Version abrégée d’un article publié le 17 août dernier sur www.marxist.ca.


Le conflit en cours entre l’Arabie Saoudite et le Canada s’intensifie. Récemment, la chaîne de télévision d’État saoudienne Al Arabiya a diffusé une rubrique critiquant le bilan canadien en matière de droits humains avec de fausses affirmations (comme l’arrestation présumée de Jordan Peterson pour ses idées politiques!) tout en soulignant de vrais enjeux comme le traitement monstrueux réservé aux autochtones. Qu’est-ce que signifie cette rupture diplomatique sans précédent?

L’histoire a commencé par un tweet, le 2 août dernier, par la ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland. Elle se disait « alarmée » d’apprendre que Samar Badawi, la soeur du blogueur emprisonné Raïf Badawi (dont la femme et les trois enfants ont la nationalité canadienne), s’était également fait emprisonner et demandait leur libération. Le jour suivant, Affaires mondiales Canada, le département de Freeland, a émis un autre tweet qui réitérait que le gouvernement est « gravement préoccupé par les arrestations supplémentaires de militants de la société civile et pour les droits des femmes » dans le pays, incluant Samar Badawi, et qui réclamait leur libération immédiate.

La réponse du gouvernement saoudien a été immédiate et explosive. Riyad a expulsé l’ambassadeur canadien et suspendu les vols de la compagnie aérienne d’État en partance de et vers Toronto. Le gouvernement saoudien a annoncé vouloir rapatrier les milliers d’étudiants saoudiens ayant des bourses d’études pour étudier au Canada et sortir du pays les patients saoudiens se trouvant dans les hôpitaux canadiens. Il a appelé à la suspension de tout commerce entre les deux pays. Le ministère des Affaires étrangères saoudien s’est servi de son compte twitter pour dénoncer une « ingérence ouverte et flagrante » dans les affaires internes du royaume.

Il y a une exception à la suspension des relations commerciales : le ministre de l’Énergie saoudien a rassuré les investisseurs que la crise diplomatique n’aurait pas d’impact sur le pétrole saoudien envoyé au Canada.

Comme l’explique Geoffrey Morgan dans le Financial Post, chaque jour, le Canada importe 100 000 barils de pétrole de l’Arabie Saoudite, dont la majorité se retrouve dans les raffineries du Québec et des Maritimes. En tant que plus grand producteur mondial, l’Arabie Saoudite est en mesure de produire du pétrole à des coûts moindres que de nombreux compétiteurs. Pour l’est du Canada, remplacer le pétrole saoudien serait difficile et coûteux.

Qu’est-ce qui a poussé les libéraux fédéraux à agir ainsi? Le plus probable est que ce n’est qu’un mauvais calcul. Le gouvernement libéral de Justin Trudeau croyait à tort qu’il pouvait publiquement appeler à la libération de prisonniers politiques en Arabie Saoudite sans en subir de conséquences.

Malgré son image « progressiste » et « féministe », Trudeau, en tant que premier ministre du Canada et dirigeant du Parti libéral, est ultimement le représentant des grandes entreprises et des intérêts de la classe capitaliste canadienne. Ainsi, ses politiques reflètent inévitablement les intérêts de cette classe, ce que ne peuvent changer ses séances photo et ses déclarations publiques soigneusement formulées. Alors que Trudeau se fait critiquer pour ses politiques comme la dépense de milliards de dollars en fonds publics sur le sauvetage de Kinder Morgan pour la construction du pipeline Trans Mountain, il s’appuie encore davantage sur les droits des femmes et son image « féministe » pour entretenir son vernis progressiste.

Mais le fait de vendre des armes à l’Arabie Saoudite vient endommager cette image prétendument féministe de Trudeau. L’Arabie Saoudite demeure une des sociétés les plus arriérées au monde dans son traitement des femmes. Le fait que le premier ministre « féministe » appuie un contrat de vente d’armes de 15 milliards de dollars à ce pays n’est pas bon pour l’image, et soulève des questions inconfortables pour lui. Par conséquent, le gouvernement a vraisemblablement pensé que les tweets de Freeland seraient un geste symbolique sans conséquence permettant aux libéraux d’avoir l’air de champions des droits des femmes et des droits humains.

Malheureusement pour les libéraux, leurs critiques sont tombées à un moment inopportun pour le régime saoudien, un régime de plus en plus profondément en crise. La chute à long terme des prix du pétrole est une source potentielle d’instabilité pour un gouvernement aussi dépendant du pétrole pour sa richesse et son pouvoir. Lors du deuxième trimestre de 2018, le pétrole comptait pour 70% des revenus d’État de l’Arabie Saoudite.

En même temps, le régime saoudien est pris dans une série de guerres et d’interventions étrangères, et fait face à la possibilité d’une défaite dans la guerre contre le Yémen. Cette guerre, qui a pris la vie de dizaines de milliers de personnes, détruit la majorité des infrastructures yéménites et mis des millions de personnes au bord de la famine, avait été lancée par le prince saoudien Mohammed Bin Salman afin de combattre l’influence grandissante de l’Iran et apaiser les Wahhabites qui s’opposent à la famille royale saoudienne. Les efforts du régime pour mettre fin à la guerre par la force brute n’ont pas fonctionné. Une défaite dans cette guerre combinée aux mesures d’austérité en Arabie Saoudite est une recette parfaite pour une montée de la lutte des classes.

Afin de se maintenir au pouvoir, le gouvernement saoudien utilise à la fois la carotte et le bâton. Tout en introduisant des réformes symboliques comme le fait de donner le droit de conduire aux femmes, le régime a également intensifié la répression de toute forme de dissidence. Cette répression par le régime saoudien est symbolisée par ses formes d’exécutions médiévales, comme la décapitation ou la crucifixion.

Dans ce contexte, les critiques du Canada concernant les droits humains en Arabie Saoudite sont vues comme ignorant les récentes réformes et comme une façon de donner des munitions à la dissidence domestique qui grandit. Cherchant désespérément à maintenir le pouvoir de la famille royale, le gouvernement saoudien a tenté de faire du Canada un exemple en le punissant.

Donald Trump, de son côté, est demeuré discret, lui qui a parlé des deux pays comme des alliés et refusé d’appuyer le Canada. D’autres alliés du Canada, comme le Royaume-Uni et l’Union européenne, ont aussi adopté une position de neutralité, n’étant pas chauds à l’idée de perdre leur commerce lucratif avec l’Arabie Saoudite.

Au Canada, des divisions ont surgi au sein de la classe dirigeante sur la voie à suivre. Terry Glavin, dans le magazine Maclean’s, est sans équivoque : « Les Saoudiens sont en train de gagner ». Il note que le Canada continuera d’acheter le pétrole saoudien et ira de l’avant avec la vente d’armes au régime. Le commerce bilatéral entre les deux pays est de quatre milliards de dollars, une goutte d’eau dans l’océan pour l’économie saoudienne. Le gouvernement libéral s’est prêté à un exercice d’équilibriste dans sa réponse à l’Arabie Saoudite. Il a tenté de sauver la face en affirmant qu’il allait continuer à « s’exprimer » sur les droits humains pendant que Trudeau reculait, disant que l’Arabie Saoudite « progresse en ce qui concerne les droits humains ». Tandis qu’Ottawa travaille en coulisse afin d’obtenir des « précisions » sur les mesures de représailles, le gouvernement saoudien a, dans les faits, demandé une totale capitulation de la part du Canada.

La querelle entre l’Arabie Saoudite et le Canada est une preuve de plus que l’ordre international issu de la Deuxième Guerre mondiale se fracture. Depuis la récession de 2008, tout autour du monde les gouvernements ayant imposé l’austérité font face à une crise de légitimité qui mène à une polarisation vers la gauche et la droite et à des divisions grandissantes chez la classe dominante. En parallèle, nous voyons également l’antagonisme entre les nations s’intensifier. Peu importe comment ce conflit se résoudra, tant que le capitalisme sera là, avec ses contradictions entre l’économie mondialisée et les États-nations représentant les intérêts des classes dirigeantes nationales, nous pouvons nous attendre à d’autres conflits du genre à l’avenir.