Cet article a été publié le 21 février dernier sur le site de Fightback (www.marxist.ca). Il ne tient donc pas compte du témoignage de Jody Wilson-Raybould ayant eu lieu cet après-midi.


Le 7 février dernier, le Globe and Mail a publié une histoire selon laquelle le Bureau du premier ministre Justin Trudeau avait « tenté de faire pression » sur l’ancienne ministre de la Justice et procureure générale, Jody Wilson-Raybould, pour qu’elle intervienne dans la poursuite pour corruption intentée contre SNC-Lavalin, une grande firme de construction canadienne. Selon le journal, Raybould a résisté à la pression, ce qui a mené à ce qu’elle soit démise de son poste de ministre de la Justice au profit d’un poste de ministre des Anciens combattants. Il s’en est suivi un drame politique qui a défrayé les manchettes, dévoilant au passage le fonctionnement interne suspect du Parti libéral et menaçant de discréditer l’élite politique et économique du pays. Il ne fait aucun doute qu’il y a quelque chose de pourri au sein de l’État canadien.

L’affaire jusqu’à présent

En 2015, SNC-Lavalin a été accusée par la GRC de fraude et corruption en lien avec des pots-de-vin de 48 millions de dollars offerts à des fonctionnaires libyens entre 2001 et 2011. La poursuite est toujours en cours. Si SNC-Lavalin est reconnue coupable, elle ne pourra pas répondre aux appels d’offres émis par le fédéral pour une période de dix ans.

Selon ce que rapporte le Globe, Raybould a été approchée par le Bureau du premier ministre afin qu’elle demande aux procureurs d’en arriver à un règlement hors cour avec SNC leur permettant d’éviter une condamnation criminelle, et ainsi pouvoir soumissionner pour les contrats fédéraux. L’histoire raconte que Raybould a résisté à la pression. Peu de temps après, elle a été démise de ses fonctions de ministre de la Justice et nommée ministre des Anciens combattants, sans qu’aucune raison ne soit donnée à ce moment.

L’histoire a été rapportée par le Globe quelques semaines plus tard, ce qui est venu expliquer cette rétrogradation abrupte. Le Parti libéral s’est immédiatement affairé à tenter de réparer les dégâts. Selon certains experts, le fait de faire pression sur la procureure générale pour s’immiscer dans une affaire de corruption est possiblement une violation de la loi canadienne. Que ce soit le cas ou non, le gouvernement Trudeau a déjà été reconnu coupable devant le tribunal de l’opinion publique. Depuis le début du scandale, les intentions de vote pour Trudeau et le Parti libéral ont chuté.

Lorsqu’il s’est fait demander si l’histoire était vraie, Trudeau a livré un discours soigneusement préparé, expliquant qu’il n’avait jamais donné de « directive » à Raybould de s’immiscer dans l’affaire. Les journalistes ont ensuite demandé s’il avait mis de la pression sur Raybould pour qu’elle agisse, ce à quoi il a à nouveau répondu qu’il ne lui avait pas donné de « directive » à cet effet. Raybould a refusé de répondre aux questions dans les jours ayant immédiatement suivi le dévoilement de l’histoire. Beaucoup de gens ont interprété son silence comme un aveu de culpabilité.

Les soupçons n’ont fait que s’intensifier après que les libéraux aient tenté d’étouffer toute enquête dans ce scandale. Le Parti libéral a effectivement bâillonné Raybould, en appelant au « privilège du secret professionnel de l’avocat » que le gouvernement refuse de lever. Les conservateurs et le NPD ont demandé une enquête du comité de la justice, ce qui a été accepté tardivement par les libéraux. Cependant, avec une majorité sur le comité, les libéraux ont refusé de demander le témoignage du Bureau du premier ministre. Une enquête du commissaire à l’éthique a également été acceptée, mais l’enquêteur ne peut pas porter d’accusations et ne peut imposer que des amendes allant jusqu’à 500$. Une enquête publique a été rejetée du revers de la main.

Le drame politique ne s’arrête pas là, cependant. Le 12 février, Raybould a quitté le cabinet libéral. Le 18 février, Gerald Butts, le secrétaire principal de Trudeau, a également démissionné, affirmant que « la réalité, c’est que ces allégations existent ». Le 19 février, Raybould a été obligée d’attendre deux heures avant de pouvoir parler à une rencontre du cabinet du premier ministre, et on rapporte que certains députés ne voulaient pas qu’elle y soit. Le lendemain, Raybould a déclaré à la Chambre des communes qu’elle souhaitait simplement avoir « l’occasion de dire [sa] vérité.» D’autres députés libéraux ont reçu l’ordre de ne pas s’adresser aux journalistes, de peur d’endommager encore plus l’image du parti. Ce n’est que le début de ce qui est déjà le plus grand scandale politique du gouvernement Trudeau.

SNC-Lavalin et le Parti libéral

Si nous regardons SNC-Lavalin de plus près, nous pouvons mieux comprendre le scandale.

SNC est une firme de construction et d’ingénierie basée à Montréal qui emploie environ 50 000 personnes et engrange des revenus de près de dix milliards de dollars. En plus du scandale sur la Libye, SNC a été accusée ou reconnue coupable de fraude et de corruption de nombreuses fois au cours des dernières années. Cela inclut des pots-de-vin afin de construire un hôpital à Montréal, des pratiques suspectes au Cambodge, et des pots-de-vin à des fonctionnaires du Bangladesh pour lesquels la Banque mondiale a interdit à SNC de soumettre des appels d’offres pour ses contrats pour une période de dix ans.

Plus importants encore sont les cadeaux, tant légaux qu’illégaux, que SNC a offerts au Parti libéral depuis des années. Au cours des dernières décennies, les libéraux ont reçu des dizaines, voire des centaines de milliers de dollars de SNC, soit bien plus que ce que l’entreprise a donné à tout autre parti. Afin d’éviter la limite sur les dons par des entreprises, SNC a également élaboré un stratagème de dons illégaux. En novembre 2018, l’ancien vice-président de l’entreprise, Normand Morin, a plaidé coupable à l’accusation de dons illégaux totalisant 117 803$ pour les partis fédéraux, dont 109 000$ au Parti libéral. Pour tous ces « dons », SNC pouvait raisonnablement s’attendre à avoir quelque chose en retour.

Depuis 2017 au moins, SNC fait pression sur le gouvernement pour que les accords de réparation soient ajoutés au Code pénal. Ces accords permettent au gouvernement d’en arriver à des ententes hors cour avec des entreprises qui font face à des poursuites criminelles. De tels accords seraient utiles pour SNC puisque si elle est reconnue coupable, elle ne pourra pas soumissionner pour les appels d’offres émis par le fédéral pour une période de dix ans. La campagne de lobbying de SNC a été soutenue par le Conseil canadien des affaires, qui représente la plupart des entreprises majeures du Canada. SNC a approché le Bureau du premier ministre 19 fois. Ses efforts ont été récompensés.

Au printemps 2018, le gouvernement Trudeau a effectué des changements au Code pénal pour y inscrire les accords de réparation, et ce, juste à temps pour intervenir dans le dossier de corruption en cours avec SNC. Le tableau général n’est pas très favorable au Parti libéral. Leur seule erreur de calcul est l’insubordination d’une députée rebelle.

Le système est coupable

Considérant les faits, il est difficile de douter de la culpabilité du Parti libéral. Mais que pouvons-nous faire?

Les conservateurs se sont servis du scandale pour se présenter comme le parti incorruptible. Ils cachent le fait que, sous Stephen Harper, leur propre parti a été marqué d’une série de scandales. Ceux-ci incluent la débâcle entourant les dépenses du Sénat qu’ils aimeraient bien que les gens oublient. Ils cachent aussi le fait que leur propre parti a reçu des milliers de dollars de la part de SNC au fil des ans, malgré l’historique de l’entreprise. Le fait est que si les conservateurs étaient au pouvoir, il ne fait aucun doute qu’ils agiraient de la même manière que le gouvernement actuel.

L’acceptation de la corruption par les élites politiques et patronales canadiennes n’a rien de nouveau. Dans les années 70, Jean Chrétien demandait aux Canadiens de ne pas se « mettre la tête dans le sable » et ignorer les affaires outre-mer car elles impliquaient des pots-de-vin. En 1991, l’ancien patron de SNC affirmait au magazine Maclean’s que chaque fois qu’il donnait un pot-de-vin, il demandait un reçu : « Je m’assure que nous recevons une facture. Et les paiements se font toujours par chèque, et non en liquide, afin de pouvoir le réclamer dans notre déclaration de revenus! »

Le reste de l’élite canadienne est de la même opinion, en privé si ce n’est pas devant le public. Ce n’est pas une coïncidence.

Sous le capitalisme, les profits passent avant tout. Lorsque certaines lois se mettent dans le chemin du profit, comme c’est le cas pour SNC, ces lois sont modifiées par les politiciens au nom de leurs commanditaires des grandes entreprises. Si ces lois ne peuvent être changées, ils vont trouver toutes sortes de mécanismes, avec l’aide d’avocats, afin de contourner les lois et poursuivre leurs affaires. Si elles se trouvent dans l’eau chaude, les entreprises peuvent compter sur leurs amis en politique pour les sauver. Après tout, c’est ce pour quoi ils les payent.

En vérité, il n’y a pas d’issue sous ce système entièrement corrompu. Les actions du gouvernement Trudeau prouvent à nouveau qu’en dernière analyse, l’État est au service de la mafia capitaliste. Ces brigands doivent être combattus par d’autres moyens.

Certaines personnes affirment que SNC est « too big to fail » (« trop gros pour faire faillite ») et que si elle est reconnue coupable, l’impact sera dévastateur pour les 50 000 personnes qu’elle emploie. Cependant, cela n’est vrai que si SNC est laissée entre les mains de ses propriétaires privés corrompus. Dans les tribunaux capitalistes, de petits escrocs sont continuellement privés de leurs avoirs. Pourquoi est-ce qu’il en serait autrement pour les grands voleurs? Des entreprises corrompues comme SNC devraient être punies en ayant leurs actifs confisqués et placés sous le contrôle démocratique des travailleurs. Ainsi, aucun emploi ne serait perdu, excepté ceux de l’exécutif assis confortablement au sommet.

Cependant, les patrons de SNC ne sont pas les seuls qui sont en procès. Depuis des années, SNC a été appuyé dans ses magouilles par le Parti libéral qui, ayant été reconnu coupable aux yeux des gens ordinaires, mérite d’être évincé du pouvoir pour aide et complicité. À sa place, il faudrait former un gouvernement ouvrier purgé de tous les fonctionnaires vendus, de la corruption et des mesures d’obstruction bureaucratique.

Le tribunal de l’opinion publique a livré son verdict, et celui-ci est clair : c’est tout l’establishment politique et économique qui est coupable d’incompétence. La seule justice que nous pouvons obtenir est en les chassant du pouvoir et en donnant le pouvoir à la classe ouvrière.