée le 3 novembre.

Le projet de loi 33

Ce projet de loi constitue une attaque en règle contre les travailleurs à au moins deux niveaux. Premièrement, il élimine le placement syndical, retirant aux syndicats leur pouvoir en matière de référence de la main-d’œuvre auprès des employeurs. Le projet de loi prévoit que toute référence de travailleurs doit se faire par l’intermédiaire du Service de référence de main-d’œuvre de l’industrie de la construction administré par la CCQ. Aussi, toutes associations voulant référer des salariés doivent le faire par l’obtention d’un permis. Par conséquent, le fait d’imposer à un employeur l’embauche de salariés déterminés est interdit et constitue une infraction légale.

Deuxièmement, il prévoit l’augmentation de la durée des conventions collectives passant de trois à quatre ans. Ce dernier élément est important et n’a été que peu médiatisé. Le syndicat devint historiquement un interlocuteur obligé de l’entreprise et de l’État dans la mesure où il permettait de garantir une certaine «paix social». En effet, la convention collective, sorte de contrat entre le patronat et le syndicat, ne permet pas aux travailleurs d’user de leur seul véritable moyen de pression. C’est seulement lorsqu’elle vient à échéance, lorsqu’il y a négociation, que les travailleurs peuvent se prémunir de leur moyen légitime de faire la grève. Or, il est évident que l’allongement d’un an de la durée d’une convention collective prive d’autant les travailleurs de leur moyen de pression effectif.

Les appuis et les oppositions au projet de loi 33

Dans le débat public, seul la FTQ-construction et le Conseil provincial du Québec des métiers de la construction (CPQMC-International), représentant plus de 70% des travailleurs de l’industrie, sont opposés au projet de loi 33. Les employeurs de la construction, les associations patronales, le gouvernement, les partis d’opposition et trois des cinq organisations syndicales représentant les travailleurs de l’industrie de la construction (CSN-Construction, CSD-Construction et Syndicat québécois de la construction) sont favorables au projet de loi. Même Amir Khadir, l’un des porte-paroles de Québec solidaire et figure emblématique de la gauche québécoise, a pris position dans le débat en accueillant favorablement le projet de loi.

Quant aux médias, ils font le jeu du gouvernement et des associations patronales en véhiculant l’équation fausse entre placement syndical et violence, intimidation et discrimination sur les chantiers de construction. Ce lien renforcé par les médias contribue à donner une mauvaise image du syndicat auprès de la population, rendant par le fait même légitime les attaques envers le placement syndical.

L’appui des syndicats au projet de loi est problématique

L’appui des trois syndicats au projet de loi révèle un problème important pour la classe ouvrière. Le problème fondamental réside dans le fait que les institutions syndicales se sont progressivement coupées de leur base (les travailleurs syndiqués) et prennent les décisions au sommet sans consulter leurs membres. Les dirigeants syndicaux, plutôt que d’être les intermédiaires obligés entre les travailleurs et les entrepreneurs, deviennent les décideurs incontestés agissant au nom de ceux qu’ils sont censés représentés. Ainsi, trois grands maux affligent le syndicat : le corporatisme en tant que vision sociale, la concertation comme orientation stratégique, et le centralisme bureaucratique comme mode organisationnel.

Le syndicat, étant historiquement la forme institutionnalisée que pris la résistance des travailleurs face à l’exploitation capitaliste, devrait légitimement défendre les intérêts de tous les travailleurs. Malheureusement, c’est le corporatisme qui semble être mis de l’avant. Les organisations syndicales se trouvent pris dans une logique de concurrence pour une plus grande représentativité et pour un plus grand degré d’influence. Le refus de lutter solidairement pour le maintient du placement syndical témoigne d’une vision étriquée de la société et de la prédominance d’intérêts corporatistes des membres sur ceux universels de la classe ouvrière.

La défense globale des travailleurs devient défense particulière des membres des syndicats qui se livrent entre eux une lutte concurrentielle. Le syndicat doit reprendre à son compte l’analyse de classe et défendre les intérêts de l’ensemble des travailleurs. Au début des années 1970, la CSN diffuse son manifeste Ne comptons que sur nos propres moyens et la FTQ adopte L’État, rouage de notre exploitation. Ces manifestes coïncident avec les fronts communs et les grèves générales qui s’ensuivent unissant l’ensemble de la classe des travailleurs et les masses populaires contre les classes dominantes et l’État qui les protège.

L’attitude des syndicats doit également se comprendre dans le changement d’orientation syndical au Québec à partir des années 1980, passant de la stratégie de la confrontation à celle de la concertation. Le changement d’orientation syndicale s’inscrit dans une nouvelle conjoncture économique, politique et idéologique : la faillite du modèle fordiste de production, la crise de l’État-providence et des politiques keynésiennes et la consolidation d’un discours hégémonique, le néolibéralisme. Les dirigeants syndicaux choisirent de réagir par l’adoption d’une stratégie de concertation, où la lutte pour l’emploi doit se conjuguer avec l’acceptation des dogmes de la productivité, de la performance, de la concurrence chère à l’entreprise privée et de la lutte au déficit, de la réduction des dépenses cher à l’État.

Dans cette mouvance, les dirigeants syndicaux se résignent à corroborer la vision de l’entreprise et de l’État et à harmoniser ses pratiques avec eux. Toute stratégie de concertation condamne le syndicalisme à la subordination idéologique des travailleurs au patronat si les questions centrales que sont « quels sont nos intérêts, valeurs et objectifs? » et « quels sont les leurs? » ne restent posées en tout temps, dit Jean-Marc Piotte dans son livre Du combat au partenariat. Interventions critiques sur le syndicalisme québécois. Seule la stratégie de combat peut permettre aux travailleurs de défendre leurs intérêts et d’élever leurs conditions.

Enfin, c’est l’organisation même du syndicat qui est problématique. L’intégration du syndicat en tant que partenaire conjoint de l’entreprise et de l’État a rendu l’organisation des travailleurs totalement institutionnalisés et subordonnés. La rigidité bureaucratique et la hiérarchisation inhérente à l’organisation ne permettent pas aux membres de s’exprimer et de s’impliquer pleinement dans l’organisation. Toutes les décisions doivent être prises de la base, soit des membres. Une organisation davantage horizontale passerait par une démocratisation des instances syndicales, c’est-à-dire par la participation effective des membres aux directions de leurs organisations.

Conclusion

Le projet de loi 33 éliminant le placement syndical révèle, de par les réactions qu’il suscite, les contradictions de la société actuelle. Les organisations syndicales actuelles témoignent d’une vision étriquée des rapports entre le travail et le capital, d’une orientation stratégique au mieux inefficace, et d’un manque de démocratie interne. Il est nécessaire de revoir de fond en comble la vocation du syndicalisme qui devrait être de promouvoir l’intérêt de tous les travailleurs face au capital et à l’État.

Les centrales syndicales devraient revaloriser une stratégie de combat, qui seule fut à même de réaliser des gains pour les travailleurs. Enfin, la démocratie syndicale, signifiant essentiellement la participation pleine et effective de l’ensemble des travailleurs à la direction de leur organisation, doit se concrétiser. Le syndicat demeure la forme obligée et légitime dont se sont dotés les travailleurs afin de faire valoir leurs intérêts face au capital, mais il ne pourra désormais être l’agent de progrès si les problèmes qui le traverse ne sont réglés. Cette tâche incombe aux travailleurs.