Article publié le 12 novembre sur In Defence of Marxism, par Nina Christou de Lisbonne.

Le 10 novembre, 11 jours après s’être formé, le gouvernement de coalition de droite a été chassé par les partis de gauche au Parlement. Le même jour, la CGTP, principal syndicat du pays, a appelé à une manifestation devant ce même parlement alors que les discussions sur le programme présenté par le gouvernement minoritaire avaient lieu. Je me trouvais là et j’ai pu apprécier l’humeur des manifestants : l’ambiance était enthousiaste, joyeuse et pleine de promesses. Ils avaient gagné une première bataille.

Un pays en crise

Le Portugal, présenté comme le modèle à suivre en imposition des politiques d’austérité en Europe du Sud, a subi un effondrement économique calamiteux, qui a eu un énorme impact sur le niveau de vie des travailleurs et des jeunes. Comme le suggérait, en 2011, l’ancien Premier ministre Pedro Passos Coehlo, « le Portugal ne se sortira de la crise actuelle qu’en s’appauvrissant. » Et ce qui suit montre jusqu’où ils sont allez.

Le chômage est passé de 9,5 % avant la crise à plus de 17,5 % en 2013, ne retombant actuellement qu’à 13,2 %. Dans le même temps, 1 jeune sur 3 est privé d’emploi. Ces chiffres sous-estiment peut-être encore le problème : alors que le chômage a « baissé » de 6 points, le nombre de personnes employées n’a augmenté que de 0,2 % sur la même période. Cette contradiction mathématique s’explique par la multiplication de « jobs » non payés – visant principalement les jeunes –, dont les internats et le volontariat qui les aident à gonfler leur CV. Pendant ce temps, près de 350 000 personnes, principalement des jeunes, ont quitté le pays, contraintes à l’exil pour trouver les emplois qu’elles n’arrivent pas à trouver au pays.

Sur la seule année 2014, le gouvernement a accepté la demande de la Troïka de couper pour 4,7 milliards d’euros dans la santé, l’éducation et la sécurité. Ce qui a représenté une hausse des honoraires médicaux de plus de 30 €, tandis qu’une visite et un diagnostic coûtent aujourd’hui près de 50 €. Entre 2010 et 2012, les dépenses pour l’éducation ont diminué de 23 % et n’ont pas cessé de baisser depuis lors. Dans le même temps, une vague de privatisations a mis les compagnies d’électricité, du rail ou des transports dans les mains d’une petite minorité – souvent composée d’investisseurs étrangers – qui n’a aucun intérêt à créer des emplois ou à fournir des conditions de vie décentes à ses salariés.

Le pays a le plus haut niveau d’inégalité de revenus de l’Union Européenne et un Portugais sur cinq vit sous le seuil de pauvreté. C’est le résultat d’années d’austérité imposées par la Troïka.

La réaction des masses

Les Portugais en ont assez de ces dégradations sociales. Lors des dernières élections, qui remontent seulement au mois dernier, une majorité de votants a mis ses espoirs dans l’aile gauche de la coalition « Portugal en Avant » (PSD et CDS). Mais les petits partis plus radicalisés étaient les véritables vainqueurs de ces élections. Bloc de gauche (Bloco de Esquerda, BE) a avancé un programme électoral résolument anti-austérité, gagnant de larges soutiens dans la jeunesse. Il a doublé ses votes, passant de 8 à 19 sièges à l’Assemblée. Le Parti communiste du Portugal (PCP) a quant à lui obtenu un total de 8.3 %, soit 17 sièges. Près de 20 % de la population a voté pour l’un de ces deux partis.

Depuis, des discussions ont eu lieu dans l’optique de créer un gouvernement du Parti Socialiste (PS) avec le soutien du BE et du PCP au Parlement. Le président de la République portugaise, en fonction depuis près de 10 ans, un homme de droite obséquieux, a annoncé qu’il n’accepterait pas la formation d’un gouvernement « anti-européen ». Dans un discours qui a suivi les négociations, il a affirmé :

« En 40 ans de démocratie, aucun gouvernement au Portugal n’a jamais été dépendant du soutien des forces anti-européennes, à savoir des forces qui font campagne pour abroger le traité de Lisbonne, le pacte budgétaire Européen, le pacte de croissance et de stabilité, ainsi que pour démanteler la zone euro et pour le retrait du Portugal de celle-ci, revendiquant également la dissolution de l’OTAN. »

Il est clair que le Président de la République sert un autre type de démocratie, où des banquiers et des capitalistes insouciants font payer les travailleurs pour la crise de leur système.

Mais ce discours n’est pas resté sans suite. Le 10 novembre, les partis parlementaires de gauche ont voté pour une motion de défiance à l’encontre du gouvernement de droite, et ont annoncé un accord pour former un gouvernement stable du PS, avec le soutien extérieur du BE et du PCP. Cette motion est passée avec 123 votes pour et 107 contre. Dans les jours qui ont précédé les discussions sur la proposition minoritaire du gouvernement, le principal syndicat du pays (le CGTP) organisait déjà une manifestation.

La manifestation du 10 novembre — Governo para a Rua !

La manifestation du 10 novembre a rassemblé des travailleurs de professions et de régions différentes. Pendant des heures et sans interruption, les manifestants ont déferlé dans les rues, aux fenêtres du parlement. Des drapeaux flottaient partout, la plupart étaient ceux du CGTP, mais il y avait aussi ceux des dockers, des enseignants, des éboueurs et de la jeunesse. Des gens venaient aussi bien de Porto et Braga, au nord du pays, que d’Algrave au sud. De nombreuses personnes portaient des œillets, le symbole de la Révolution du 25 avril 1974.

La population était en liesse. L’ambiance était à la célébration, et ce, bien avant l’annonce du résultat officiel du vote parlementaire. La manifestation ne ressemblait pas à une protestation s’apprêtant à faire chuter un gouvernement, mais plus à une fête célébrant un gouvernement déjà déchut. L’atmosphère y était incroyable, après 4 ans de sévère austérité, voilà enfin une alternative !

Les gens chantaient et dansaient sur des chansons révolutionnaires de Zeca Afonso, le compositeur de « Grandola Vila Morena » [NDT : chant associé à la Révolution des œillets], et à la fin de la manifestation, tous chantaientl’Internationale en cœur. Les visages brillaient de confiance et d’espoirs pour un avenir meilleur.

Il faut à présent faire mention de la manifestation de droite. Elle représentait peut-être une petite douzaine de personnes, de l’autre côté du parlement, d’hommes portant des costumes de luxes et de femmes en talons hauts. Dans la première demi-heure, ils s’étaient dispersés, mais les médias ont tout de même eu l’occasion de filmer quelques courtes vidéos. A l’aide de quelques manipulations d’image, les chaînes d’information ont présenté ce rassemblement comme étant une manifestation de masse.

Nouveau gouvernement – A luta continua !

Le gouvernement formé par le PS, avec le soutien du BE et du PCP, doit encore être approuvé par le Président Silva. On ne sait pas encore quelle va être sa réaction, après qu’il ait clairement montré son indifférence face à l’opinion du peuple. Plusieurs options s’offrent à lui : former un gouvernement technocratique, demander au PS de former un gouvernement, ou bien continuer la situation intérimaire jusqu’aux prochaines élections (prévues mi-2016).

La classe dirigeante cherche la « stabilité » afin de continuer à mettre œuvre sa politique capitaliste et ses mesures d’austérité. Un gouvernement socialiste, soutenu par le BE et le PCP, ayant promis de revenir sur certaines mesures d’austérité, n’est pas leur premier choix. Mais rester sans gouvernement, et dans une situation où le PS, le BE et le PCP pourraient faire adopter leurs mesures grâce au parlement serait, de leur point de vue, encore pire.

Dans la foule, j’ai pu observer que la plupart des manifestants étaient membres du PCP ou bien le soutenaient activement. Or, aucun drapeau du parti ne flottait, ni d’aucun autre parti. C’était délibéré : le PS étant plutôt centriste, le BE radical, et le PCP, parti historique des travailleurs, plus à gauche, des tensions et des désaccords émergeront certainement lorsque ces trois partis seront à la tête d’un pays en crise. Mais ce jour-là, l’humeur de la manifestation était celle de l’unité.

Le programme commun diffère du programme original du PS sur certains points importants et représente un renversement partiel de certaines des mesures d’austérité les plus dures. Voici quelques exemples des mesures phares : plus aucune coupe dans les retraites ; une augmentation du salaire minimum ; hausse des salaires pour les travailleurs des services publics (amputés dernièrement) ; baisse de la TVA ; protection des familles à faible revenu des saisies immobilières ; baisse des coûts de prise en charge dans la santé avec la gratuité en cas d’urgence ; arrêt du processus de privation du secteur public du transport à Lisbonne et Porto ; plus aucune privatisation ; retour dans le secteur public de la compagnie EGF ; pas de privatisation de l’eau ; rétablissement des 4 jours fériés qui avaient été supprimés, etc.

Comme déjà mentionné, la situation au Portugal s’est détériorée à cause des politiques d’austérité mises en œuvre depuis des années. Pour tenir ses promesses, le gouvernement socialiste devra affronter de nombreuses difficultés, dont en premier lieu la question du financement de son programme. Mais le problème, c’est que le PS a défendu son programme sans aborder la question de la répudiation ou de la restructuration de la dette. Au contraire, il a promis de maintenir tous les engagements pris entre le Portugal et l’UE. Or il est clairement impossible de tenir les deux.

Mario Centeno, responsable du programme économique du PS – pressenti pour être ministre des Finances – a dit qu’ils « n’injecteraient pas d’argent dans l’économie » pour stimuler la croissance ou augmenter le déficit public. « Nous resterons sur le chemin de l’assainissement budgétaire », a-t-il déclaré au Financial Times dans une interview, dans le but de « rassurer les marchés ». « Ce n’est pas la direction qui nous pose problème, mais la vitesse à laquelle nous allons. Nous continuerons à diminuer le déficit et la dette, mais à un rythme plus lent. Cela créera l’espace économique nécessaire pour soulager les contraintes financières importantes auxquelles font face les ménages et les compagnies. » En d’autres termes, M. Centeno a la solution à un problème insoluble !

Comme nous l’avons déjà vu en Grèce, un gouvernement socialiste est obligatoirement soumis à la pression sans merci de la crise du capitalisme et aux diktats de la Troïka pour mettre en œuvre les coupes budgétaires et l’austérité. La marge de manœuvre est extrêmement limitée, voire inexistante. L’UE a imposé au Portugal de diminuer son déficit à 0,2 % du PIB pour 2019 (et à 3 % pour cette année). Le PS a l’espoir de renégocier cet objectif pour le passer à 1,5 % en 2019. C’est un changement majeur sur lequel il est peu probable que l’UE donne son accord. Les dettes ne doivent pas augmenter, les chiffres ne peuvent être changés.

De façon correcte, les partis de gauche (BE et PCP) sont restés en dehors d’un tel gouvernement et n’ont promis qu’un soutien extérieur. Ils ont aussi déclaré voter le budget chaque année à condition que le gouvernement se tienne aux mesures promises. Tout en affirmant ne pas apporter leur voix à une motion de censure issue de l’aile droite, ils ont préservé leur droit à en présenter une eux-mêmes.

Si un gouvernement socialiste est formé, il subira très rapidement la pression de la Troïka pour mettre en œuvre une politique d’austérité et de coupes, à l’opposé de toutes les promesses faites par le BE et le PCP. L’exemple de la Grèce est clair. Syriza, dont le programme anti-austérité était bien plus à gauche que celui du PS portugais, est arrivé au pouvoir à la suite d’un énorme mouvement de masse, bien plus important que celui du Portugal. Pourtant, Syriza a été brisé par la Troïka. La raison en est simple : dans les limites du système capitaliste et du carcan de l’UE, il n’existe aucune place pour aucune politique alternative combinant « croissance et austérité ». Le gouvernement Syriza n’était pas préparé à rompre avec le capitalisme : il finit par mettre en place les mêmes politiques d’austérité, alors qu’il était arrivé au pouvoir précisément contre celles-ci. Ce sera d’autant plus le cas avec le PS.

Au moins Syriza avait l’illusion de renégocier la dette, croyant pouvoir ainsi financer son programme. Mais au Portugal, alors que la situation est pire, le PS a exclu toute renégociation de la dette.

La classe dirigeante au Portugal et en Europe exercera une pression sur le PS, en s’appuyant au départ sur l’aile droite du parti, pour saper toute tentative du gouvernement de prendre des mesures sérieuses contre l’austérité.

Le PCP et le BE se doivent de faire attention, rester vigilants et ne pas se laisser entraîner dans un gouvernement qui sera très vite mis à l’épreuve. Le PCP, en apportant son soutien tout en restant en dehors du gouvernement, pourrait en tirer avantage. C’est le seul parti qui, du fait de ses traditions et de ses militants, peut combattre l’austérité. Cela doit être clair à l’intérieur comme à l’extérieur du parti.

Les partis de gauche devraient s’appuyer sur l’humeur confiante créée par la chute du gouvernement de droite, afin d’organiser une vague de mobilisation dans les rues. La lutte principale ne se fera pas au Parlement, mais dans les entreprises, les lieux de travail, les écoles et les quartiers. Ils devraient expliquer clairement la nécessité de rester vigilant et de lutter pour s’assurer de la mise en œuvre de toutes les mesures anti-austérité. De cette façon, lorsque le gouvernement socialiste commencera à faire marche arrière, les partis de gauche seront en position d’en tirer avantage. Car semer des illusions sur le PS est dangereux. Si celui-ci trahit, les partis de gauche y seraient associés. Il ne faut donc pas rentrer dans une logique de soutien aveugle au PS.

Il est nécessaire pour le PCP et le BE de tirer les leçons de l’expérience de ce gouvernement socialiste (s’il arrive au pouvoir), pour expliquer avec patience qu’il n’existe aucune possibilité de sortie de l’austérité sous le capitalisme.

La situation politique au Portugal se développe à une vitesse extraordinaire. Jusqu’à présent, la classe ouvrière a le sentiment d’avoir remporté une victoire en faisant tomber le gouvernement de droite haï. L’esprit et l’humeur révolutionnaires du 10 novembre ne sont qu’un aperçu des prochaines luttes à venir des travailleurs et de la jeunesse du Portugal. Nous n’avons encore rien vu ! Nous ne pouvons que spéculer sur la façon dont la frustration et la radicalisation des gens se manifesteront, mais il est certain que cela arrivera !

Le gouvernement est tombé !
A bas l’austérité !
A bas le capitalisme !
Pour un avenir socialiste au Portugal !