Nous publions ci-dessous les Perspectives mondiales 2018 de la Tendance Marxiste Internationale (TMI). Ce document livre notre analyse de la situation politique mondiale actuelle et les prévisions générales à venir. Il sera discuté, amendé et adopté lors du Congrès mondial de la TMI, fin juillet, à Turin. Il a été écrit en début d’année et, bien que certains événements se soient déroulés depuis, ces développements ont confirmé notre analyse englobant la situation mondiale.

Dix ans après le krach

Dix ans se sont écoulés depuis la crise financière de 2008. Il s’agissait d’un de ces moments clé de l’histoire mondiale, qui marquent un changement dans la situation, comme en 1914, 1917, 1929, et 1939-45. C’est donc le moment approprié pour faire le bilan de la dernière décennie.

Cette crise est qualitativement différente des crises du passé. Ce n’est pas une crise cyclique, mais le résultat d’une crise organique du capitalisme. Dix ans après l’effondrement de 2008, la bourgeoisie lutte encore pour se sortir de la crise qui a détruit l’équilibre du système capitaliste. Si l’on peut parler aujourd’hui d’une reprise, dans une certaine mesure, elle est très partielle. En fait, c’est la plus petite reprise économique de l’histoire. Même dans les années 30, il y a eu une reprise plus importante. Et certaines choses en découlent.

Il y a dix ans, nous avions prévu que toutes les tentatives de la bourgeoisie pour rétablir l’ordre économique détruiraient l’équilibre social et politique. C’est désormais confirmé par les événements à l’échelle mondiale. Dans un pays après l’autre, les tentatives des gouvernements d’imposer l’austérité, dans un effort désespéré (et vain) pour relancer l’économie, ont préparé des explosions sociales d’un caractère sans précèdent.

« Economie concentrée »

Lénine disait que la politique est de l’économie concentrée. En dernière analyse, toutes ces crises sont une expression de l’impasse du capitalisme, qui n’est plus capable de développer les forces productives comme par le passé. Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu’il ne peut pas y avoir un développement des forces productives.

Marx, Lénine et Trotsky n’ont jamais dit qu’il y avait un plafond absolu au développement des forces productives, sous le capitalisme. C’est un phénomène relatif, pas absolu. Il peut toujours y avoir des développements, comme il y en a eu Chine dans la dernière période. Mais à l’échelle mondiale, il n’y a rien de comparable avec le développement des forces productives de la seconde moitié du XXe siècle, après la Deuxième Guerre mondiale.

Le marxisme explique que le secret de la viabilité de tout système économique tient dans sa capacité à économiser au maximum le temps de travail. Un des éléments les plus importants dans le développement du capitalisme, c’était précisément la croissance de la productivité du travail. Pendant 200 ans, le capitalisme a augmenté la productivité du travail humain à un rythme très rapide. Mais ce progrès a désormais atteint ses limites.

Une étude sur la productivité, menée en septembre 2015 par le Center for Economic and Policy Research, a montré que la productivité globale a crû au rythme de 0,5 % par an entre 2007 et 2012, soit moitié moins que sur la période 1996-2006. Puis, sur la période 2012-14, la croissance de la productivité s’est arrêtée (0 %). Dans des pays comme le Brésil et le Mexique, elle est même négative. Comme le déclare cette étude, « c’est l’un des phénomènes les plus inquiétants et, sans aucun doute, l’un des plus importants affectant l’économie mondiale ». (http://voxeu.org/article/global-productivity-slump)

Ces chiffres sont une indication certaine que le capitalisme traverse une crise systémique. La croissance lente de la productivité du travail – et, dans certains cas, sa baisse – est un symptôme frappant de l’impasse du capitalisme, qui n’est plus capable d’atteindre les grands succès du passé.

L’origine du problème se trouve dans les niveaux d’investissement historiquement bas : la création brute de capital dans l’Union Européenne et aux Etats-Unis est tombée sous les 20 % du PIB pour la première fois depuis les années 60, tandis que la consommation et la dépréciation du capital sont en hausse. Dans les pays ex-coloniaux, le boom du prix des matières premières a déclenché une brève augmentation de l’investissement, mais il est retombé à nouveau ces dernières années.

Cet échec à investir dans la production n’est pas le résultat d’un manque d’argent. Au contraire, les grandes sociétés sont pleines de liquidités. Adam Davidson déclarait en janvier 2016, dans le New York Times que « les entreprises américaines ont actuellement 1900 milliards de dollars de liquidités », et que cet « état de fait [est] sans précédant dans l’histoire économique… » L’auteur de cet article considère que c’est un « mystère ». Mais ce que cela montre, c’est que les capitalistes n’ont pas de champs d’investissement profitables dans l’état actuel de l’économie mondiale. (Why Are Corporations Hoarding Trillions?New York Times, 20 janvier 2016, https://www.nytimes.com/2016/01/24/magazine/why-are-corporations-hoarding-trillions.html?mcubz=0)

Des données plus récentes de la Fed (Réserve Fédérale des Etats-Unis) établissent que les liquidités des « entreprises non financières », incluant les espèces, les dépôts étrangers, les actions sur le marché monétaire et sur les fonds communs de placement, ont atteint un montant de 2400 milliards de dollars au premier trimestre 2017. (https://www.bloomberg.com/news/articles/2017-12-07/corporate-america-is-flush-with-record-2-4-trillion-in-cash)

Le système est littéralement noyé sous une surabondance de richesses. C’est comme l’apprenti sorcier qui a invoqué des forces qu’il ne peut contrôler. Les forces productives ont la capacité de produire une masse de marchandises qui ne peuvent pas être absorbées par les marchés.

Cette incapacité à faire un usage productif de la quantité colossale de plus-value extraite de la sueur et du sang des travailleurs est la condamnation finale du capitalisme. La surproduction se reflète dans une crise générale de l’économie mondiale, qui est dans un état fragile. Le crédit bon marché ne peut plus servir à stimuler l’investissement. Pourquoi investir pour créer de nouvelles forces productives quand il n’y a pas de marché pour la production existante ?

Une reprise économique ?

Tous les jours, les médias parlent de reprise économique. Tout au plus, le PIB a connu une légère hausse, dans un contexte généralisé de stagnation à long terme. Pour les marxistes, cela n’a rien d’étonnant ; même dans les phases de récession, le système continue à passer par des cycles périodiques, et après une longue phase de récession ou de stagnation, on peut s’attendre à une légère reprise. Cependant, cette reprise est tellement faible qu’elle ne représente pas une amélioration substantielle, et elle sera de courte durée.

La faible croissance intervient dans un contexte marqué par des politiques monétaires extrêmement souples. La Réserve Fédérale a maintenu ses taux de base proches de zéro, de l’automne 2008 jusqu’au début de l’année 2017. La Banque Centrale Européenne a également ramené ses taux à près de zéro.

Des bulles spéculatives dans l’immobilier se sont formées au Royaume-Uni, au Canada, en Chine et en Scandinavie. Les marchés boursiers n’ont pas seulement retrouvé leur valorisation de 2007, mais l’ont dépassée. L’indice boursier du Dow Jones a non seulement pu dépasser sa valorisation, mais l’a même augmentée de 36 %. Le ratio cours/bénéfices (c’est-à-dire le prix qu’un investisseur doit payer pour obtenir 1$ des bénéfices ou profits réalisés par une entreprise) a atteint son troisième pic historique (les deux autres étant 1929 et 2000). Tous ces indicateurs démentent l’idée qu’une reprise économique saine et durable s’engage, et montrent au contraire qu’une nouvelle crise est en gestation. Ils soulignent par ailleurs le transfert d’énormes sommes d’argent au profit de la classe capitaliste, dont la valeur des biens a augmenté grâce à l’expansion du crédit.

Les limites du crédit

L’impasse actuelle provient du fait qu’au cours des décennies avant 2008, le capitalisme a non seulement atteint ses limites, mais a même largement dépassé ses limites « naturelles ». Le recours sans précédent au crédit, et l’accumulation vertigineuse de la dette, figurent parmi les facteurs qui ont permis au capitalisme de repousser les limites du marché et d’éviter la surproduction. D’autre part, cette évolution s’est accompagnée d’une énorme croissance du commerce mondial et de l’intensification de la division internationale du travail.

Marx expliquait qu’un des moyens permettant aux capitalistes d’outrepasser les limites du marché, et de surmonter la baisse tendancielle du taux de profit, réside dans l’expansion massive du crédit et du commerce mondial (la « mondialisation »). C’est ce qui leur a permis de résoudre partiellement, et pendant une période circonscrite de quelques décennies, l’autre contradiction fondamentale du capitalisme : les limites des Etats-nations. Mais ces deux solutions ont un effet limité, et se sont à présent transformées en leur contraire, comme autant de fardeaux qui tirent l’économie vers le bas.

Historiquement, aux Etats-Unis, le volume global de la dette (publique et privée) s’est maintenu entre 100 % et 180 % de son PIB. Cependant, à la fin des années 1980, le montant de la dette a atteint les 200 %, et il a continué d’augmenter jusqu’au pic de 2009, où il s’élevait à environ 300 %. Au Japon, au Royaume-Uni, en Espagne, en France, en Italie et en Corée du Sud, le volume de la dette est de 300 %. La dette mondiale a brisé tous les records, et s’élève désormais à 217 000 milliards de dollars, soit 327 % du PIB.

Dans le Manifeste du Parti Communiste, Marx soulignait que la bourgeoisie ne parvient à surmonter ses crises qu’en préparant, par là même, le terrain à des crises plus profondes encore. Quel bilan peut-on tirer, après une décennie de souffrance, d’austérité et de désolation ? L’objectif des capitalistes était de réduire le déficit et la montagne colossale de dettes héritée de la période précédente.

Tout ce qu’ils ont fait a été de reboucher le gigantesque gouffre des banques privées, en creusant par là-même un gigantesque gouffre dans les finances publiques. Les banques étaient à deux doigts de basculer dans l’abîme, et n’ont été sauvées que grâce à l’intervention de l’Etat, qui leur a donné des milliards de dollars, puisés dans les caisses publiques. Le problème, c’est que l’Etat n’a pas d’argent, sinon celui qu’il peut extorquer aux contribuables.

Qui paye donc la note ? On sait bien que les riches ne payent pas beaucoup d’impôts. Ils ont mille et un procédés leur permettant d’échapper à cette douloureuse nécessité. La classe ouvrière doit payer, la classe moyenne doit payer, les chômeurs doivent payer, les hôpitaux doivent payer, les écoles doivent payer. Tout le monde doit payer, sauf les riches, qui n’ont cessé de s’enrichir, même en cette période d’« austérité ».

Tout cela a-t-il résolu quoi que ce soit ? Dans sept des dix premières puissances économiques, le gouvernement accuse un déficit annuel de 3 % du PIB ; seule l’Allemagne enregistre un déficit inférieur à 2 %. Partout les dettes s’accumulent. Il n’y aura pas d’issue à la crise tant que le fardeau de la dette n’aura pas été résorbé, d’une façon ou d’une autre. Or, comment procède-t-on pour éradiquer la dette ? Evidemment, en plaçant tout le fardeau sur les épaules des plus pauvres et des plus vulnérables dans la société.

Le scénario auquel on assiste partout dans le monde est foncièrement inédit. Et encore, on ne parle ici que des pays capitalistes avancés. La situation des pays de ce qu’on a appelé le « Tiers Monde » relève d’un tout autre ordre. Là, l’image qui se dégage est celle de la détresse, de souffrances inimaginables, de milliards d’hommes, femmes et enfants condamnés au dénuement le plus total, à la famine et à l’indigence.

La menace protectionniste

Au cours des dernières décennies, l’économie mondiale a été tirée par l’expansion du commerce international, qui s’est accru bien plus rapidement que la production. Depuis un certain temps, cependant, la croissance du commerce mondial a fortement ralenti, et il progresse désormais moins vite que le PIB. A deux reprises, le volume des échanges mondiaux a culminé à 61 % du PIB, en 2008 et en 2011, mais à présent il est tombé à 58 %.

L’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) redoute que les gouvernements soient tentés de défendre leurs marchés nationaux en ayant recours à des mesures protectionnistes, qui risqueraient de saper la croissance du commerce mondial. Comme pour confirmer ces inquiétudes, Donald Trump a fait une entrée fracassante, comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. La tendance qui se dessine derrière sa doctrine « America first » (l’Amérique d’abord) reflète en elle-même la crise mondiale. Il a explicité son objectif : « Make America great again » (Redonner sa grandeur à l’Amérique) – aux dépens du reste du monde. Pour le dire autrement : les Etats-Unis de Trump vont jouer de leurs muscles pour s’emparer d’une plus grande part des marchés mondiaux.

Au cours des dernières années, les capitalistes américains se sont efforcés de négocier, de conclure et de faire ratifier un certain nombre d’accords commerciaux avec l’Europe, l’Amérique du Sud le Canada ou encore l’Asie. A peine arrivé au pouvoir, Trump s’est empressé de se retirer du TPP (Accord de partenariat transpacifique) et du TTIP (Etats-Unis – Union Européenne). Il menace par ailleurs de rompre avec l’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain) s’il ne parvient pas à négocier un accord stipulant que le Mexique et le Canada sacrifient leurs propres intérêts au profit des Etats-Unis, et il menace l’OMC de paralysie, en bloquant la nomination de nouveaux juges au sein de son organe d’appel.

La Chine dégage un énorme excédent commercial de ses échanges avec les Etats-Unis. Cet excédent a atteint un record de 275,81 milliards de dollars en 2017 ; ce déséquilibre est l’une des principales raisons qui font dire à Trump que la Chine nuit à l’économie américaine. Pendant la campagne présidentielle, il a accusé la Chine de « violer l’Amérique », de voler des emplois aux Américains, etc. Depuis, il a été obligé de modérer son discours, dans l’espoir d’obtenir de la Chine qu’elle fasse monter la pression sur la Corée du Nord. Mais ces objectifs sont restés lettre morte. Les contradictions entre les Etats-Unis et la Chine restent entières – et jettent les bases d’une guerre commerciale à l’avenir.

Trump n’est pas le seul à s’engager dans cette voie. Depuis le début de la crise, les pays capitalistes avancés ont adopté des mesures visant à augmenter leur excédent commercial. A cette fin, ils ont eu recours, entre autres, à des politiques protectionnistes. Les Etats-Unis (sous Obama) sont devenus les chantres du protectionnisme, mais le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Allemagne et la France ont eux-mêmes à leur actif plus de mesures protectionnistes que la Chine.

Rappelons que c’est précisément à cause du protectionnisme que le krach boursier de 1929 a été suivi d’une Grande Dépression, dans les années 1930. Si les tendances protectionnistes actuelles se confirment, tout le fragile édifice du commerce mondial risque de s’effondrer, ce qui aurait des effets ravageurs.

Etats-Unis : une crise sans précédent

L’affaiblissement relatif des Etats-Unis depuis la Deuxième guerre mondiale est mis en évidence par le fait qu’en 1945, plus de 50 % du PIB mondial était produit aux Etats-Unis, alors qu’ils en produisent aujourd’hui autour de 20 %. Nous parlons ici d’affaiblissement relatif de l’impérialisme américain ; cette évolution est à relativiser. Par déclin relatif, nous voulons dire que du fait de son affaiblissement, il ne peut plus jouer le même rôle que par le passé, comme l’illustre la crise en Syrie. Néanmoins, les Etats-Unis restent de loin la première superpuissance mondiale, et aucune autre puissance n’est en mesure de les détrôner – comme les Etats-Unis avaient pu le faire avec le Royaume-Uni, par exemple.

Ce déclin relatif a fragilisé sa capacité, d’une part, à asseoir son hégémonie économique, politique ou encore diplomatique dans le monde, et, d’autre part, à assurer aux travailleurs le maintien d’un certain niveau de vie, cela-même qui avait garanti la relative stabilité interne par le passé. Aux Etats-Unis, cette réalité objective a fait son chemin dans la conscience des masses.

Le rêve américain est mort. Il a laissé place au cauchemar américain. Le rêve s’est irréversiblement évanoui. Aux Etats-Unis, le changement dans les consciences s’est manifesté sous une forme singulière lors des élections présidentielles de novembre 2016. Depuis un siècle, la stabilité du capitalisme américain reposait sur deux partis : les Démocrates et les Républicains. Tout au long de cette période, ces deux partis, en alternance, se sont partagés le pouvoir.

L’énorme mécontentement et la volonté ardente de changement qui règnent aujourd’hui étaient déjà palpables quand Obama s’était fait élire, après avoir démagogiquement promis aux électeurs qu’il serait le vecteur du « changement ». Des millions de personnes qui, normalement, ne vont pas voter, sont venues faire la queue devant les bureaux de vote pour envoyer un président afro-américain à la Maison Blanche. Elles ont fait de même quatre ans plus tard, mais après deux mandats d’Obama, le changement promis est resté lettre morte. Dès lors, la colère, le ressentiment et la frustration ont gagné la population, notamment les couches les plus pauvres.

Cet état d’esprit s’est clairement exprimé au cours de la campagne de Bernie Sanders. Initialement, personne ou presque n’avait jamais entendu parler de Sanders, alors que Hillary Clinton était connue de tous. Cependant, l’appel de Sanders à une « révolution politique contre la classe de milliardaires » est entré en résonance avec de nombreuses personnes, notamment (mais pas exclusivement) avec la jeunesse. Dans des rassemblements de masse, des dizaines de milliers de personnes venaient manifester leur soutien pour Sanders. Selon au moins une étude, Sanders aurait pu remporter l’élection contre Trump. Mais inévitablement, l’appareil du Parti Démocrate s’est assuré qu’il serait mis hors-jeu. Pire encore, il a accepté sa défaite aux primaires et s’est retiré de la course présidentielle, ce qui a semé une certaine démoralisation auprès de ses partisans.

La classe dirigeante préfère les personnes qu’elle est en mesure de contrôler – des personnes à l’image de Hillary Clinton. Cette classe ne voulait et ne veut pas de Trump, parce que c’est un mégalomane invétéré, instable, imprévisible, et qu’il n’est donc pas facile à contrôler. Clinton est un agent du grand capital. Bien sûr, Trump représente les intérêts de cette même classe, mais il a ses idées propres quant à la manière de les servir. Pendant la campagne, il s’est démagogiquement adressé à une base électorale ouvrière. Dans l’histoire récente, c’était la première fois qu’un candidat à la présidentielle parlait de la « classe ouvrière » (tout comme Bernie Sanders). Une première. Même les membres de la gauche libérale et les dirigeants syndicaux, pour la plupart, parlaient seulement de la « classe moyenne ».

L’establishment a désespérément essayé de barrer la route à Trump. En vain. La classe dominante était contre cet intrus et sa démagogie ; les Démocrates étaient contre lui, bien entendu, et les Républicains étaient en majorité contre lui. Les médias étaient contre lui. Il a même réussi à s’aliéner Fox News (chaîne conservatrice) pendant un temps. Le pouvoir des médias est incontestablement une arme redoutable entre les mains de la classe dominante. Et pourtant, Trump a quand même gagné.

C’était un séisme politique. Mais comment l’expliquer ? Trump est certes un réactionnaire, mais c’est aussi un habile démagogue, qui s’est adressé aux pauvres, aux chômeurs relégués en marge de la société, ou encore aux travailleurs des régions industrielles sinistrées (Rust Belt), leur promettant des emplois, s’insurgeant contre l’ordre des choses et dénonçant l’élite privilégiée de l’establishment à Washington. Ce faisant, il s’est fait l’écho de la colère et de la frustration ambiantes.

C’est avec ce même état d’esprit que Bernie Sanders est entré en résonance. Mais de manière prévisible, sa campagne a été sapée par l’appareil du Parti Démocrate. Et une fois que Sanders avait finalement capitulé et qu’il s’était rallié à la candidature de Hillary Clinton, aux yeux de beaucoup, Trump est apparu comme un « moindre mal », et il a remporté les clefs de la Maison Blanche. De nombreux partisans de Sanders ont préféré s’abstenir, ou bien se sont dit : « puisqu’on ne peut pas voter pour Sanders, autant voter pour Trump ».

La campagne de Trump a galvanisé et mobilisé une section du corps électoral auparavant apathique, et il a enregistré le nombre total de voix le plus élevé de l’histoire du Parti Républicain, même s’il a reculé en termes de pourcentages des suffrages exprimés par rapport à Mitt Romney, candidat républicain de 2012. Cependant, sa victoire également mis en évidence l’opacité et le caractère antidémocratique du système du Collège électoral américain, qui a joué à l’avantage de Trump, alors même qu’il a récolté près de trois millions de voix de moins que Hillary Clinton.

Pour l’immense majorité de la bourgeoisie, le tour inattendu qu’on pris les événements n’a pas été accueilli comme une bonne nouvelle. Cela dit, elle ne s’est pas d’emblée inquiétée outre mesure. Elle dispose de mille et une façon de contrôler un homme politique. Elle a d’abord essayé de se rassurer, en se disant que les propos tenus par le Trump candidat n’avaient qu’une visée strictement électoraliste, et que le Trump président se conduirait en toute rationalité (serait aux ordres de la classe dirigeante). Mais la bourgeoisie faisait fausse route. Le président Trump s’est avéré difficile à contrôler.

Pour expliquer la victoire de Trump, les Démocrates ont avancé une explication toute simple : ils ont rejeté la faute sur les Russes. De son côté, Hillary Clinton ajoutait Sanders à la liste des responsables. Tout cela prouve que les Démocrates n’ont toujours pas compris pourquoi Trump a remporté les élections. Ils se sont lancés dans une campagne pour dénoncer les piratages russes, qui, insistent-ils, lui ont assuré la victoire.

Les allégations de piratage russe peuvent bien être fondées ou infondées. Quoiqu’il en soit, de nombreux pays – et les Etats-Unis ne font pas exception, loin s’en faut – sont de fervents adeptes des piratages informatiques et des écoutes téléphoniques. Ils s’immiscent constamment dans les affaires intérieures des autres nations – y compris des nations « alliées », comme l’a découvert Angela Merkel. Mais affirmer que le Kremlin est responsable de la façon dont des millions d’électeurs américains ont voté, c’est d’un infantilisme hors pair.

Ce qui est foncièrement inédit, c’est de voir un président américain se retrouver en conflit direct avec le FBI et l’ensemble des agences de renseignement américaines, sous les yeux du public. Les services secrets sont, par définition, censés rester secrets, et ils opèrent au cœur même de l’appareil d’Etat bourgeois. Le fait que ces agences entrent publiquement en conflit avec le Président, qu’elles le remettent ouvertement en cause et tentent de le chasser du pouvoir, c’est là une situation absolument sans précédent. Et maintenant, tous ces coups de tonnerre en ont fait oublier ce que contenaient, au juste, les e-mails piratés. Et personne ne se soucie de savoir si ce qu’ils ont révélé est bien authentique ou non.

En réalité, les données incriminantes que contiennent les documents publiés par WikiLeaks sont tout à fait véridiques. Ces fuites ont révélé, entre autres, que l’appareil du Parti Démocrate a employé des méthodes frauduleuses afin de saper la candidature de Bernie Sanders, et d’assurer que Hillary Clinton serait désignée vainqueur de la primaire. C’est très certainement cette ingérence qui est la plus flagrante de toute l’élection. Mais avec tout le raffut qui accompagne « l’ingérence russe », tout cela a été opportunément relégué aux oubliettes.

Les révolutions ne commencent pas en bas ; elles commencent au sommet, quand survient une division au sein de la classe dirigeante. On assiste aux Etats-Unis à une division ouverte au sein même de l’Etat. Il ne s’agit pas d’une crise politique normale. C’est une crise du régime. Les services de renseignement – garde prétorienne de la classe dirigeante – n’apprécient guère que leurs interventions dans la vie politique soient étalées au grand jour (même s’ils ne cessent d’intervenir ainsi, secrètement). C’est une situation tout à fait incroyable que de voir les procédés frauduleux et crapuleux du FBI étalés sur la place publique – et donnés à voir aux Américains ordinaires.

La situation politique actuelle aux Etats-Unis n’a pas de précédent dans l’histoire. Un président élu est en conflit direct avec la plus grande partie de l’Etat, avec les médias, le FBI, la CIA et tous les autres services secrets auxquels la classe dirigeante a recours afin de se débarrasser de Trump ou bien de le forcer à se soumettre à elle.

Changement dans les consciences

En Europe, beaucoup de personnes de gauche avaient été convaincues par l’idée que les Américains sont des réactionnaires, résolument à droite, et qu’ils seront toujours hostiles au socialisme. Cette idée est totalement fausse. Avant même le lancement de la campagne de Bernie Sanders, un sondage avait demandé à des jeunes de moins de 30 ans : « Voteriez-vous pour un candidat socialiste à la présidentielle ? », à quoi 69 % avaient répondu que oui. (sondage Gallup, http://news.gallup.com/poll/183713/socialist-presidential-candidates-least-appealing.aspx)

Cette même question avait été posée à des Américains de plus de 65 ans, dont « seulement » 34 % avaient répondu oui. Ce résultat est encore plus incroyable. Après un siècle de propagande acharnée contre le socialisme et le communisme, il témoigne d’un profond changement dans les consciences.

Le changement dans les consciences ne se limite pas aux couches inférieures de la société. Sous une forme singulière, réactionnaire et déformée, Donald Trump était le reflet de la colère qu’éprouvent des millions de travailleurs – entre autres – contre l’état actuel des choses et le système en vigueur, contre ce que Trump appelle l’establishment. Bien entendu, c’est seulement sur la base de l’expérience que les masses peuvent tirer des enseignements. Et l’expérience viendra mettre en évidence – comme c’est déjà le cas, d’ailleurs – que le discours que leur a tenu Trump n’est que rhétorique creuse. Ce sera le prélude à de vastes mouvements dans les années à venir.

De fait, de tels mouvements ont déjà émergé. A peine Trump était-il déclaré vainqueur des élections que des manifestations de masse éclataient à travers tout le pays. La Marche des Femmes a été la plus grande journée de contestation de toute l’histoire des Etats-Unis ; c’était au moment de l’investiture de Trump. Et tout cela n’est qu’un début.

Si la classe dominante a Trump en abomination, c’est qu’il a fait sauter le consensus bipartisan, déjà bien érodé, où Démocrates et Républicains avaient pu se retrouver. Saper ce consensus pourrait avoir de graves conséquences, comme en atteste dernièrement le blocage des instances fédérales, faute d’accord budgétaire (shutdown). La faillite de ce qu’on a dénommé le « centre politique » reflète la polarisation accrue et l’écart qui se creuse entre les classes, dans la société américaine. Ce phénomène est lourd de conséquence pour l’avenir.

Obama et les Démocrates sont responsables de la victoire de Donald Trump. Mais Trump lui-même vient accélérer et intensifier le processus de radicalisation sociale et politique, préparant ainsi le terrain à un mouvement de balancier encore plus puissant vers la gauche. Le système bipartite est sérieusement remis en cause : selon de récents sondages, 61 % des Américains se disent hostiles tant aux Démocrates qu’aux Républicains (un record) – et soutiennent qu’il est nécessaire qu’un nouveau grand parti émerge. Auprès de la jeunesse, ce score s’élève à 71 %. Aux Etats-Unis, cette polarisation – aussi bien vers la gauche que vers la droite – a entraîné la croissance fulgurante des Socialistes Démocrates d’Amérique (DSA), une organisation qui, historiquement, se tient sur la gauche du Parti Démocrate.

Avant le lancement de la campagne de Sanders, cette organisation regroupait 6 000 membres, issus pour l’essentiel de la vieille garde et imprégnés d’une vision résolument réformiste. Mais depuis l’élection de Trump, les DSA ont vu leurs effectifs augmenter de façon rapide atteindre désormais les 30 000 membres, dont principalement des jeunes qui cherchaient à rejoindre une organisation socialiste. Ils se sont implantés dans de nombreux nouveaux endroits et sont actifs sur beaucoup de campus universitaires à travers le pays. Ils engagent maintenant un débat interne pour décider s’il faut rompre totalement avec les Démocrates. Certains éléments développent des tendances très radicales et sont ouverts aux idées du marxisme révolutionnaire. L’avenir de cette organisation reste encore à déterminer, mais si elle rompt tout lien avec les Démocrates et adopte une position de classe indépendante, elle a le potentiel pour jouer un rôle central dans l’édification d’un parti socialiste de masse aux Etats-Unis.

Le Canada et le Québec

Le Canada n’a pas été frappé aussi durement par la crise de 2008 : la bulle immobilière y était moindre et l’économie canadienne était propulsée par les exportations croissantes vers la Chine. Par conséquent, le Canada n’a pas subi le même niveau d’austérité que les autres pays de l’OCDE. Mais les facteurs qui soutenaient cette stabilité sont en train de virer à l’opposé : les crédits à bas taux ont nourri la dette et l’explosion des coûts du logement. La dette des ménages a ainsi atteint le chiffre inédit de 171 % des revenus annuels – et augmente encore. La Chine ne fait plus autant grimper les prix du pétrole et des minerais. La menace protectionniste de Trump de se retirer de l’ALENA menace les exportations canadiennes. Une nouvelle récession mondiale exacerberait toutes ces contradictions.

De son côté, le Québec a vécu une période d’intense lutte des classes, qui a commencé en 2012 avec la grève étudiante. Malheureusement, suite à un mélange d’ultra-gauchisme d’une partie des dirigeants étudiants et d’une capitulation opportuniste de la bureaucratie syndicale, le mouvement a décliné. Les couches les plus actives recherchent néanmoins des réponses à cette situation.

Le nationalisme québécois est en crise. Le Parti Québécois (PQ) s’est déplacé vers la droite et a endossé un nationalisme raciste. Au cours des 40 dernières années, le PQ a participé au gouvernement et a adopté de nombreuses politiques d’austérité ; il est donc perçu par la jeunesse comme partie prenante de l’establishment. Québec Solidaire, un parti nationaliste de gauche, pourrait servir de canal à l’expression du mécontentement, mais sa direction petite-bourgeoise est confuse et commet de nombreuses erreurs. En général, quand Québec Solidaire se recentre sur des questions de classe, il obtient un certain soutien ; mais quand il se focalise sur l’indépendance, la population l’identifie alors avec le PQ.

Il n’y a aucun enthousiasme pour un nouveau référendum sur l’indépendance parmi les travailleurs conscients et les jeunes. Même s’il ne faut pas exclure que la colère des masses puisse s’exprimer dans un mouvement d’indépendance nationale, cela semble plutôt peu probable à moyen terme.

La Chine

Les forces productives de l’économie chinoise se sont fortement développées au cours des 40 dernières années. C’est l’un des principaux facteurs qui ont évité à l’économie mondiale de s’écrouler massivement – et qui l’ont maintenue à flots pendant 20 à 30 ans. Mais cette tendance a atteint ses limites : la croissance chinoise a fortement diminué et se trouve maintenant sous la barre des 7 %, ce qui est très faible pour les niveaux chinois.

L’économie chinoise renferme de nombreuses contradictions irrésolues. L’industrie chinoise est hautement dépendante des exportations : pour maintenir son taux de croissance, la Chine doit exporter. Mais si l’Europe et l’Amérique ne consomment plus autant que par le passé, la Chine ne peut plus produire autant, car elle a besoin des marchés étrangers pour absorber le surplus de sa production. Et si la Chine ne produit pas, d’autres pays comme le Brésil, l’Argentine et l’Australie ne peuvent plus y exporter leurs matières premières. La mondialisation se manifeste ainsi comme une crise globale du système capitaliste.

Au milieu des décombres de la crise financière mondiale, les dirigeants chinois ont tiré la sonnette d’alarme. Ils ont estimé qu’ils avaient besoin d’un taux de croissance annuel d’au moins 8 % pour éviter des troubles sociaux remettant en cause leur pouvoir. Ils ont alors eu recours aux politiques keynésiennes et ont lancé un plan sans précédent d’investissements publics dans les infrastructures. Ils ont utilisé le système bancaire nationalisé pour lancer le plus vaste exemple d’assouplissement monétaire de l’histoire, pour offrir des prêts facilement accessibles. Mais ceci crée de nouvelles contradictions qui menacent la stabilité de la Chine et du monde entier.

Résultat de ces politiques : la dette publique chinoise a doublé depuis 2008, atteignant 46,2 % du PIB. C’est certes relativement bas en comparaison de la dette des Etats-Unis. Néanmoins, la dette chinoise totale (qui combine la dette de l’Etat, des banques, des entreprises et des ménages) a augmenté de manière exponentielle et menace d’échapper à tout contrôle. En termes absolus, la dette totale de la Chine est passée de 6 000 milliards de dollars en 2008 à 28 000 milliards fin 2016. Exprimée en pourcentage du PIB, la dette totale est passée de 140 % à 260 % sur la même période. Et c’est sans compter une sous-estimation certaine des chiffres officiels.

Il est probable que la dette totale de la Chine est plus proche des 300 % du PIB, ce qui n’inclut même pas le système bancaire parallèle non régulé (qui représente entre 30 % et 80 %, du PIB selon les estimations). Dans son rapport d’octobre 2017, la Banque Mondiale a souligné avec insistance que ce secteur représente une des plus grandes menaces pour la prospérité régionale.

L’économie chinoise a été sauvée à court terme par la décision du gouvernement d’ouvrir les vannes du crédit ; mais en conséquence, l’économie est désormais dépendante du crédit et touchée par d’énormes bulles spéculatives. Le véritable test surviendra quand Pékin essaiera de réduire cette dépendance à l’égard du crédit. Ceci pourrait provoquer un effondrement financier, dont les économistes bourgeois craignent les effets dévastateurs sur l’économie mondiale. L’année dernière, le Fonds Monétaire International a publié un avertissement sur les réticences de Pékin à freiner les dangereux niveaux d’endettement.

Pour le moment, un effondrement du système financier chinois ne semble pas imminent. Tout comme le crash de 2008 … avant qu’il n’advienne ! Il est vrai que le poids particulier du secteur public permet au gouvernement chinois d’exercer plus de contrôle sur les prêts et les emprunts que dans une économie de marché normale. Le gouvernement peut ordonner aux banques d’Etat de continuer à prêter à des entreprises subissant des pertes, ou à de petits créanciers qui comptent sur les crédits à court terme pour garder des liquidités. A la fin décembre 2017, la Chine possédait 3 140 milliards de dollars de réserves de monnaie étrangère, à utiliser en cas d’ « urgence » ; mais même ceci ne la sauvera pas éternellement.

Cette situation a permis à Pékin de repousser les problèmes, mais cela ne veut pas dire qu’ils sont résolus. Bien au contraire, plus la situation actuelle perdure, plus violente et convulsive sera la crise qui, tôt ou tard, éclatera. Le ralentissement de l’économie a mené à une forte augmentation du chômage, ce que les chiffres officiels admettent, sans inclure toutefois les millions de migrants venant des campagnes où ils ne trouvent pas d’emploi. Ceci va affecter la situation politique et sociale.

Il est dur de savoir avec précision ce qui se passe en Chine. Dans un Etat totalitaire, les nouvelles sont strictement contrôlées. Mais les grèves et les manifestations s’étendent : le nombre de tels « incidents » a doublé chaque année entre 2011 et 2015. Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg : le régime est parvenu à mettre un terme à la vague de grèves en forçant la main des entreprises qui ne payaient pas les salaires à temps et en poursuivant en justice suffisamment de cas de corruption pour sembler être « du côté des travailleurs ».

Sous le calme apparent de la surface, une énorme colère s’accumule. L’indignation des masses est nourrie par les injustices : les actions arbitraires de la bureaucratie (telles que le pillage des terres des paysans par les officiels corrompus), la destruction de l’environnement (Pékin et d’autres villes sont noyées dans des nuages toxiques) et, par-dessus tout, les inégalités scandaleuses qui prouvent clairement que la Chine n’est pas un pays socialiste.

Les travailleurs chinois pouvaient supporter tout cela tant qu’ils sentaient que les choses avançaient d’une certaine manière, que la situation s’améliorait. Mais les faits montrent que ce n’est plus le cas. Le destin de la Chine dépend de celui du marché mondial : la Chine a bénéficié de sa participation au marché mondial, mais toutes les contradictions lui reviennent aujourd’hui en pleine figure. Une situation explosive se développe – et l’explosion pourrait arriver sans prévenir.

Les relations internationales

Le conflit avec la Corée du Nord a montré de manière criante les limites du pouvoir de l’impérialisme américain. Trump a menacé le pays de destruction totale, ce qui n’a pas eu le moindre effet sur Pyongyang, si ce n’est d’augmenter l’ambiance belliqueuse et d’accroître le nombre d’essais nucléaires et de missiles volant au-dessus du Japon – et qui peuvent, selon Kim Jong-un, atteindre n’importe quel point des Etats-Unis.

Les Etats-Unis envisageaient d’installer une base de missiles en Corée du Sud, mais les Chinois s’y sont catégoriquement opposés. Trump a été contraint de reculer et de chercher le soutien de Pékin pour faire pression sur Pyongyang. De son côté, la Chine poussait tranquillement le régime nord-coréen dans la direction qu’elle voulait, pour le freiner et pour éviter ainsi un conflit ouvert (et dangereux) avec les Etats-Unis. C’est très loin de ce que veut Trump, mais ce que le gouvernement chinois ne veut pas et n’acceptera pas, c’est un effondrement chaotique du régime nord-coréen.

Tout ceci a également montré l’incapacité des Etats-Unis à faire quoi que ce soit pour protéger leurs alliés. Duterte, l’homme « fort » des Philippines, a déclaré que les Etats-Unis parlent beaucoup, mais ne font rien. Il en a tiré les conclusions nécessaires et a placé les Philippines dans l’orbite de la Chine. De son côté, la Corée du Sud est maintenant plus proche de la diplomatie chinoise, notamment en raison de ses tensions historiques avec le Japon.

La Thaïlande était historiquement l’un des alliés les plus proches des Etats-Unis ; elle a néanmoins annoncé qu’elle allait acheter des sous-marins chinois, ce qui implique une collaboration entre les deux pays. Ce projet a été suspendu, sous la pression des Américains, mais il semble qu’il sera poursuivi. Le coup d’Etat de 2014, en Thaïlande, a été condamné par les Etats-Unis, mais soutenu par la Chine. Enfin, le Vietnam et la Malaisie ont également resserré leurs liens économiques avec la Chine, bien que les relations entre le Vietnam et la Chine soient compliquées par un conflit territorial, en particulier du fait des revendications chinoises sur la mer de Chine Méridionale.

La Chine et l’Amérique sont engagées dans une bataille d’influence et de marchés. La Chine est le premier partenaire commercial de nombreux pays. Elle possède des parts dans deux-tiers des 50 ports les plus importants au monde. Sa nouvelle Route de la Soie est le plus grand projet diplomatique et financier depuis le Plan Marshall.

Les tensions entre les deux pouvoirs sont à leur paroxysme dans la région de la mer de Chine Méridionale, où la classe dirigeante chinoise a développé sa propre version de la doctrine Monroe : contrôler sa propre arrière-cour. Les projets chinois de « construction d’îles » suscitent l’opposition de Washington, qui a envoyé des navires de guerre pour soutenir ce qu’il appelle « la liberté des mers ».

Avant la Deuxième Guerre mondiale, les tensions actuelles entre la Chine et les Etats-Unis auraient déjà mené à un conflit militaire. Mais la Chine, puissance nucléaire, n’est plus le faible pays semi-colonial d’antan. Aujourd’hui, une invasion et une conquête de la Chine par les Etats-Unis sont hors de question.

Le Moyen-Orient

Au Moyen-Orient, les contradictions du monde capitaliste sont exposées sous forme concentrée. La crise du capitalisme mondial est aussi la crise de l’impérialisme américain. Lorsque les impérialistes américains, ignorants et incompétents, ont déboulé en Irak et dévasté le pays, ils n’ont pas seulement détruit des millions de vies ; en détruisant l’armée irakienne, ils ont aussi brisé l’équilibre fragile entre les puissances du Moyen-Orient. Tous les crimes et monstruosités qui ont suivi ont découlé de ce crime monstrueux de l’impérialisme.

Avec l’élimination de l’armée irakienne, l’influence de l’Iran a connu une croissance rapide au détriment des Etats-Unis et de ses alliés traditionnels, en particulier l’Arabie Saoudite. Le conflit sanglant en Syrie, qui était une guerre par procuration entre plusieurs puissances étrangères, était une tentative de récupérer le terrain perdu. Elle visait à isoler le Liban et à soustraire la Syrie de la sphère d’influence iranienne. Mais aujourd’hui, l’influence de l’Iran en Syrie ou au Liban est plus forte que jamais.

En Syrie, les limites de la puissance de l’impérialisme américain sont flagrantes. La nation la plus puissante de la terre est incapable d’intervenir militairement de manière décisive. Cela a laissé un vide dans lequel se sont engouffrés l’Iran et la Russie. L’intervention russe a fait basculer de manière décisive l’équilibre en faveur d’Assad. La chute d’Alep a marqué un tournant décisif et une défaite dévastatrice et humiliante – non seulement pour les Etats-Unis, mais aussi pour leurs alliés, en particulier l’Arabie Saoudite.

Aujourd’hui, l’Etat Islamique (EI) a été vaincu en Syrie et en Irak. Mais le problème de fond n’a pas été résolu. Que va-t-il se passer ? Les Turcs surveillent de très près Raqqa, Mossoul et même Kirkouk, attendant, tel des vautours, de s’emparer de ce qu’ils peuvent. Les Iraniens ont accru leur influence dans toute la région, alarmant les Américains, les Saoudiens et Israël. Entre-temps, l’Irak et la Syrie se sont fragmentés et resteront instables au cours de la prochaine période.

Une partie de la classe dirigeante américaine voulait poursuivre la guerre, mais cette tentative était vouée à l’échec. Poutine les a devancés à chaque étape. Lorsque les Russes ont convoqué une conférence de paix à Astana, au Kazakhstan (un pays client de la Russie), les Américains et les Européens n’ont même pas été invités. En fin de compte, malgré toute la rhétorique publique, les Américains ont été contraints à contrecœur d’accepter le fait accompli dicté par Moscou.

Le fait est que les Etats-Unis ont été vaincus en Syrie. Ça reflète un changement dans l’équilibre des forces dans la région. Cela aura des conséquences d’une portée considérable, en particulier parmi les alliés de Washington qui ont perdu confiance dans les Etats-Unis et qui suivent de plus en plus leurs propres chemins et intérêts. La Turquie est censée être une alliée des Etats-Unis et un membre clé de l’OTAN, mais de plus en plus, les Turcs et les Etats-Unis se sont retrouvés à soutenir des forces adverses en Syrie.

Dans un premier temps, les Etats-Unis ont misé sur les rebelles djihadistes soutenus par les Turcs et les Saoudiens, mais ceux-ci se sont révélés inefficaces et – comme il est devenu clair avec l’expansion de l’EI – des défenseurs peu fiables des intérêts américains. Le Pentagone a donc été contraint de soutenir les forces kurdes du YPG dans la lutte contre l’EI dans le nord de la Syrie.

Mais il y a un problème. Erdogan a de grandes ambitions dans la région. Il veut un empire de style ottoman et les Kurdes représentent pour lui un obstacle physique et politique. Son intérêt principal est maintenant d’écraser les Kurdes, en Turquie comme en Syrie. Vaincu en Syrie, Erdogan décide de changer de cap, s’appuyant sur l’Iran et la Russie pour gagner une marge de manœuvre avec l’Occident.

Dans les faits, la Russie et l’Iran ont battu les rebelles d’Alep et d’ailleurs qui sont soutenus par les Etats-Unis, l’Arabie Saoudite et d’autres Etats du Golfe ; et ce faisant, la Russie et l’Iran ont permis à la Turquie de prendre une part du nord de la Syrie, pour qu’elle empêche les forces kurdes d’y étendre leur territoire. Cette coopération entre la Turquie, la Russie et l’Iran a porté un coup terrible aux Américains et aux Saoudiens, dont les laquais djihadistes ont été écrasés ou contraints de se conformer à l’accord d’Astana.

Le plan de Trump visant à saper l’accord sur le nucléaire iranien est une tentative désespérée de revenir en arrière. Mais alors que les Etats-Unis subissent une pression constante pour retirer leurs forces du Moyen-Orient, l’Iran commande des centaines de milliers de miliciens aguerris et bien établis en Irak, en Syrie et au Liban. En dernière analyse, ce sera le facteur décisif. Les Européens se sont dissociés de la politique de Trump à l’égard de l’Iran, qui s’amuse du spectacle du désordre en Occident.

L’Arabie Saoudite

L’Arabie Saoudite a jeté des milliards de dollars sur les groupes les plus réactionnaires de Syrie. Mais elle a perdu. La guerre saoudienne contre le Yémen est également un échec. Après presque trois ans de combats sanglants, qui ont ravagé tout le pays et plongé des millions de personnes dans la famine, les Houthis, soutenus par l’Iran, occupent une position solide dans leur région. Entre-temps, la coalition saoudienne s’est pratiquement effondrée. Les troupes djihadistes, les nationalistes du sud du Yémen et les troupes des Emirats qui composent les forces soutenues par l’Arabie Saoudite ont tous leur propre agenda. Il s’agit d’une nouvelle défaite qui sape encore davantage les fondations pourries du régime saoudien.

Les Saoudiens ont tenté de s’affirmer au Qatar, en exigeant qu’il coupe les ponts avec l’Iran et la Turquie – et s’aligne sur la politique étrangère saoudienne. Mais le Qatar a renforcé ses liens commerciaux et militaires avec l’Iran et la Turquie. La Turquie a étendu sa base militaire sur la péninsule – un avertissement sérieux aux Al-Saoud de ne pas aller trop loin. Trump a d’abord soutenu les Saoudiens jusqu’à ce qu’il soit sagement informé par ses conseillers que les Etats-Unis possèdent une base militaire très importante au Qatar.

L’ancien roi Abdallah était un réactionnaire endurci, mais il était rusé et prudent. Le nouveau régime, dirigé par le prince héritier Mohammed ben Salmane, est tout sauf prudent. Comme un joueur perdant, il se livre frénétiquement à des paris risqués pour contrer l’influence et le pouvoir croissants de l’Iran. Mais ces efforts, loin d’arrêter le processus de déclin du régime saoudien, ne font que l’accélérer et lui donnent un caractère encore plus convulsif.

Pendant des décennies, la vie de ce régime réactionnaire a été prolongée artificiellement par l’impérialisme en raison du rôle particulier qu’il a joué en tant que principal fournisseur de pétrole pour les Etats-Unis, et en tant que base principale de la contre-révolution dans le monde musulman. A l’aide des prix élevés du pétrole, le régime pouvait se maintenir en achetant les couches réactionnaires tribales et religieuses qui constituent sa base.

Mais aujourd’hui, ces facteurs sont en train de disparaître. Les Etats-Unis sont proches de l’autosuffisance pétrolière et, en outre, la crise économique mondiale a entraîné une baisse des prix du pétrole. Le rôle du régime saoudien dans les relations mondiales décline et, par conséquent, les intérêts de l’Arabie Saoudite et de la classe dirigeante américaine ont commencé à diverger. La crise commence également à affecter les finances saoudiennes, obligeant pour la première fois le régime à imposer des mesures d’austérité. Ils ne peuvent plus acheter la stabilité sociale en soudoyant la population avec des subventions généreuses et des emplois garantis dans le secteur public.

A moyen terme, tous ces facteurs se cumuleront pour saper la stabilité du régime, qui peut tomber comme un fruit mûr à tout moment. Ce qui remplacera ce régime ne plaira pas à Washington. Sous l’impact de la crise de l’impérialisme américain, le vieux régime qui avait été mis en place par l’impérialisme britannique et américain dans la région est en train de s’effriter.

Comme si tout cela ne suffisait pas, la déclaration stupide et effrontée de Trump, destinée à son public américain, sur le fait de reconnaître Jérusalem comme la capitale d’Israël et d’y autoriser le transfert de l’ambassade américaine de Tel-Aviv, a rajouté un nouvel élément d’instabilité explosive au Moyen-Orient. Cela a également approfondi les divisions entre les impérialistes européens et américains. Les impérialistes européens craignent les conséquences pour les soi-disant négociations de paix, qui de toute façon n’étaient pas prises au sérieux, si jamais elles l’ont été. Les impérialistes américains, comme d’habitude, ne comprennent rien et ne prévoient rien.

Ceci dit, il semble impensable que Trump ait pu prendre cette décision à l’insu et sans le consentement tacite des dirigeants saoudiens. Ils sont maintenant fermement alignés sur Trump et sur les Israéliens ; ils se préoccupent principalement de faire face à l’Iran. Ils ont accepté de poignarder les Palestiniens dans le dos tout en proférant les quelques bavardages nécessaires pour berner l’opinion arabe. Mais cela s’avérera être un clou de plus dans le cercueil de l’ignoble et corrompu régime saoudien.

Révolution au Moyen-Orient et en Afrique du Nord

La révolution qui a balayé la région en 2011-2013 a échoué parce qu’il lui manquait une direction révolutionnaire. Aujourd’hui, fatigué et confus, le mouvement général a reflué et a laissé une marge de manœuvre aux réactionnaires. La montée de la réaction et de la contre-révolution islamiste dans toute la région est liée au reflux du mouvement révolutionnaire.

Cependant, les événements de 2017 au Maroc montrent que la révolution n’est pas morte. Le soulèvement dans la région du Rif a été le mouvement le plus spectaculaire au Maroc depuis la révolution de 2011 au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. L’incident immédiat qui a déclenché le soulèvement a été l’assassinat par la police d’un jeune poissonnier, jeté dans un camion poubelle. Une fois enclenché, ce mouvement s’est déroulé avec une vitesse et une intensité incroyables. Un mouvement national de solidarité de la classe ouvrière et des couches opprimées a vu le jour avec ses propres revendications, qui n’étaient ni nationalistes, ni sectaires.

Ce mouvement anticipe les développements dans le reste de la région, où il n’existe pas un seul régime stable. Tous les régimes de la région sont faibles et luttent pour leur survie. Ils ne peuvent résoudre aucun des problèmes des masses qui, à leur tour, subissent d’énormes pressions. Tôt ou tard, le mouvement renaîtra à un niveau encore plus élevé.

Guerre mondiale ?

La crise autour du programme nucléaire de la Corée du Nord a fait beaucoup parler d’une guerre mondiale. Mais c’est prématuré, pour dire le moins. Dans les conditions modernes, une guerre mondiale est pratiquement exclue par le rapport de forces entre les classes à l’échelle mondiale. Les impérialistes ne font pas la guerre pour des raisons arbitraires. La bourgeoisie recourt à la guerre pour conquérir des marchés et des sphères d’influence. Mais la guerre est une affaire très coûteuse et risquée. Et avec les armes nucléaires, les risques sont multipliés par mille. C’est pourquoi les Etats-Unis, la puissance militaire la plus redoutable qui ait jamais existé, n’a pas été en mesure de déclarer la guerre à la minuscule Corée du Nord.

Militairement, la Russie n’est pas aussi forte que les Etats-Unis, mais c’est un état militaire très puissant. Et il est beaucoup plus fort militairement que l’impérialisme britannique, français ou allemand, tant en termes conventionnels que nucléaires. L’Occident n’a rien pu faire pour l’empêcher de s’emparer de la Crimée (où, d’ailleurs, la majorité de la population est russe). Il ne pouvait pas non plus empêcher la Russie d’intervenir pour sauver le régime d’Assad en Syrie. Ces deux exemples révèlent les limites du pouvoir de l’impérialisme américain.

L’année dernière, l’OTAN a envoyé quelques milliers de soldats en Pologne, comme avertissement à la Russie. C’était juste une blague. Les Russes ont répondu en organisant les plus grandes manœuvres militaires de tous les temps avec la Biélorussie, à la frontière même de la Pologne. C’était un petit avertissement à l’OTAN. D’un point de vue militaire, par rapport à la Russie, la Grande-Bretagne est aujourd’hui presque insignifiante, la France n’est pas grand-chose de plus et l’Allemagne n’est rien du tout.

Avant tout, le rapport de forces international entre les classes est un sérieux obstacle au déclenchement d’une guerre majeure. Il faut se rappeler qu’avant que la Seconde Guerre mondiale ne puisse avoir lieu, la classe ouvrière a d’abord dû subir toute une série de défaites écrasantes en Hongrie, en Italie, en Allemagne, en Espagne… Mais aujourd’hui, les forces de la classe ouvrière sont intactes. La classe ouvrière n’a subi aucune défaite sérieuse dans les pays capitalistes avancés.

Aux Etats-Unis, les gens sont fatigués des aventures militaires. L’impérialisme américain s’est brûlé les doigts en Irak et en Afghanistan. Cela leur a coûté une énorme quantité de vies et d’argent, sans rien obtenir. En conséquence, Obama n’a même pas été en mesure d’ordonner une intervention militaire en Syrie. Il a essayé, mais il s’est rendu compte que cela aurait provoqué une révolte populaire massive. Il a dû renoncer. Il en fut de même pour le gouvernement Conservateur de Cameron en Grande-Bretagne.

Il ne peut pas y avoir de guerre mondiale, du moins dans un avenir proche, à moins qu’un régime totalitaire n’arrive au pouvoir aux Etats-Unis sur la base d’une défaite écrasante de la classe ouvrière américaine. Ce serait un rapport de forces qualitativement différent. Mais ce n’est pas la situation dans l’avenir immédiat. Au contraire, pendant une période entière, le pendule se déplacera vers la gauche.

Trump est un politicien bourgeois réactionnaire, mais contrairement aux affirmations démagogiques de certains, à gauche, il n’est pas fasciste et ne se tient pas à la tête d’un Etat totalitaire comme celui d’Hitler. Au contraire, il ne contrôle pas du tout l’Etat : il est en guerre contre lui. Il n’a même pas le contrôle total du Congrès américain, bien qu’il soit dominé par le Parti Républicain. En fait, son emprise sur le pouvoir est extrêmement fragile. Le colosse de la Maison Blanche a des pieds d’argile.

Bien qu’une guerre similaire à celles de 1914-18 et 1939-45 soit exclue dans les conditions actuelles, il y aura constamment des « petites » guerres qui, dans les conditions modernes, sont assez effrayantes. L’Irak était une petite guerre. La Syrie était une petite guerre. La guerre civile au Congo a coûté la vie à au moins cinq millions de personnes et n’a même pas fait la « une » des journaux. Ce genre d’événements va se reproduire. Entre-temps, la propagation du terrorisme signifie que cette barbarie commence à affecter l’Europe « civilisée ». C’est ce que Lénine voulait dire lorsqu’il affirmait que le capitalisme est une horreur sans fin.

Les Etats-Unis et l’Europe

Les personnes qui contrôlent réellement l’UE sont les banquiers, les bureaucrates et les capitalistes, et en particulier le capitalisme allemand. A l’origine, l’UE était dominée par la France et l’Allemagne. La bourgeoisie française imaginait qu’elle pouvait la dominer politiquement et militairement, pendant que l’Allemagne la dominerait économiquement. Ça n’a pas duré très longtemps. Il n’y a aucun doute aujourd’hui que c’est la classe dirigeante allemande qui domine complètement l’UE.

Par conséquent, l’UE est immédiatement entrée en conflit avec le nouvel homme de la Maison Blanche. Donald Trump et Angela Merkel ne sont pas en bons termes. La raison n’est pas dans leurs caractéristiques personnelles – bien qu’elles soient très différentes. Elle tient plutôt au slogan électoral de Trump : « Make America Great Again ».

Pour l’instant, les capitalistes allemands se portent plutôt bien, avec un énorme excédent commercial. En 2016, il était de l’ordre de 270 milliards de dollars : un record historique. Il n’est pas nécessaire d’être prix Nobel d’économie pour savoir que l’excédent d’un pays est le déficit d’un autre pays. Trump sait au moins additionner – et n’est pas du tout satisfait de ce chiffre. Et comme la diplomatie n’est pas vraiment son point fort, il l’a dit publiquement à Merkel.

Trump dit : « Si les Allemands ne font pas quelque chose, je réduirai l’importation de voitures allemandes aux Etats-Unis ». De tels propos sont très dangereux. S’il continue dans cette voie, cela déclenchera une guerre commerciale. Les Allemands riposteraient immédiatement, bloquant certaines marchandises américaines. Le protectionnisme est l’exportation du chômage. Trump dit qu’il veut plus d’emplois aux Etats-Unis pour les Américains. Cela signifie moins d’emplois pour les Allemands, les Chinois et les autres. C’est la cause profonde de l’antagonisme entre Washington et Berlin.

Trump s’est rendu en Pologne, où il a reçu un accueil enthousiaste. Le choix de cette visite n’est pas du tout accidentel. Les relations entre la Pologne et l’Allemagne ont été tendues pour différentes raisons, notamment à propos de l’implémentation de quotas pour les réfugiés. En fait, les fractures en Europe ne cessent de s’approfondir. Le problème avec l’Europe, c’est que les pays européens ne sont pas d’accord sur grand-chose, de nos jours. C’est pourquoi M. Trump s’est rendu en Pologne : pour approfondir les fissures entre l’Allemagne et son voisin de l’Est.

Son arrêt suivant fut Paris, et ce n’était pas non plus un accident. Trump veut creuser un fossé entre la France et l’Allemagne. Pour sa part, Macron était heureux de le recevoir pour encourager les Américains à faire pression sur les Allemands, qui ont déjà beaucoup à faire avec les négociations sur le Brexit. Cela explique pourquoi Trump est si désireux d’exprimer sa solidarité avec Londres, offrant la perspective tentante d’un accord commercial à un moment donné – qui pourrait, ou plus probablement ne va pas, se matérialiser.

L’Europe

Les économistes bourgeois se basent sur l’empirisme et sur des impressions superficielles. Ils détectent une très légère croissance en Europe – un peu plus d’1 % (mais plus élevée en Allemagne) – et ils proclament joyeusement que la crise de l’euro est résolue. Mais la crise de l’euro n’est pas résolue. En réalité, la crise du capitalisme européen continue de s’aggraver. Malgré la faible reprise, les problèmes fondamentaux sous-jacents demeurent. Rien n’a été résolu.

Les experts économiques du FMI sont en train de publier des rapports alarmants sur la situation des banques en Europe. La BCE a investi des milliards, mais, par conséquent, lorsque la prochaine crise viendra, ce qui est inévitable, elle pourrait mener à l’effondrement de l’euro et peut-être même menacer l’unité de l’UE. Le 3 juin 2017, The Economist expliquait : « La monnaie est passée d’un instrument de convergence entre les pays à un facteur qui les divise. » Ces quelques mots montrent comment les bourgeois intelligents saisissent ce que les marxistes ont dit il y a longtemps.

A la situation déjà instable au sein de l’UE s’ajoute la crise des réfugiés. L’ingérence impérialiste au Moyen-Orient et en Afrique du Nord a ouvert les portes à un déluge de gens désespérés fuyant l’enfer dans lequel ils ont été plongés. Cela exerce une pression énorme sur les Etats membres de l’UE, et en particulier ceux qui sont les plus exposés à l’arrivée quotidienne de nouveaux réfugiés et migrants.

L’Europe est profondément divisée sur cette question. La Pologne, la Hongrie, la Slovaquie et la République tchèque refusent d’accueillir des réfugiés. Le problème est encore aggravé par la migration interne des pays pauvres de l’UE vers les pays riches, ce qui provoque des tensions même dans un pays comme l’Allemagne, où la droite se sert de la question des réfugiés pour gagner une partie de l’électorat.

Ceci en est contraste total avec la situation d’après 1945, lorsque l’Allemagne avait absorbé un afflux beaucoup plus important de réfugiés en provenance d’Europe de l’Est. C’était dans une période de croissance du capitalisme mondial. Mais dans une situation de crise économique profonde et de stagnation des forces productives, l’afflux de réfugiés ne sert qu’à créer de nouvelles contradictions qui ne peuvent être résolues sur la base du capitalisme. Il s’agit là d’un autre facteur d’instabilité qui accroît les tendances centrifuges au sein de l’UE.

Le Brexit

Les dynamiques qui travaillent l’Union Européenne de l’intérieur et la menacent de dislocation ont également rejailli de façon spectaculaire sous la forme du Brexit. Le résultat du référendum britannique s’impose comme une énième manifestation de la colère et du ressentiment qui se sont développés partout, sous la surface.

Les commentateurs bourgeois ont été stupéfaits à l’annonce de la victoire du « Leave » (« quitter » l’UE). Et ceux qui étaient le plus en état de choc n’étaient autre que les partisans du Brexit eux-mêmes. Ils n’avaient jamais envisagé que leur camp puisse gagner, et ont donc été pris au dépourvu, sans même l’ébauche d’un plan ou d’une stratégie. Encore à ce jour, d’ailleurs, ils semblent toujours ne pas avoir la moindre idée de ce qu’ils font. Les sections décisives de la bourgeoisie britannique ne voulaient pas quitter l’UE, mais elles ont bien été obligées d’accepter le résultat du référendum, qui aura un impact ravageur sur le capitalisme britannique, et par ailleurs mettra en sérieuse difficulté l’UE elle-même.

Le Brexit a créé de sérieux problèmes en Irlande. Entre la République d’Irlande (membre de l’UE) et le nord de l’île, qui est rattaché au Royaume-Uni, la frontière est imperceptible, depuis quelques années ; dans la pratique, elle n’existe plus. Si le Brexit implique le rétablissement d’une frontière physique, les répercussions économiques seraient catastrophiques, pour le nord comme pour le sud de l’île. Par conséquent, toute la question nationale irlandaise pourrait être ravivée, ce qui provoquerait de graves problèmes. La classe politique s’efforce de négocier un accord qui viendrait tant bien que mal régler cette question épineuse. Reste à voir si l’issue des négociations apportera de quoi résoudre la quadrature du cercle.

Les Britanniques s’imaginaient qu’ils allaient pouvoir sortir de l’UE rapidement et facilement. Mais il n’en a jamais été question. Quand bien même Merkel voudrait faire preuve de bonne volonté envers les Britanniques (ce dont on peut se permettre de douter), elle ne pourrait en aucun cas faire de cadeaux à Londres, car alors, d’autres Etats membres seraient tentés de suivre l’exemple et de quitter l’UE à leur tour. Pour compliquer encore les choses, Merkel a essuyé une défaite électorale, et l’AfD (Alternative für Deutschland), parti nationaliste et anti-UE, ne lui accorde pas un moment de répit. Toutes les belles paroles sur la « solidarité européenne » ont été oubliées sur le champ, et les antagonismes nationaux refont surface. Le Royaume-Uni et l’UE sont engagés dans un processus dont il résultera de sérieux problèmes, pour l’un comme pour l’autre.

La Grèce

Dans Le Capital, Marx expliquait que pendant les phases d’expansion, le crédit est souple et facile ; mais lorsqu’une crise éclate, cela se transforme en son contraire. Alors, les créanciers des Grecs, ces Shylock des temps modernes, réclament leur livre de chair. Mais la Grèce ne pourra jamais payer la facture que Berlin et Bruxelles lui tendent. Tout cela attise une profonde haine de classe et accentue la polarisation, en Grèce et dans tous les pays d’Europe du Sud.

Après une décennie de souffrances indescriptibles, d’austérité, de pauvreté et de misère, quels problèmes ont été réglés en Grèce ? Cette nation a été précipitée dans une crise sans issue. Les jeunes ne trouvent pas d’emploi et sont poussés à émigrer, pendant que les personnes âgées se voient privées de leur retraite ; un nombre croissant d’entre elles se suicident.

La révolution n’est pas un processus linéaire ; elle est ponctuée par des flux et des reflux, auxquels nous devons nous préparer. Après tant d’années de grèves, de manifestations et de mobilisations, les travailleurs grecs sont dans une phase de fatigue et de déceptions. Ils disent : « Nous sommes trahis par tout le monde. Nous avions confiance dans le PASOK, et le PASOK nous a trahis. Nous avions confiance en Tsipras, et lui aussi nous a trahis. Que pouvons-nous faire de plus ? » Selon les sondages, Syriza va faire un mauvais score aux prochaines élections (environ 20 %, voire moins). Le Parti Communiste grec pourrait légèrement progresser, mais il ne sera pas en mesure d’occuper le vide politique laissé par Syriza, du fait de son sectarisme. Par défaut, Nouvelle Démocratie (ND – droite) va remonter, en termes de pourcentages simplement, et non parce qu’elle serait devenue un pôle d’attraction majeur. On se retrouverait donc avec une coalition de droite dirigée par ND. Un tel gouvernement serait faible et instable, mais il serait bien obligé de poursuivre et d’intensifier les attaques contre la classe ouvrière – sans avoir la moindre autorité dans cette même classe. Dans ces conditions, il y aura une nouvelle radicalisation sur la gauche.

L’état d’esprit actuel – de fatigue – ne durera va indéfiniment. Compte tenu de la gravité de la crise, les reculs ne peuvent être que temporaires : les travailleurs et la jeunesse n’auront pas d’autre choix que de reprendre le chemin de la lutte. De nouvelles explosions sociales se préparent ; et elles éclateront avec d’autant plus de force.

France : Macron et la faillite du centre

En France, le capitalisme était déjà en crise bien avant 2008. Mais les élections de l’année dernière ont apporté à la bourgeoisie européenne un semblant de répit. Elle tremblait à l’idée de voir Marine Le Pen accéder au pouvoir – dans la foulée de Trump. Comme Trump, Le Pen est une réactionnaire chauvine. Elle est également hostile à l’Union Européenne, ce qui a suscité une vive inquiétude à Bruxelles et Berlin, tout particulièrement après la débâcle du Brexit. Mais ce qui faisait vraiment trembler la bourgeoisie française, c’était la percée fulgurante de Jean-Luc Mélenchon dans les sondages, à la fin de la campagne électorale, car il aurait certainement remporté un second tour contre Le Pen ou même Fillon – et avait même une chance de gagner face à Macron.

La montée de Mélenchon illustre l’accélération de la polarisation – vers la gauche et vers la droite. Le Pen a battu Mélenchon de justesse ; il aurait pu l’emporter si les soi-disant trotskystes n’avaient pas fait preuve d’une stupidité criminelle. A eux deux, LO et le NPA ont obtenu le nombre de voix qui manquait à Mélenchon pour passer devant Le Pen et accéder au second tour.

Un affrontement direct entre Mélenchon et Macron au second tour aurait tout changé. Mais la manie de division des sectes gauchistes a empêché ce scénario de se concrétiser. Ces petites organisations auraient très bien pu mener une campagne sur un programme révolutionnaire, puis se retirer de la course électorale en appelant à voter pour Mélenchon. Si elles n’ont pas agi de la sorte, c’est parce qu’elles ont placé les intérêts de petite secte avant les intérêts généraux de la classe ouvrière française.

Au final, Macron a gagné, et la bourgeoisie a poussé un soupir de soulagement. C’était la défaite des extrêmes, et le triomphe tant attendu de la Modération ! Depuis Paris, on s’est empressé de propager la bonne nouvelle jusqu’à Berlin, Rome et même Londres – où, dans la City, on a sorti le champagne. Le Centre avait gagné ; mais qu’est-ce que ces gens entendent, au juste, par Centre ? Ils veulent parler de la droite, qui masque sa véritable identité, se fait passer pour ce qu’elle n’est pas.

La victoire de Macron repose sur la faillite des deux grands partis traditionnels (le Parti socialiste et les Républicains). Le PS a été laminé ; les Républicains ont fortement chuté et ne se sont même pas qualifiés pour le second tour des présidentielles. Le PS pourrait bien finir comme le PASOK, en Grèce. Les Républicains sont eux-mêmes dans une situation critique : plusieurs des figures dirigeantes ont quitté le parti pour rejoindre le gouvernement Macron (ou son parti) ; quant aux autres, ils sont divisés en différentes factions.

Le Parti Communiste Français a été discrédité par ses alliances avec le Parti Socialiste ; il est aujourd’hui relégué aux marges de la scène politique française. De son côté, le Front National, bien que battu aux élections, a néanmoins gagné 1,3 millions de voix par rapport à 2012, au premier tour. Mais la France insoumise, le mouvement de Mélenchon, a recueilli 3 millions de voix de plus qu’en 2012. Il représente désormais, avec les syndicats, la principale force d’opposition aux politiques de Macron. Selon un sondage d’octobre 2017, demandant quel est le premier parti d’opposition, la France insoumise représente 35 % des réponses, contre 12 % pour le Front National et seulement 2 % pour le PS et le PCF ! Le mouvement de Mélenchon est désormais le représentant principal de l’opposition, à l’Assemblée nationale et dans la rue.

Il est faux de dire que Macron s’est fait élire à la majorité absolue. La majorité absolue du corps électoral – en comptabilisant les votes blancs et l’abstention – n’a pas voté pour Macron ! Et cette « majorité silencieuse » ne va pas garder le silence très longtemps. D’ailleurs, Macron n’a pas tardé à montrer son vrai visage ; il a d’emblée confirmé son intention de réformer le Code du travail afin de faciliter les licenciements.

Engels disait que la France était le pays où la lutte des classes est toujours menée jusqu’au bout. Cela sera bientôt confirmé aux yeux de tous. Le pays va connaître des manifestations de masse, des grèves et des grèves générales. Un nouveau Mai 68 est tout à fait possible ; en fait, la situation le rend implicite.

L’Italie

La Grèce était le maillon le plus faible du capitalisme européen. L’Espagne se situe un cran plus bas, juste derrière la Grèce. Après l’Espagne vient l’Italie. Et après l’Italie vient la France. L’économie italienne stagne depuis le choc économique de 2008. Par conséquent, un très grand nombre de petites et moyennes entreprises ont fait faillite, incapables de rembourser leurs dettes.

Le système bancaire européen est dans un état critique. Il croule sous le fardeau des dettes ; s’il ne s’est pas effondré, c’est uniquement parce que la Banque Centrale Européenne (BCE) lui fournit des béquilles pour qu’il puisse boiter un peu plus longtemps. Cette situation ne pourra pas durer indéfiniment, car les politiques de la BCE sont dictées par les Allemands. Et ces derniers ne comptent pas financer le déficit des pays de l’Europe du sud par les contributions qu’ils versent à la BCE.

Une profonde crise bancaire a éclaté en Italie. Le fait est que la plupart des banques italiennes sont en état de faillite. La réglementation européenne interdit le sauvetage des banques par leurs Etats, mais on a accordé une exception à l’Italie. Si le système bancaire italien s’effondre, il pourrait entraîner tout le système financier européen dans sa chute. Néanmoins, le sauvetage illégal des banques italiennes n’a réglé que des problèmes de surface, sans s’attaquer à leur racine. L’Italie est plongée dans une profonde crise, non seulement économique et financière, mais aussi politique.

Les Italiens ont perdu toute confiance dans les partis politiques. Cela a été mis en évidence lors du référendum de décembre 2016 sur la réforme constitutionnelle ; Matteo Renzi a subi une défaite cuisante et sans appel. Le problème de la bourgeoisie italienne, c’est qu’elle n’a pas de gouvernement fort. Mais comment pourrait-elle se doter d’un gouvernement fort, alors qu’elle ne dispose pas même d’un parti fort ? Auparavant, la bourgeoisie pouvait compter sur la Démocratie chrétienne, mais elle a été dissoute. Forza Italia, le parti de Silvio Berlusconi, est lui aussi affaibli. Quant au Parti Démocrate – ce parti bourgeois né de la fusion d’une section de l’ancien Parti Communiste, de ce qu’il restait de la Démocratie chrétienne et de diverses petites organisations bourgeoises –, il est en pleine déroute.

La soi-disant gauche est de plus en plus fragmentée, et, au total, elle est créditée d’à peine 7 % dans les sondages d’opinion. Par le passé, la classe dominante italienne pouvait compter sur les dirigeants du PCI pour contrôler la classe ouvrière. Mais après des décennies de dégénérescence stalinienne et maintes trahisons, le Parti Communiste, jadis tout puissant, a été réduit à néant.

Ce vide politique a favorisé la montée de Beppe Grillo et de son Mouvement 5 Etoiles. Il s’agit d’un mouvement de contestation, dont la composition est avant tout petite-bourgeoise, et qui s’est doté d’un programme fourre-tout, où certaines propositions sont réactionnaires. En réalité, ce mouvement n’est pas un parti ; il n’a pas de structure. Et son programme se résume principalement à la sortie de l’euro. Mais en l’absence de toute alternative à gauche, il recueille des voix auprès des travailleurs qui rejettent le système établi, ce que résume le slogan : « Foutez-les tous à la porte ! »

Le mouvement de Grillo est un phénomène instable et contradictoire, qui va certainement vite s’essouffler. Ses contradictions internes feront bientôt surface ; il ne tardera pas à entrer en crise. Il est impossible de prévoir avec précision la tournure que prendront les événements. Mais une chose est sûre : cette situation n’est pas favorable à la bourgeoisie italienne.

La classe ouvrière italienne, de son côté, a de formidables traditions révolutionnaires. La crise du capitalisme italien provoquera inéluctablement de nouvelles explosions sociales, d’une puissance inédite, à l’image de Mai 1968 en France ou de l’Automne Chaud italien de 1969. Une fois que les gros bataillons se mettront en mouvement, toute la situation se transformera rapidement, et de nouvelles formations politiques émergeront, très à gauche et radicales, comme cela s’est produit avant et après 1969.

L’Espagne

Malgré une reprise économique partielle, en Espagne, la crise du régime qui a éclaté en 2008 n’est en aucun cas résolue. Au fil des années, la récession, le chômage de masse, la dégradation du niveau de vie, auxquels viennent s’ajouter des scandales de corruption, ont précipité la démocratie bourgeoise espagnole dans une profonde crise de légitimité. La grande vague de mobilisations de masse, entre 2011 et 2015, a fini par trouver une expression politique, avec l’émergence et la montée de Podemos, qui a recueilli 21 % des voix aux élections de 2016.

Le gouvernement de droite du Parti Populaire (PP) est extrêmement fragile. Il dépend du soutien des nationalistes basques pour sa majorité au Parlement. Il est miné par de multiples affaires de corruption. Si la gauche avait uni ses forces pour le renverser, il aurait volé en éclats. Mais les dirigeants de Podemos comme de la Gauche Unie (Izquierda Unida) se sont avérés totalement incapables d’incarner une alternative crédible, pendant que le chef du Parti socialiste (PSOE), Pedro Sánchez, censé être « plus à gauche » que ses prédécesseurs, passait ouvertement dans le camp réactionnaire du nationalisme espagnol. A présent, depuis que Ciudadanos est arrivé en tête des élections du 21 décembre en Catalogne, la classe dominante espagnole apporte un soutien croissant à ce nouveau parti de droite, qui est tout aussi réactionnaire que le PP, mais qui présente de nouveaux visages, et n’est pas embarrassé des fardeaux que le PP a accumulés, à cause des affaires de corruption et de ses mesures antisociales.

La question catalane a fait office de catalyseur, qui a fait apparaître de profondes lignes de fractures dans la vie politique espagnole. Tous les partis de gauche sont désormais divisés et en crise. La droite souffle sur les braises pour attiser les flammes réactionnaires anti-catalanes et le nationalisme espagnol, le but étant de mobiliser les couches les plus arriérées. Et de son côté, la gauche reste sans réponse. Dès lors, il n’est pas exclu que Ciudadanos et le PP remportent les prochaines élections.

C’est le prix que la gauche espagnole doit payer pour les trahisons des dirigeants du PCE et du PSOE il y a quarante ans, lorsqu’ils ont accepté la Constitution réactionnaire de 1978, qui maintenait les anciennes structures de l’Etat franquiste, la monarchie, l’hégémonie de l’Eglise catholique – et conservait l’ancien appareil d’Etat répressif, le tout enduit d’une fine couche de « démocratie ».

La brutalité de l’Etat espagnol s’est montrée au grand jour lors de la répression qui s’est abattue en Catalogne contre les personnes dont le seul « crime » était de vouloir voter pour décider de leur propre avenir. La société espagnole a été rattrapée par ses vieux démons. Elle est aussi profondément divisée qu’il y a 40 ans. La jeunesse et les couches les plus avancées de la classe ouvrière comprennent la nature réactionnaire de la Constitution de 1978, et ils sont prêts à la combattre.

Les masses ont fait preuve de leur combativité dans les rues de Barcelone. Demain, ce sera les travailleurs et la jeunesse d’Euskadi, des Asturies, de Séville ou encore de Madrid. Ces mouvements devront inévitablement passer par des défaites et des revers, qui résulteront de la myopie, de l’ineptie et de la lâcheté de leurs dirigeants. Mais les travailleurs et la jeunesse espagnols, qui ont manifesté à maintes reprises leur envie de se battre au cours de ces dernières années, pourront en tirer de nouveaux enseignements.

Le passé lui aussi recèle de défaites, comme celle de la Commune des Asturies, en 1934, qui a mené aux deux « Années Noires » (« El Bienio Negro »). Mais cette défaite n’est en rien comparable aux défaites dont nous parlons à présent. Aujourd’hui, les forces de la classe ouvrière sont intactes – alors qu’en face, la base de masse dont disposait le camp de la réaction en 1934 est beaucoup plus faible : plus de garde maure, plus de paysannerie réactionnaire carliste. Quant aux étudiants qui avaient rejoint la Phalange en masse, ils soutiennent aujourd’hui résolument les travailleurs et la gauche.

Enfin, dans une période révolutionnaire, de telles défaites sont nécessairement le prélude à de nouveaux soulèvement. Par l’expérience de la lutte dans la rue, dans les usines et sur les campus, les travailleurs et la jeunesse pourront renouer avec les traditions révolutionnaires de 1931-1937, et de la formidable résistance contre la dictature franquiste. Dans la période à venir, l’Espagne se retrouvera à nouveau en première ligne des luttes révolutionnaires en Europe.

La Catalogne

Les revendications de la Catalogne, pour exercer son droit à l’autodétermination, représentent la plus sérieuse remise en cause du régime issu de 1978 depuis son édification. Plusieurs éléments entrent en ligne de compte. Tout d’abord, il y a la classe dominante, arriérée et réactionnaire, et son Etat, tout droit hérité de la période franquiste. Pour elle, toute tentative de remise en question de l’unité de l’Espagne équivaut à contester l’ensemble du régime, ce qui ouvrirait la voie à d’autres remises en cause (de la monarchie, des politiques d’austérité, etc.). C’est pourquoi la bourgeoisie espagnole était prête à utiliser tous les moyens en son pouvoir pour empêcher la tenue d’un référendum : répression policière, saisie des urnes, confiscation du matériel électoral, blocage de l’entrée des bureaux de vote, dissolution du gouvernement catalan et arrestation de ses membres, etc.

D’autre part, le gouvernement catalan, qui se compose de bourgeois et de petit-bourgeois nationalistes, avait perdu le soutien de la bourgeoisie catalane (les banquiers et les capitalistes), qui s’oppose à l’indépendance. Les politiciens nationalistes considéraient le référendum sur l’indépendance, au pire, comme un moyen de faire pression sur le gouvernement de Madrid afin d’obtenir de lui des concessions ; au mieux, ils y voyaient un moyen de faire pression sur l’UE pour la forcer à intervenir, afin de pousser le gouvernement espagnol à organiser un référendum légal, dont la légitimité serait reconnue de tous. Pour ce qui est du PDeCAT (nouveau nom de la CDC, Convergence Démocratique de Catalogne), ce parti bourgeois nationaliste était totalement discrédité à cause de ses politiques d’austérité, de ses pratiques répressives et de sa corruption avérée. Il s’est livré à des calculs cyniques, en saisissant la question de l’indépendance pour redorer son blason et rester au pouvoir. Ces partis n’avaient pas l’intention d’adopter les méthodes révolutionnaires qu’exige en Espagne l’exercice du droit à l’autodétermination.

Ils se sont vus contraints d’aller plus loin qu’ils ne le voulaient, au vu de l’irruption d’un mouvement de masse, lequel représentait un troisième facteur qu’ils n’avaient pas pris en compte. Le 20 septembre (où 40 000 personnes ont manifesté contre les perquisitions menées par la Garde Civile dans le gouvernement catalan), le 1er octobre (où des centaines de milliers de personnes se sont organisées afin de garantir la tenue du référendum, et où 2 millions de personnes ont participé au vote), et le 3 octobre (où 3 millions de Catalans ont participé à la grève générale, pour dénoncer les violences policières), les masses ont fait irruption sur la scène, et ont commencé à prendre conscience de leur propre force. Dès lors, le gouvernement catalan s’est retrouvé au pied du mur : il a dû proclamer la République catalane, mais il n’était pas prêt pour autant à employer les méthodes nécessaires pour la défendre, à savoir des mobilisations de masse dans les rues, l’occupation de bâtiments officiels, la grève générale, la résistance contre les forces de la police espagnole. En d’autres termes, défendre la République catalane était une tâche révolutionnaire. On comprend donc mieux leur embarras, leurs hésitations et indécisions à l’issue du référendum, la « suspension » de la proclamation d’indépendance, le 10 octobre, leurs appels incessants à la négociation, leur quasi-trahison du mouvement le 25 octobre, et leur timide proclamation de la République catalane le 27 octobre, après quoi ils se sont enfuis.

Pendant ce temps, les masses qui ont participé au mouvement (une section de la classe ouvrière, la jeunesse surtout, et les couches des classes moyennes qui sont la colonne vertébrale de ce mouvement démocratique) ont progressivement désavoué leurs propres dirigeants. L’émergence des Comités pour la Défense de la République, et le rôle central qu’ils ont joué lors de la grève générale du 8 novembre, indiquent la voie à suivre. La République catalane est une revendication démocratique de base, qui remet en cause le régime espagnol dans son ensemble. Les marxistes soutiennent la lutte pour une République catalane, mais nous devons expliquer qu’elle ne pourra être victorieuse qu’au moyen de méthodes révolutionnaires. Le mouvement doit rompre avec ses dirigeants et se doter d’une direction fermement ancrée dans la classe ouvrière. Par ailleurs, il faut rallier les travailleurs hispanophones de Catalogne, ce qui n’est possible qu’en faisant converger la lutte pour une République et la lutte pour l’emploi, pour le logement, contre l’austérité, et en inscrivant clairement le mouvement dans la lutte plus large, commune à toute l’Espagne, contre le régime de 1978. C’est ce que résume notre mot d’ordre : « Pour une République socialiste catalane, étincelle de la révolution ibérique ! ».

Les élections du 21 décembre, en Catalogne, n’ont rien réglé. En fait, elles marquent la mise en échec du régime monarchique espagnol : le bloc indépendantiste a renouvelé sa majorité au parlement régional – et va probablement prendre le contrôle du gouvernement catalan. Pour ce qui est de la distribution des sièges, on retrouve la configuration qui existait la veille du référendum du 1er octobre. Le mouvement démocratique va connaître des flux et des reflux. Les marxistes doivent y intervenir avec vigueur et agir auprès des sections les plus avancées de la jeunesse qui déjà tirent des conclusions révolutionnaires.

Royaume-Uni : le phénomène Corbyn

Il y a peu de temps encore, le Royaume-Uni était un des pays les plus stables d’Europe. A présent, c’est un des pays les plus instables, qui a connu une série de secousses. En Ecosse, la question nationale a un peu reculé, en conséquence de la percée de Jeremy Corbyn, mais elle n’a pas été réglée et peut être ravivée dans le contexte d’une nouvelle crise économique. Sous la surface en apparence calme, il y avait un ferment de colère, une indignation, une frustration surtout, et un désir ardent de changement, sans point de référence clairement identifié.

Les changements dans la conscience des masses ont fini par s’exprimer dans la percée fulgurante de Corbyn. En 2015, Corbyn avait été élu chef du Parti Travailliste (Labour), à la faveur d’un accident. Mais son élection n’a jamais été acceptée par les blairistes, l’aile droite du Parti.

Cela n’a pas échappé à Theresa May, qui en a tiré les conclusions logiques. Elle a convoqué des élections anticipées en juin 2017, intimement convaincue qu’elle remporterait une large majorité, et que le Parti Travailliste serait laminé par les Conservateurs. Les Blairistes espéraient secrètement que le Labour serait battu, seul moyen à leurs yeux de se débarrasser de Corbyn, et ils ont cherché à lui mettre des bâtons dans les roues pendant la campagne.

Tout le monde s’attendait à un raz-de-marée en faveur des Conservateurs. Pourtant, à l’inverse, ce fut une défaite sévère pour les Conservateurs, les médias et les traîtres de l’aile droite du Labour.

Après le lancement de sa campagne, Corbyn a tenu des rassemblements de masse, débordant d’enthousiasme, notamment dans la jeunesse. Corbyn défendait le programme le plus à gauche que le Labour ait défendu depuis des dizaines d’années, et il est tout de suite entré en résonance avec l’état d’esprit général de mécontentement. Ce séisme politique a pris tout le monde par surprise.

Des centaines de milliers de personnes, des jeunes surtout, ont adhéré au Labour. Avant que Corbyn en prenne la tête, le Parti comptait 180 000 membres. A présent, il compte 570 000 adhérents, ce qui en fait le plus grand parti d’Europe. Tout le monde voyait clairement que Corbyn était le véritable vainqueur des élections de juin 2017. Il jouit d’une popularité colossale auprès des masses.

La défaite des tenants du blairisme a été entérinée lors du Congrès annuel du Parti Travailliste, en septembre 2017, où l’aile gauche est clairement devenue la force principale en son sein. Il n’empêche que les membres du Labour qui siègent au Parlement ou au Conseil privé (privy Council), et en particulier, l’appareil du parti, restent sous le contrôle de son aile droite. La classe dirigeante et ses agents s’obstinent à maintenir leur emprise sur le Labour, mais pour le moment, ils sont bien obligés de renoncer à leurs projets de se débarrasser de Corbyn. Ils misent sur une tactique attentiste.

Cet esprit de révolte est une force souterraine, qui cherche un exutoire pour s’exprimer. Au Royaume-Uni, il l’a trouvé en Corbyn, et il est impératif que les marxistes britanniques concentrent leurs forces sur ce mouvement. Mais tout en soutenant Corbyn contre l’aile droite, il faut s’attacher, de façon constructive et fraternelle, à expliquer patiemment les limites du programme de Corbyn – et la nécessité d’un programme de portée révolutionnaire, visant la transformation socialiste de la société.

En toute probabilité, le Labour remportera les prochaines élections et Corbyn sera appelé à former un gouvernement. Mais la moindre tentative de mettre en œuvre les réformes figurant dans son programme se heurtera à la résistance acharnée de la classe dominante, aux actes de sabotage orchestrés par la cinquième colonne blairiste, ainsi qu’aux efforts pour édulcorer tout ce que son programme contient de plus radical. Une partie de la classe dominante envisage la perspective d’un réalignement des forces politiques britanniques, qui verrait émerger une nouvelle formation ou coalition au centre de l’échiquier politique, réunissant la « gauche » du Parti Conservateur et l’aile droite du Parti Travailliste. Ce scénario n’est pas encore à l’ordre du jour, mais il pourrait être mis à exécution comme moyen pour faire chuter un gouvernement travailliste dirigé par Corbyn. Cela dit, en cette période de polarisation politique et de crise économique, un parti ou une coalition du centre aurait une base très réduite. L’expérience d’un gouvernement Corbyn, et une possible scission au sein du Parti, prépareraient le terrain à un virage encore plus radical dans les rangs du Labour.

La Russie

Les soulèvements en Ukraine et l’annexion de la Crimée ont eu un impact important sur l’ensemble de l’échiquier politique russe. Mais la ferveur nationaliste de 2014, où la côte de popularité de Poutine dépassait les 84 %, s’est progressivement évanouie. La baisse des prix du pétrole et (dans une moindre mesure) les sanctions des pays occidentaux ont provoqué la chute du taux de change du rouble, et l’augmentation de l’inflation, qui en 2015 atteignait les 13 %.

Le taux de refinancement élevé de la Banque Centrale (le taux d’intérêt que paient les banques sur les emprunts qu’elles font auprès de la Banque Centrale), auquel s’ajoutent les sanctions économiques imposées par l’Occident, ont avant tout affecté le secteur financier, précipitant la faillite de dizaines de banques. Confronté à cette situation, le gouvernement a puisé dans ses réserves financières pour fournir un soutien aux grands groupes financiers et industriels qui entretiennent des relations étroites avec l’Etat, exacerbant ainsi la concentration du capital.

Parallèlement, le gouvernement a pris des mesures administratives pour lutter contre le chômage, qui revenaient, en fait, à interdire les licenciements massifs. Afin de réduire le déficit budgétaire, un certain nombre de mesures très efficaces ont été introduites pour s’attaquer à la corruption et à l’évasion fiscale. Cette offensive visait en priorité la moyenne et la petite-bourgeoisie, en particulier les petites entreprises familiales, tels que les routiers.

Cette politique de Poutine ne répondait pas seulement à des objectifs économiques : il intervenait aussi en réaction à l’esprit de révolte dont faisaient preuve les couches moyennes dans les grandes villes, où son régime est le moins populaire. Poutine suit le principe : « Mes amis ont tous les droits – mes ennemis tombent sous le coup de la loi ».

Dans une même perspective, la mise en œuvre d’une réforme du système d’éducation supérieure a dégradé plus encore le niveau de vie général des enseignants et des professeurs, que Poutine soupçonne de déloyauté. Ce faisant, Poutine a pu maintenir un haut niveau de soutien à son régime, auprès non seulement de sa base mais aussi des retraités et des travailleurs à bas salaire, au détriment des classes moyennes des grandes villes. Ces dernières ont trouvé un canal politique pour exprimer leur mécontentement, par l’intermédiaire d’un démagogue bourgeois, Alexeï Navalny.

Depuis 2014, tous les partis représentés au Parlement, y compris le Parti Communiste de la Fédération de Russie (KPRF), apportent un soutien indéfectible à Poutine et à son gouvernement, en votant systématiquement en faveur des projets de loi présentés par le gouvernement. Bien entendu, cette ligne politique ne les aide guère à élargir leur propre base. Le KPRF traverse une crise qui dure depuis maintenant près de dix ans. Ses rangs sont soumis à une chasse aux sorcières permanente. Des membres ont été expulsés du parti sur la base d’accusations de « trotskysme » forgées de toutes pièces – bien que tous aient été de fidèles soutiens à Zyuganov, le dirigeant du KPRF.

Le Parti Communiste a perdu deux tiers de ses membres à Moscou, à St Pétersbourg et dans d’autres grandes villes. Compte tenu de ces défections, Navalny a réussi à s’imposer en comblant le vide de l’opposition à Poutine. Démagogue classique, il cultive une image d’« homme du peuple », singeant servilement la tradition américaine. Mais il se démarque nettement des autres porte-paroles de l’opposition. Le principal levier de sa campagne repose sur les réseaux sociaux et notamment YouTube, où il met en ligne des vidéos pour dénoncer la corruption qui règne dans les hautes sphères du pouvoir.

Navalny lui-même n’a pas eu le droit de se présenter à l’élection présidentielle, compte tenu de ses deux condamnations pour corruption. Navalny appelle régulièrement ses partisans à descendre dans la rue. Sur tout le pays, environ 100 000 personnes répondent à l’appel et se mobilisent dans les grandes villes. Il s’agit principalement de jeunes, qui sont séduits par la détermination dont Navalny semble faire preuve, et par sa maîtrise des réseaux sociaux.

Durant l’année écoulée, Poutine a réussi à juguler l’inflation et, plus généralement, à surmonter la crise – pour l’heure, du moins. Mais compte tenu du niveau actuel des prix du pétrole, le déficit budgétaire russe reste élevé. D’ici 2 à 5 ans, les fonds de réserve finiront inévitablement par être épuisés ; parallèlement, les possibilités qui s’offrent à la Russie d’avoir recours à un emprunt extérieur sont désormais très limitées. Si le prix du pétrole reste bas pendant encore 3 ou 4 ans, toute la situation se transformera en son contraire.

Alors, Poutine (qui sera évidemment réélu président) sera confronté à un sérieux problème. Le gouvernement ne sera plus en mesure de résoudre le déficit budgétaire sans effectuer de coupes drastiques dans les dépenses publiques. Dès lors, le soutien au régime de Poutine s’effondrera totalement. C’est pourquoi il saisit toutes les occasions de renforcer son contrôle d’internet et d’imposer des restrictions à la liberté d’expression et à d’autres droits démocratiques.

Pour l’instant, cela dit, Poutine dispose encore d’une marge de manœuvre. Il peut se permettre de ne pas sabrer les dépenses publiques ou réduire drastiquement les niveaux de vie. C’est principalement pour cette raison que les forces d’opposition n’ont pas réellement réussi à mobiliser des éléments prolétariens.

A ce stade, ceux qui participent activement au mouvement de contestation sont principalement issus des classes moyennes. Bien qu’il se soit prononcé en faveur d’une augmentation du salaire minimum, Navalny n’a pas réussi à articuler son discours aux problèmes sociaux. Le succès que rencontre l’opposition à Poutine à la base ne peut être que limité si elle s’en tient à des revendications démocratiques et à des dénonciations de la corruption.

Néanmoins, une grande partie de la jeunesse, notamment des étudiants du secondaire et du supérieur, s’est ralliée à l’opposition. Ils sont nombreux à descendre dans la rue. C’est un développement symptomatique important. L’histoire de la Russie montre que le sursaut de la jeunesse étudiante est le signe avant-coureur d’un grand mouvement ouvrier à venir. « Le vent commence toujours à souffler au sommet des arbres ».

L’Europe de l’Est et les Balkans

En Europe de l’Est, l’essor d’un nationalisme de droite et d’une rhétorique anti-immigration traduit l’effort des différents gouvernements de la région pour neutraliser le mécontentement populaire, qui est exacerbé par les faibles niveaux de vie et l’impact de la crise sur les masses, dans un contexte où la classe ouvrière n’a pas encore fait irruption sur la scène de manière décisive.

Les taux élevés de croissance du PIB – supérieurs à ceux enregistrés par les pays d’Europe occidentale – masquent la situation objective, celle de l’extrême exploitation capitaliste d’une classe d’ouvriers qualifiés, soumis au système des bas salaires qui a été imposé pour maximiser les taux de profit et attirer les investissements étrangers. Comme le souligne une étude récente menée par l’Institut Syndical Européen (« Pourquoi l’Europe centrale et orientale a besoin d’augmentations salariales »), si l’écart salarial entre l’Est et l’Ouest de l’Union Européenne s’est lentement réduit jusqu’à 2008, cette tendance s’est inversée, depuis. L’écart s’est creusé tout au long de la décennie écoulée.

En conséquence, on a pu voir émerger d’importants signes qui expriment la radicalisation de la jeunesse, dont les premiers symptômes s’observent dans les mobilisations contre la corruption dans plusieurs pays, expressions d’un rejet croissant du système dans son ensemble. Par ailleurs, des sections décisives de la classe ouvrière industrielle ont commencé à passer à l’offensive – souvent pour la première fois depuis l’effondrement des régimes staliniens – en organisant des grèves importantes pour revendiquer des hausses substantielles de leur salaire et une amélioration de leurs conditions de travail.

En Slovaquie, des milliers d’étudiants sont descendus dans la rue en avril 2017 pour réclamer la démission du Premier ministre Robert Fico, accusé de corruption. Peu après, une grève de masse a éclaté en juin, suivie par les 12 000 travailleurs des trois usines Volkswagen à Bratislava. Ils ont obtenu une augmentation de salaire de 14 %. Kia et Peugeot ont également augmenté les salaires de 7 % dans leurs usines slovaques, pour éviter des grèves.

Des mouvements de grande ampleur ont également éclaté en protestation contre des mesures réactionnaires. En Pologne, le gouvernement de droite comptait bannir le droit déjà très limité à l’avortement, mais il a dû faire marche arrière face à l’opposition massive des dizaines de milliers de femmes qui se sont mobilisées, toutes vêtues de noir, en octobre 2016.

Dans l’ex-Yougoslavie, le processus de radicalisation est plus avancé. Un climat d’hostilité croissante au régime bourgeois, réactionnaire et corrompu, a gagné la jeunesse et la classe ouvrière, comme l’a montré le mouvement insurrectionnel de février 2014 en Bosnie. De grandes grèves se sont multipliées au cours de l’année passée. La grève totale menée par 2 400 travailleurs de l’usine Fiat de Kragujevac, en juillet 2017, était la plus importante, mais n’était pas isolée : elle s’inscrivait au contraire dans un vaste mouvement gréviste très combatif, mené dans des usines et sur des lieux de travail de moindre envergure. Des grèves répétées et des manifestations ont également été déclenchées par les cheminots bosniaques.

En Serbie, la jeunesse s’est mobilisée contre la victoire écrasante du Premier Ministre Aleksandar Vucic aux élections présidentielles d’avril 2017 ; bien que des illusions petites bourgeoises y étaient prédominantes, ces manifestations ont montré qu’une section de plus en plus importante de la jeunesse est ouverte aux idées révolutionnaires. La situation présente un bon potentiel pour les marxistes yougoslaves, comme en atteste le fait qu’ils ont joué un rôle dirigeant dans les mobilisations à Novi Sad.

L’Amérique latine

Face à la débâcle électorale de Kirchner en Argentine, à la défaite du Parti Socialiste Unifié du Venezuela aux élections de l’Assemblée Nationale, à l’échec essuyé par Evo Morales lors du référendum en Bolivie, et à la destitution de Dilma Rousseff au Brésil, les réformistes et les intellectuels « progressistes » sur le continent ont sombré dans le désespoir. Ils parlent de « vague conservatrice » et de poussée contre-révolutionnaire, sans la moindre compréhension des processus objectifs à l’œuvre.

Pendant une période de 10 à 15 ans, la majeure partie de l’Amérique du Sud a été traversée par une vague révolutionnaire, qui a affecté différents pays à des degrés d’intensité différents. Il y a eu l’élection de Hugo Chavez au Venezuela en 1998 et les événements révolutionnaires qui ont fait échouer le putsch d’avril 2002, la lutte contre le lock-out patronal de décembre 2002 à janvier 2003, l’Argentinazo de 2001, les soulèvements en Equateur qui ont provoqué la destitution de Jamil Mahuad en 2000, puis la chute de Lucio Gutiérrez en 2005, ce qui a mené à l’élection de Rafael Correa en 2006. En Bolivie, on a vu la « guerre de l’eau » à Cochabamba entre 1999 et 2000, suivie des révoltes de la Guerre du Gaz d’octobre 2003 à juin 2005, qui ont abouti à l’élection d’Evo Morales. Le Pérou a connu les soulèvements populaires de l’Arequipazo au sud du pays en 2002.

On pourrait aussi évoquer les mouvements de masse contre les fraudes électorales au Mexique, en 2006, et la Commune d’Oaxaca la même année, ainsi que les mobilisations prolongées des étudiants en masse au Chili, les mobilisations massives contre le coup d’Etat de 2009 au Honduras, auxquels s’ajoute même l’élection de Lula da Silva au Brésil en 2002, bien qu’il ne s’agisse pas en soi d’un événement révolutionnaire. Tous ces développements témoignaient des aspirations populaires à un changement radical.

Conséquence de ces énormes mouvements des travailleurs (et dans certains pays, des masses paysannes), de nombreux gouvernements ont été portés au pouvoir sous des drapeaux « progressistes » ou « révolutionnaires ». Ils diffèrent clairement l’un de l’autre. Alors que Chavez par exemple, de façon confuse, a cherché et a été poussé à mettre en œuvre des changements révolutionnaires, Evo Morales, Correa et le couple Kirchner en Argentine aspiraient à rétablir l’ordre après l’irruption des masses sur la scène. Quant à Lula et Dilma, ils étaient des dirigeants réformistes qui ont lancé tout un programme de contre-réformes. Au Salvador, la gauche n’a disposé de quasiment aucune marge de manœuvre, et commence à faire machine arrière dans les modestes réformes qu’elle a introduites, brisant ainsi les illusions des masses à l’égard du FMLN (Front Farabundo Martí de libération nationale). Cette frustration est canalisée, au premier chef, par le maire de San Salvador, Nayib Bukele, qui a été expulsé du parti et jouit d’une grande popularité dans la jeunesse.

Néanmoins, tous ces gouvernements ont connu une relative stabilité sur une période prolongée. C’était en partie dû à la force du mouvement des masses, que la classe dominante ne parvenait pas à mater frontalement (les coups d’Etat au Venezuela en 2002, en Bolivie en 2008 et en Equateur en 2010 ont tous échoué). Avant tout, ces gouvernements ont profité d’une période où le prix des matières premières et du pétrole est resté élevé, ce qui leur a permis de mettre en œuvre des programmes sociaux et d’éviter de s’attirer la grogne des masses.

Tiré par la croissance économique en Chine, le prix des matières premières a augmenté de façon constante entre 2003 et 2010. Le cours du pétrole est passé de 40$ le baril à plus de 100$. Le gaz naturel, qui jusqu’alors s’était établi autour de 3$/Mbtu, a oscillé entre 8$ et 18$. Les cours du soja ont fait un bond, de 4$ à 17$ le boisseau. Le prix du zinc est passé de moins de 750$/tonne à un record de 4 600$/tonne, le cuivre a augmenté de 0,60$ à 4,50$ la livre, et l’étain, de 3 700$/tonne à 33 000$/tonne.

Une telle envolée des prix des matières premières et des sources d’énergie a offert aux différents gouvernements une certaine marge de manœuvre. Mais cette période est arrivée à son terme, et toute la région a été précipitée dans une récession en 2014-2015. C’est la cause économique profonde des défaites électorales et des divers échecs essuyés par ces gouvernements, qui s’étaient toujours limités à rester sur une base capitaliste.

L’essor de la Révolution vénézuélienne a offert à l’économie cubaine un relatif répit. Cette période s’est désormais refermée. Cuba reste basé sur une économie planifiée, mais les réformes qui y ont été introduites ont élargi l’espace de l’économie de marché, autorisant les petites entreprises privées et visant à attirer des investissements privés de grande ampleur. Le but est d’accroître la productivité par des méthodes capitalistes, sans faire intervenir le contrôle ouvrier sur la production. Aujourd’hui encore, de nombreuses conquêtes sociales restent en vigueur, mais leur portée est de plus en plus limitée et leur qualité se dégrade. Les inégalités sociales sont exacerbées. Cela représente un très sérieux danger. Des élections se tiendront dans les prochains mois, où pour la première fois, le président ne sera issu ni de la famille Castro, ni des rangs des dirigeants historiques de la révolution. Nous pourrions voir les oppositions et pressions de l’aile droite du capitalisme, intérieures et étrangères, mais également une réaction inverse de la part de ceux qui n’ont pas bénéficié de ces réformes et de ceux qui comptent défendre la révolution socialiste.

Contrairement à ce que suggèrent les lamentations et gémissements de la « gauche » en Amérique latine, la déchéance de Kirchner en Argentine et de Dilma au Brésil ne découle pas d’un « virage à droite ». L’arrivée au pouvoir de Temer et de Macri a provoqué des mouvements de contestation de masse, où la classe ouvrière a manifesté son opposition aux contre-réformes menées par la droite. L’Amérique latine n’entre pas dans une période de paix sociale et de stabilisation du capitalisme, mais d’exacerbation des contradictions et d’intensification de la lutte des classes. Pour preuve, un mouvement insurrectionnel a éclaté au Honduras suite aux élections de 2017. Quelques années plus tôt, en 2015, au Guatemala, un conflit interne au sein de la bourgeoisie a donné lieu à des mobilisations de masse de la jeunesse, des organisations paysannes et de la classe ouvrière. Ce processus se poursuit. En 2017, une grève générale a été organisée pour réclamer la destitution du président Jimmy Morales et de 107 membres du Parlement. D’autres pays suivront la même voie, tels que le Mexique, où des élections présidentielles vont se tenir cette année et donneront aux masses une occasion d’exprimer le ressentiment et l’hostilité qu’elles éprouvent envers la barbarie capitaliste.

Le Venezuela

La tentative de renverser le gouvernement Maduro, orchestrée par l’oligarchie vénézuélienne et soutenue par l’impérialisme, semble avoir été déjouée pour le moment. Les erreurs et l’indécision des dirigeants de l’opposition, ainsi que la réaction des masses, qui se sont vigoureusement mobilisées lors des élections de l’Assemblée Nationale Constituante de juillet 2017, ont provisoirement sapé l’offensive réactionnaire que l’opposition avait menée pendant la première moitié de l’année. Cependant, aucun changement fondamental n’a été apporté vis-à-vis de la crise économique ou des politiques que mène le gouvernement.

Le Venezuela reste plongé dans une profonde récession, marquée par l’hyper-inflation et la diminution rapide des réserves en devises étrangères, ce qui a un impact très négatif sur le niveau de vie des masses. L’impérialisme continue à resserrer l’étau en imposant des sanctions financières. Le gouvernement poursuit sa politique de concessions aux capitalistes et de négociations avec les dirigeants officiels de l’opposition. Il n’a qu’un seul but : se maintenir au pouvoir. L’échec temporaire de l’offensive menée par l’opposition a donné lieu à une accentuation des différenciations au sein même du mouvement bolivarien. Des manifestations de travailleurs ont éclaté, et des candidats bolivariens de gauche sont venus concurrencer les candidats officiels lors des élections municipales.

Notre position est claire : nous sommes contre le renversement du gouvernement Maduro par l’opposition, vu que les conséquences en seraient catastrophiques pour les masses. En même temps, nous ne pouvons pas soutenir la ligne politique du gouvernement, qui mène tout droit à l’échec et à la liquidation de la révolution bolivarienne.

L’état d’esprit général se fait de plus en plus critique envers les dirigeants bolivariens, qui n’ont pas l’autorité qu’avait Hugo Chavez. Exemple : Eduardo Saman, un ancien ministre qui s’est affirmé comme défenseur du contrôle ouvrier et un adversaire du grand capital et des multinationales, a décidé de présenter sa candidature aux élections municipales de décembre 2017, contre la candidature officielle du PSUV.

Certes, la bureaucratie était clairement déterminée à saboter la campagne de Saman ; il s’agit néanmoins d’un tournant décisif dans la situation, qui ouvre de nouvelles possibilités à la tendance marxiste au Venezuela.

L’Inde et le Pakistan

Narendra Modi a été porté au pouvoir en 2014 en surfant sur la vague de déception générale des travailleurs indiens et d’une couche de la bourgeoisie elle-même, unis dans leur hostilité envers le parti du Congrès. Mais il n’a satisfait aucune des attentes de ses bases électorales. Sa politique de démonétisation et l’application de la Taxe sur les Biens et les Services (TVA) étaient censées stimuler l’investissement, mais, à l’inverse, elles ont fragilisé l’économie indienne, qui a vu son taux de croissance passer de plus de 9 % à moins de 7 % en 2017.

La courte période de forte croissance, entre 2014 et 2016, a désormais fait place à un net ralentissement. Même pendant la phase de croissance plus rapide, le taux de chômage a augmenté et Modi a multiplié les attaques contre le mouvement ouvrier, ce qui a entraîné une intensification de la lutte des classes. Les étudiants, les paysans et les ouvriers sont tous descendus dans la rue. Les grèves de septembre 2016 ont été suivies par plus de 180 millions de travailleurs, soit 50 % de plus que lors de la grève générale organisée un an plus tôt.

Au Cachemire aussi, les masses sont descendues dans la rue, et le gouvernement, ébranlé par les mobilisations, n’a pu briser provisoirement le mouvement qu’en ayant recours à la répression brutale. Néanmoins, l’influence du mouvement a rayonné dans tout le reste du pays, en particulier dans la jeunesse étudiante.

Modi a tenté de détourner l’attention des masses en ravivant le sectarisme hindou, mais ces mesures de diversion ne seront efficaces que pendant une période limitée. A un certain stade, ces divisions seront brisées par la montée de la classe ouvrière.

Les événements au Pakistan et en Inde sont interconnectés. Les classes dirigeantes indienne et pakistanaise ont un intérêt commun au maintien des relations conflictuelles entre les deux Etats, qui permettent de focaliser l’attention des masses. Mais la position de la classe dirigeante pakistanaise est de plus en plus fragile.

Alors que les Etats-Unis suspendent l’aide qu’ils accordaient au régime pakistanais, la Chine assure la relève. La Chine a un intérêt particulier à se rapprocher du Pakistan, en tant qu’allié stratégique et Etat-tampon contre l’Inde, mais aussi comme plaque tournante des opérations navales et maritimes chinoises dans l’Océan indien. Cependant, les investissements chinois ne créent pas d’emplois et n’atténuent pas les contradictions qui minent la société pakistanaise.

La question nationale est de plus en plus explosive. Dans certains territoires, comme au Baloutchistan, la présence chinoise vient exacerber le sectarisme, qui n’est que la couverture de la guerre par procuration que se livrent les puissances extérieures (les Etats-Unis, la Chine, l’Arabie Saoudite, l’Iran…). Chaque jour, les politiques réactionnaires de la classe dirigeante sont exposées aux yeux des masses, qui n’ont plus que mépris pour cette élite véreuse qui gouverne et pille le pays.

Par le passé, les dirigeants du Parti du peuple pakistanais (PPP) ont joué un rôle de catalyseur de la colère populaire, s’inscrivant dans une tradition de lutte qui remonte à la fin des années 1960, sous la direction d’Alî Bhutto. Mais après de longues périodes au pouvoir à mener des politiques d’austérité, le PPP est miné par la corruption et très discrédité. C’est ce qui a permis à Nawaz Sharif et à sa Ligue musulmane du Pakistan de faire un retour en force. A présent, les masses ont compris que Sharif lui-même n’est qu’un énième politicien bourgeois corrompu qui n’a rien à leur apporter.

Il y a une hostilité générale contre tous les membres de la classe politique, perçus comme autant de fripouilles motivées seulement par leurs intérêts propres, au détriment des travailleurs et des pauvres. Par le passé, l’armée aurait déjà pris le pouvoir, dans un tel contexte, mais l’armée elle-même est divisée et démoralisée. Les généraux hésitent à se charger eux-mêmes de faire le ménage. C’est dans ce contexte qu’on assiste au début de luttes des travailleurs et de la jeunesse.

L’Afrique

L’Afrique du Sud a connu de nombreuses années d’intensification de la lutte des classes, qui a précipité l’effondrement de l’alliance tripartite entre le Congrès national africain (ANC), le Parti communiste sud-africain (SACP) et le Congrès des syndicats sud-africains (COSATU). Les mouvements de grève et les mobilisations dans les universités ont mené à la percée des Economic Freedom Fighters (Combattants pour la liberté économique) et de la nouvelle fédération des syndicats, dirigée par le syndicat métallo NUMSA. Le mouvement est pour l’instant dans une phase de reflux, mais le régime est sorti fortement ébranlé de cette grande vague protestataire.

La crise économique, la colère des masses, le pillage flagrant des ressources publiques par l’élite noire arriviste qui gravite autour des familles Zuma et Gupta, viennent déstabiliser la situation et saper l’autorité de l’ANC. La grande bourgeoisie, qui avait collaboré avec Nelson Mandela pour stabiliser la situation suite aux événements révolutionnaires des années 1980 et 1990, est entrée en conflit avec la couche de nouveaux riches et la clique dirigeante réunie autour de Jacob Zuma.

En même temps, la classe dirigeante ne peut pas se permettre d’ignorer complètement l’ANC, parce qu’il n’y a aucun autre parti pour stabiliser la situation. Conscients de cet état de fait, les partisans de Zuma ont joué avec le feu, en faisant monter les enchères. L’affrontement entre les deux camps, et la scission potentielle au sein de l’ANC pourraient avoir des conséquences révolutionnaires dans le pays le plus développé du continent africain.

Au Nigeria, suite à la formidable irruption de la lutte des classes en janvier 2012, le pilier principal de l’ordre bourgeois, le Parti démocratique populaire (PDP), s’est discrédité aux yeux des masses. Dès lors, la classe dirigeante s’est empressée de mettre sur pied un nouveau parti, le Congrès des progressistes (APC) – qui provient en fait de la fusion de plus petites formations – et à sa tête elle a placé Muhammadu Buhari, qui lui semblait être un bon candidat auquel se rallieraient les masses et qui pourrait enrayer le processus de radicalisation.

La manœuvre a été possible parce que les dirigeants du Congrès du travail du Nigéria, principale confédération syndicale, s’étaient totalement discrédités : plutôt que de construire sur les bases du mouvement de 2012, ils ont contenu ce mouvement, tout en refusant de préconiser l’édification d’un parti ouvrier indépendant. En l’absence d’alternative aux dirigeants syndicaux désormais décriés, la voie était libre pour Buhari. Pourtant, malgré tous ces développements, aucun des problèmes pressants auxquels se heurtent les masses n’a été réglé. C’est ce qu’ont traduit dernièrement les mouvements sécessionnistes pour la proclamation de la République du Biafra, au sud-est du pays. Quoique réprimés par l’armée, ces soulèvements témoignent des tensions latentes qui perdurent sous la surface de la société nigérienne. Lorsque toutes les illusions à l’égard de Buhari se seront complètement évanouies, la lutte des classes fera à nouveau irruption, à une échelle plus vaste encore qu’en 2012.

En Afrique occidentale et centrale, la période écoulée a vu la vigoureuse progression des mouvements de masse contre les bourgeoisies locales, qui s’adonnent à la corruption et à l’exploitation. Ces énormes mouvements se sont étendus sur plusieurs longues périodes, et ont mobilisé des millions de personnes. Les masses ont suivi l’exemple des luttes héroïques au Burkina Faso, dans des pays où l’économie déjà très fragile est frappée de plein fouet par la crise économique globale. Les violations des droits démocratiques commises par les régimes affaiblis, plus récemment au Togo et en République Démocratique du Congo, ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. La jeunesse, notamment, renvoie dos à dos l’oppression généralisée et les vieux gouvernements au pouvoir depuis des décennies. La misère endémique dans la région, ainsi que le rôle fallacieux des dirigeants bourgeois de l’opposition – dont l’unique but est de venir remplacer ceux qui sont à la tête du régime – apportent la confirmation, d’une part, de la théorie de la révolution permanente, et d’autre part, de la nécessité de construire une organisation révolutionnaire internationale. En l’absence d’une direction efficace, après l’énorme irruption des mobilisations de masse, le mouvement s’est essoufflé. La seule conclusion que les masses peuvent en tirer, c’est qu’elles ne peuvent en aucun cas faire confiance aux vieilles directions. La théorie marxiste et une organisation révolutionnaire sont nécessaires pour sortir de cette impasse.

Pessimisme de la bourgeoisie

Le centenaire de la Révolution d’Octobre a donné aux stratèges du capital une occasion de réfléchir à l’histoire – et de s’inquiéter de l’avenir. Le 15 août 2017, Martin Sandbu écrivait dans le Financial Times :

« Cette année est marquée par l’anniversaire de deux événements – le centenaire de la Révolution Russe et les dix ans qui se sont écoulés depuis le début de la crise financière mondiale – qui ont plus de points communs qu’on ne le pense à première vue.

« Le modèle qui était sorti victorieux de la guerre froide a été ébranlé jusque dans ses fondements […] par la crise financière mondiale.

« Le communisme sclérosé qu’était devenu le bloc soviétique à partir des années 1980 s’est effondré sous le poids de ses propres contradictions politiques et économiques. Avec les bouleversements politiques survenus l’année dernière, on se demande à présent si les économies de libre marché vont subir le même sort. » (Nous soulignons)

Il poursuit :

« Friedrich von Hayek a affirmé que la flexibilité des prix du marché renferme plus de renseignements qu’un organe central de planification ne pourrait jamais réussir à rassembler ; et donc que la prise de décision est plus efficace quand elle découle d’une constellation de facteurs, que des instances étatiques. […]

« Cependant, la crise financière mondiale a été une douche froide, qui a remis en question toute assertion faisant du capitalisme financier occidental le meilleur mode d’organisation économique. »

Il conclut :

« Ce qui s’est produit il y a 10 ans a été la terrible prise de conscience que les créances financières accumulées au cours des années d’expansion précédentes étaient irrécouvrables, et que la production économique à venir, sur laquelle les débiteurs avaient misé, ne serait pas suffisante pour régler l’ensemble de ces créances financières.

« […] le libéralisme de marché, à son tour, a trahi les promesses qu’il avait fait miroiter. Les économies occidentales sont aujourd’hui bien plus pauvres que les tendances d’avant le krach ne l’avaient prédit. La crise et ses répercussions ont laissé à la jeunesse, notamment, peu de raison d’espérer que les possibilités de s’enrichir, qui s’étaient présentées à leurs parents et grand-parents, se présenteraient également à elle.

« Un système social peut perdurer très longtemps en dépit des désillusions. […] Mais dès que les moyens de subsistance des gens cessent d’être garantis, tout ce soutien s’effondre. »

Parmi les experts capitalistes sérieux, certains commencent à comprendre que les procédés mis en œuvre au cours des 30 dernières années ne fonctionnent plus. Dans un article du journal allemand Die Zeit intitulé La mort d’un dogme, on nous informe que même le FMI a reconnu que ses politiques n’ont pas l’effet escompté. Mais évidemment, ils n’en tirent jamais toutes les conclusions qui s’imposent. (Mark Schieritz, Die Zeit, juin 2016)

Wolfgang Streek, de l’Institut Max Planck, a dressé la liste de tous les problèmes du capitalisme dans un long article publié dans la New Left Review, intitulé Comment va finir le capitalisme ?, sur lequel il est plus longuement revenu dans son ouvrage paru en 2016. Il souligne la crise de légitimité qui frappe le système capitaliste parce qu’il n’est plus en mesure d’offrir autant qu’il ne l’a fait par le passé, si bien que les gens commencent à remettre le système en question. C’est ce qui explique l’instabilité électorale qui s’observe dans de nombreux pays. Il soulève également la question de savoir si les politiques dont le capitalisme a besoin peuvent être introduites par l’intermédiaire du « système démocratique ». Il se demande par là si un « système démocratique » peut ou non imposer à la classe ouvrière ce dont la bourgeoisie a besoin.

Dans son article, Streek constate que le capitalisme « va rester pour le moment dans les limbes, mort ou bien sur le point de mourir de sa propre overdose, sachant que personne n’a le pouvoir de se débarrasser de son cadavre en décomposition ». C’est plutôt une bonne description de l’état dans lequel se trouve le capitalisme actuel.

Il est significatif que Martin Wolf, commentateur économique en chef au Financial Times, ait éprouvé le besoin de répondre à Streek, dans un article dont le titre n’est pas anodin : Plaidoyer contre les théories de l’effondrement du capitalisme » (« The case against the collapse of capitalism », FT 2, novembre 2016). Les stratèges du capitalisme comprennent les maux qui rongent leur propre système !

Lénine expliquait que s’il n’est pas renversé, le système capitaliste pourra toujours se relever de ses crises, même les plus profondes. Même dans les années 1930, il y a eu des phases de reprise. Cela fait sept ans que la presse bourgeoise parle de reprise économique. En réalité, la reprise actuelle est la plus faible de toute l’histoire ; il en découle un certain nombre de développements.

Bien entendu, le système capitaliste peut encore compter sur des réserves importantes, et si les capitalistes et les banquiers pressentent qu’ils risquent de tout perdre, ils pourront avoir recours à des mesures keynésiennes. Mais leurs réserves ne sont pas inépuisables, et elles se sont vidées à un rythme alarmant au cours des dix dernières années. Par conséquent, quand la prochaine crise éclatera, car c’est inévitable, les capitalistes et les banquiers se retrouveront dans une position bien plus précaire qu’ils ne l’étaient auparavant, pour en atténuer l’impact.

Ils répètent constamment qu’ils ont appris les leçons de 2008. Mais ils avaient aussi dit qu’ils avaient appris les leçons de 1929. Comme Hegel le soulignait, quiconque étudie l’histoire en conclura que personne n’en a jamais rien appris.

En dernière analyse, peu importe quelle sera l’attitude de la bourgeoisie, qu’elle ait recours au keynésianisme, au monétarisme, au protectionnisme, ou autre : quelle que soit sa réaction, ce ne sera pas la bonne. Au Moyen-Âge, les prêtres disaient : tous les chemins mènent à Rome. A présent, on peut proposer une variation sur ce thème : sur la base du capitalisme, tous les chemins mènent à la ruine.

Conclusion

Il n’y a pas si longtemps, il semblait ne pas se passer grand-chose dans le monde. La discussion sur les perspectives mondiales se concentrait sur un ou deux pays. Mais à présent, un même processus révolutionnaire, d’une intensité plus ou moins grande, intervient dans tous les pays du monde, sans exception. Notre discussion porte donc sur le processus général de la révolution mondiale.

Pour les marxistes, analyser les perspectives économiques n’a rien d’un exercice académique ou d’un jeu de l’esprit. Ce qui importe est d’en déceler les effets sur la lutte des classes et sur l’évolution de la conscience de classe. Mais puisque la conscience est toujours en retard sur les événements, il y a eu un inévitable décalage entre le début de la crise et l’intensification de la lutte des classes.

La bourgeoisie, empirique jusqu’à l’aveuglement, a été incapable de percevoir les ferments de colère et les forces souterraines qui grandissaient et se préparaient, en silence, à crever la surface. La bourgeoisie se félicitait de ne pas voir éclater de révolution. Une fois remis du choc initial de 2008, les banquiers et les capitalistes ont repris leurs activités habituelles, comme si de rien n’était. Comme autant d’hommes ivres qui dansent au bord d’un précipice, ils se sont adonnés à leur transe jubilatoire de l’enrichissement, à un rythme plus endiablé encore, pendant qu’en face, la condition des masses allait de mal en pis.

Trotsky a analysé ce qu’il appelait « le processus moléculaire de la révolution ». Dans son Histoire de la révolution russe, il souligne que ce qui détermine la conscience des masses n’est pas seulement la crise économique, mais plutôt le processus d’accumulation du ressentiment qui se développe tout au long de la période précédente. Sous le calme apparent fermente la colère des masses, jusqu’à ce que le seuil critique soit atteint, où la quantité se transforme en qualité.

Aujourd’hui, le sentiment de soulagement qu’éprouvait la classe dirigeante a brusquement laissé place au pessimisme et aux mauvais pressentiments. Des convulsions politiques et sociales s’observent partout, accompagnées d’une extrême instabilité à l’échelle mondiale et de changements brutaux dans les relations internationales.

Même si l’économie redémarre, une telle amélioration ne viendra pas automatiquement infléchir l’évolution de la conscience des masses, qui a été façonnée par les souvenirs de dizaines d’années de stagnation ou de dégradation de leur niveau de vie. La très faible reprise aux Etats-Unis ne relève que d’une amélioration très relative, qui ne concerne que certains secteurs seulement. Elle reste étrangère aux chômeurs des régions sinistrées de la rustbelt. Et partout ailleurs, rien ne donne l’impression qu’une véritable reprise est engagée ; elle n’a aucunement ravivé la confiance dans le système ou l’optimisme quant à l’avenir, bien au contraire.

Un même scénario se retrouve dans le référendum britannique sur la sortie de l’Union Européenne. Il y a d’innombrables raisons qui expliquent pourquoi les voix en faveur du Brexit l’ont emporté. Mais un facteur crucial réside dans la très nette disparité régionale, entre le nord et le sud des îles britanniques. Les banquiers et les spéculateurs de la City de Londres tiraient profit de leur appartenance à la communauté européenne, qui leur offrait un accès privilégié aux marchés financiers très lucratifs d’Europe. Mais faire partie de l’UE n’a eu absolument aucun effet bénéfique sur les régions pauvres du nord-est ou du Pays de Galles, qui depuis des décennies sont frappées par la désindustrialisation, la fermeture des mines de charbon et des chantiers navals.

La croissance des inégalités

Partout il y a une colère brûlante contre les niveaux grotesques d’inégalité : la richesse obscène d’une petite minorité parasitaire contraste nettement avec la pauvreté et le désespoir grandissants à la base de la société. Les bourgeois sérieux sont de plus en plus inquiets de cette tendance, car elle met en danger la stabilité de tout le système. Partout il y a une haine brûlante à l’égard des riches. Beaucoup de gens se demandent : si l’économie va si bien, pourquoi nos conditions de vie ne s’améliorent pas ? Pourquoi détruisent-ils les aides sociales, la santé et l’éducation ? Pourquoi les riches ne payent pas de taxes ? Et ces questions ne trouvent pas de réponses.

Les bourgeois sont de plus en plus alarmés par les conséquences politiques de la crise. Loin de sentir les bénéfices de la soi-disant reprise, la plupart de gens de la classe ouvrière sont plus pauvres qu’ils ne l’étaient avant le krach de 2008. Le McKinsey Global Institute a trouvé que 65-70 % des « segments de revenus » dans les économies des pays avancés ont connu soit la stagnation, soit une chute de leurs revenus entre 2005 et 2014. Des pays comme l’Italie ont vu tous les segments de revenus affectés. (Poorer Than Their Parents, McKinsey Global Institute)

Dans le pays capitaliste le plus riche et le plus puissant qui n’ait jamais existé, il n’y a pas eu d’augmentation réelle des conditions de vie pendant près de 40 ans. En fait, pour la plupart des Américains, les conditions de vie ont reculé. Et ce n’est pas une exception. Dans tous les pays, la génération actuelle des jeunes est la première depuis 1945 qui ne peut pas espérer de meilleures conditions de vie que la génération précédente.

La polarisation de la richesse aux Etats-Unis continue sans cesse. Entre 2000 et 2010, les profits ont augmenté de 80 % et les salaires de 8 %, tandis que les revenus moyens des familles ont baissé de 5 %. Ces chiffres montrent que l’augmentation massive des profits a été accomplie au détriment de la classe ouvrière. (The Economist, « What about the workers ? », 25 mai 2011, https://www.economist.com/blogs/buttonwood/2011/05/profit_margins_and_wages)

Les chiffres des revenus avant impôts sous-estiment la question. Ils ne prennent pas en compte d’autres facteurs tels que l’augmentation des heures travaillées et de la précarité – que ce soit des contrats « zéro heure » ou des emplois temporaires –, ou les coupes dans les services d’aide sociale. Tout cela s’ajoute à la pression que supportent les familles de la classe ouvrière.

La crise a les effets les plus durs et les plus directs sur les jeunes gens. Pour la première fois depuis des décennies, la nouvelle génération n’aura pas les mêmes conditions de vie que celle de ses parents. Cela a des conséquences politiques graves. Dans tous les pays, la pression intolérable sur la jeunesse trouve son expression dans une augmentation nette de la radicalisation politique. Sur toutes les questions, la jeunesse se trouve bien plus à gauche que le reste de la société. Elle est bien plus ouverte aux idées révolutionnaires que les autres couches de la société et elle forme par conséquent notre base naturelle.

Les leçons de l’effondrement du stalinisme

En 1991, l’effondrement de l’Union soviétique a changé le cours de l’histoire. A cette époque, la bourgeoisie et ses échos dans le mouvement ouvrier – les réformistes – étaient euphoriques. Ils parlaient de la fin du socialisme, du communisme, et même de « la fin de l’histoire ».

Ce que Francis Fukuyama voulait dire par son célèbre aphorisme n’était pas que l’histoire en tant que telle était terminée, mais que la chute de l’Union soviétique signifiait que le socialisme était fini. Il s’ensuivrait logiquement que le seul système qui pouvait exister était le capitalisme (la libre économie de marché), et dans ce sens l’histoire était terminée.

Ce qui était étonnant, avec la chute du stalinisme, c’était la vitesse à laquelle ces régimes apparemment puissants et monolithiques se sont effondrés une fois qu’ils ont été défiés par des mouvements de masse en Europe de l’Est. Cela reflétait le pourrissement interne et le déclin du régime. Mais le déclin du capitalisme sénile devient de plus en plus clair pour des millions de gens.

Quand le Mur de Berlin est tombé, Ted Grant a prédit que, rétrospectivement, la chute du stalinisme apparaîtrait comme le premier acte d’un drame suivi d’un deuxième acte, encore plus dramatique : la crise globale du capitalisme. Nous voyons à présent la vérité de cette idée. Au lieu de la prospérité universelle, il y a la pauvreté, le chômage, la faim et la misère. Au lieu de la paix, il y a guerre après guerre.

Le même processus qui a soudainement causé la chute du stalinisme peut arriver au capitalisme. Dans un pays après l’autre, nous assistons à des chocs soudains qui sont en train de tester la résistance du système et d’exposer ses faiblesses.

Les institutions de la démocratie bourgeoise, auxquelles beaucoup de gens faisaient aveuglément confiance, par le passé, commencent à être discréditées, partout. Le peuple ne fait plus confiance aux politiciens, aux juges, à la police, aux services de sécurité, ni même à l’Eglise : tout le système est soumis à un examen et une critique intenses.

La télévision britannique posait la question suivante à un représentant de WikiLeaks : « suggérez-vous sérieusement que les services de renseignement américains mentent ? » Il a répondu : « Ils disent toujours des mensonges ! » Et c’est ce que beaucoup de gens commencent à croire.

Les organisations de masse : la crise du réformisme

La crise du capitalisme est aussi la crise du réformisme. Partout, les partis traditionnels – de droite comme de gauche – sont en crise. Des organisations qui semblaient solidement ancrées, immuables, s’enfoncent dans la crise, déclinent, voire s’effondrent. Les partis réformistes qui, au pouvoir, ont mené de sévères politiques d’austérité, sont rejetés par leur électorat traditionnel.

Le même processus est à l’œuvre dans pratiquement toute l’Europe – à des rythmes et des degrés divers, selon les pays. C’est le cas en France, mais aussi aux Pays-Bas. Certes, le parti d’extrême droite de Geert Wilders y a été battu, lors des dernières élections : la bourgeoisie a alors poussé un soupir de soulagement. Mais ce qui est encore plus significatif que la défaite de Wilders, c’est la débâcle du Parti Travailliste néerlandais, qui a été pratiquement liquidé. Il a perdu 75 % de son soutien électoral.

En Belgique, l’ascension du Parti des Travailleurs Belges (PTB) est un développement significatif. Cette ancienne secte maoïste est désormais un parti réformiste de gauche – bien qu’il se déclare toujours marxiste et communiste. En Wallonie, la région francophone du pays, le PTB arrive juste derrière le Parti Socialiste. C’est aussi le cas à Bruxelles. Dans la ceinture rouge de Bruxelles, le PTB atteint jusqu’à 25 % des voix. Et il progresse aussi en Flandres.

Les masses réclament du changement. Elles cherchent un expression politique organisée à leur colère. En Grèce, pendant toute un période, elles ont fait tout ce qu’elles ont pu pour changer la société. Il y a eu de nombreuses grèves générales et manifestations de masse. Mais ici intervient la question la plus importante : le facteur subjectif.

Dans leur recherche d’une issue à la crise, les masses se tournent vers une première option politique, la mettent à l’épreuve, puis la rejettent au profit d’une autre option. C’est ce qui explique les violentes oscillations de l’opinion publique vers la gauche et vers la droite. Mais les masses ne trouvent pas ce qu’elles cherchent. Les gens qui sont censés les diriger – les politiciens de gauche, les sociaux-démocrates, les ex-communistes et, surtout, les dirigeants syndicaux – ne veulent pas lutter contre l’austérité et pour une transformation profonde de la société.

Trotsky expliquait que la trahison est inhérente au réformisme. Il ne voulait pas dire que tous les dirigeants réformistes trahissent délibérément la classe ouvrière. Il peut y avoir des réformistes honnêtes ; tous ne sont pas des carriéristes corrompus et des agents de la bourgeoisie dans les organisations ouvrières. Cependant, même les réformistes honnêtes n’ont pas comme perspective la transformation socialiste de la société. Ils pensent qu’il est possible de mener les réformes progressistes dans les limites du capitalisme. Ils se considèrent comme de grands réalistes. Or, dans le contexte du capitalisme en crise, leur « réalisme » se révèle être la pire des utopies.

Pendant des décennies, le PASOK a été le plus grand parti de la classe ouvrière grecque. Mais il s’est effondré après avoir mené, au pouvoir, des politiques d’austérité drastiques. Les travailleurs se sont tournés vers Syriza, qui était jusqu’alors un très petit parti. Alexis Tsipras est devenu l’homme politique le plus populaire, dans le pays. En juillet 2015, il a organisé un référendum posant la question : « doit-on accepter les coupes budgétaires de Frau Merkel ? ». Le « non » l’a très largement remporté (61 %).

Ainsi, le peuple grec a voté massivement contre l’austérité : pas seulement les travailleurs, mais aussi les classes moyennes, les chauffeurs de taxi et les petits commerçants. Dès lors, Tsipras aurait pu dire : « Nous n’allons plus payer un seul euro à ces gangsters ! Assez ! Nous allons prendre le pouvoir et appeler les travailleurs d’Espagne, d’Italie, d’Allemagne, de France et de Grande-Bretagne à suivre notre exemple. Nous devons lutter contre la dictature des banques, des capitalistes – et pour une authentique démocratie socialiste en Europe. »

Si Tsipras avait dit cela, il aurait obtenu un très large soutien. Les gens auraient dansé dans les rues. Le peuple grec aurait été prêt à faire des sacrifices, et même de gros sacrifices, à condition d’être convaincu qu’il se battait pour une cause juste – et que les sacrifices seraient les mêmes pour tous. Tsipras n’avait qu’à lever le petit doigt pour mettre fin au capitalisme en Grèce. Il pouvait exproprier les banquiers, les grands armateurs et les gros industriels.

Mais Tsipras n’est pas un marxiste. C’est un réformiste. Il ne lui est même pas venu à l’idée de s’appuyer sur le pouvoir des masses. Il a capitulé face au chantage de Berlin et Bruxelles. Il a signé un accord bien pire que celui initialement proposé, ce qui a provoqué une profonde démoralisation et un effondrement du soutien à Syriza – bien que ce parti ne soit pas encore détruit, faute d’alternative.

Le même processus affecte aussi l’Espagne, qui traverse une profonde crise politique. Comme l’ascension de Syriza en Grèce, la rapide ascension de Podemos est une expression claire de la soif de changement des travailleurs et de leur mécontentement à l’égard des vieux partis traditionnels. Mais les vacillations et la confusion politiques des dirigeants de Podemos a engendré une certaine déception, dans la base de ce parti, avant même qu’il n’accède au pouvoir. Le flirt de Pablo Iglesias avec la social-démocratie a provoqué une chute du soutien électoral à Podemos et une profonde division dans la direction du parti.

A présent, la direction de Podemos regarde vers sa droite, c’est-à-dire vers le PSOE, dans l’espoir de trouver un accord pour renverser le gouvernement détesté de Rajoy. En conséquence, les dirigeants de Podemos ont modéré leur discours. Ils subissent d’énormes pressions pour apparaître comme plus « respectables », comme « des hommes et femmes d’Etat ». Cela ne peut que renforcer la confusion et la désorientation de leur propre base.

Le nouveau dirigeant du PSOE, Pedro Sanchez, n’est qu’un très pâle reflet de Corbyn ou de Mélenchon. Mais comme il a osé poser la question d’un gouvernement de coalition avec Podemos et les nationalistes catalans, la classe dirigeante espagnole a tenté de le chasser de la direction du PSOE. Cependant, la base militante du PSOE a rejeté cette manœuvre – et, par un vote interne, a remis Sanchez à la tête du PSOE.

Les cas mentionnés ci-dessus sont différentes variantes du même processus. Partout, les vieux partis réformistes et ex-staliniens sont en crise. Certains ont connu des scissions ; d’autres ont disparu (l’Italie est un exemple extrême : les vieux partis socialistes et communistes y ont été liquidés). On a également vu l’émergence de nouvelles formations politiques, telles Syriza et Podemos.

Comme l’écume des vagues, ces nouvelles formations sont le reflet de profonds courants, sous la surface. Cependant, il manque à ces organisations une base solide et stable dans la classe ouvrière et les syndicats. De ce fait, et du fait de leur composition largement petite-bourgeoise, ces organisations sont instables et peuvent s’effondrer aussi rapidement qu’elles ont surgi.

A ce stade, l’exemple de Corbyn fait figure d’exception. Comme nous l’avons expliqué, ce développement fut le résultat d’un accident – mais d’un accident révélant une nécessité, comme l’aurait dit Hegel. Le point fort du mouvement de Corbyn, c’est d’avoir fourni un point focal à la colère accumulée des masses, et en particulier des jeunes. Son point faible sera révélé lorsque les limites de son programme réformiste seront mises à l’épreuve dans le cadre d’un gouvernement travailliste.

Tout cela signifie que notre tactique doit toujours être flexible, en phase avec les conditions concrètes et le niveau de conscience de la classe ouvrière – et d’abord de ses éléments les plus actifs et avancés. Dans tous les cas, notre position consiste en un soutien critique.

Nous soutiendrons les réformistes de gauche dans leur lutte contre la droite. Nous ferons pression pour qu’ils aillent plus loin. Mais dans le même temps, on doit expliquer patiemment aux jeunes et aux travailleurs les plus conscients quelles sont les limites d’un programme qui ne vise pas le renversement du capitalisme, mais cherche seulement à le réformer de l’intérieur : c’est une utopie qui, dans le contexte du capitalisme en crise, et indépendamment des intentions des dirigeants réformistes, ne peut que mener à la défaite – et au retour de la droite au pouvoir.

Radicalisation de la jeunesse

L’instabilité politique et sociale se propage comme un vent chaud d’un pays d’Europe à l’autre. La conscience en évolution s’est reflétée dans un sondage de la jeunesse publié dans Quartz, le 28 avril 2017. Il faisait partie d’un rapport sponsorisé par l’Union européenne intitulée « Génération Quoi ? ». On a posé la question suivante à environ 580 000 sondés, dans 35 pays : « Participeriez-vous activement à un soulèvement de masse contre la génération au pouvoir s’il se produisait dans les prochains jours ou les prochains mois ? » Plus de la moitié des 18-34 ans ont répondu oui. L’article conclut : « Les jeunes européens sont dégoûtés du statu quo en Europe. Et ils sont prêts à descendre dans la rue pour que ça change. »

Le rapport se concentre ensuite sur des sondés de 13 pays pour mieux comprendre sur quoi les jeunes sont optimistes ou frustrés en Europe. Parmi ces pays, les jeunes grecs étaient « particulièrement intéressés à rejoindre un soulèvement de masse contre leur gouvernement, répondant oui à 67 % ». Les sondés grecs étaient aussi plus enclins à croire que les politiciens étaient corrompus, et ils avaient une perception négative du secteur financier de leur pays.

Les jeunes en Italie et en Espagne étaient les suivants, avec respectivement 65 % et 63 % voulant participer à un soulèvement de masse. En France, un pays qui a la révolution dans ses gènes, 61 % de la jeunesse a répondu « oui ». Mais même aux Pays-Bas, qui ont jusqu’à présent échappé au pire de la crise, un tiers des jeunes ont répondu « oui ». Le chiffre est de 37 % en Allemagne et de presque 40 % en Autriche.

Pendant la campagne électorale, des adolescents français ont organisé des rassemblements à Rennes et dans d’autres villes pour manifester contre les deux candidats au second tour des présidentielles. Des manifestants ont bloqué des écoles, tandis que d’autres ont marché vers le centre-ville avec des pancartes « expulser Marine Le Pen, pas les immigrés » et « nous ne voulons ni Macron, ni Le Pen ». Le rapport note que les sondés de France se plaignaient d’un certain nombre de développements négatifs – trop de corruption, trop d’impôts, trop de riches – comparé au reste de l’Union Européenne.

Ces chiffres indiquent qu’un profond changement a lieu. Le rapport conclut : « L’apathie des électeurs parmi les jeunes a été longtemps décrite comme une tendance inquiétante. Au Royaume-Uni, par exemple, la participation de la jeunesse aux élections générales a chuté de 28 points, passant de 66 % en 1992 à 38 % en 2005. Mais cette participation à la baisse n’est pas nécessairement une preuve de l’apathie politique ».

Le problème de la direction

Certaines personnes superficielles demandent : « Si les choses vont si mal, pourquoi il n’y a pas eu de révolution ? » La classe dirigeante, qui s’attendait au pire, se félicitait qu’il n’y en ait pas eu. Comme le pire ne s’est pas immédiatement matérialisé, elle a eu un soupir de soulagement. Puis elle est retournée à la kermesse lucrative, pendant que tout le monde assistait à l’anéantissement de ses conditions de vie et de ses perspectives d’avenir. En d’autres termes, elle se comporte comme un homme en train de couper la branche sur laquelle il est assis.

En réalité, le retard dans le processus de la révolution n’a rien de surprenant. Pendant des décennies, les banquiers et les capitalistes ont construit de puissantes défenses pour leur système. Ils contrôlent la presse, la radio et la télévision. Ils profitent des ressources financières virtuellement sans limites, qu’ils utilisent pour acheter les services de partis politiques – pas seulement de droite, mais aussi de « gauche » –, mais aussi de nombreux dirigeants syndicaux « responsables ». Ils peuvent compter sur le soutien de professeurs d’université, d’avocats, d’économistes, d’évêques et des couches les plus privilégiées de l’intelligentsia. Et si cela ne suffit pas, ils peuvent toujours compter sur la matraque du policier, les juges et les prisons.

Mais il y a une autre barrière à la révolution, bien plus puissante. La conscience humaine, contrairement à ce que pensent les idéalistes, n’est pas progressiste et certainement pas révolutionnaire. Elle est par nature et profondément conservatrice. La plupart des gens sont effrayés par le changement. Dans des conditions normales, ils aspirent à ce qui leur est familier, à ce qu’ils connaissent : des idées, des partis, des dirigeants et des religions familiers. C’est bien naturel et cela reflète un instinct de conservation. Cela renvoie à des jours très anciens, quand nous vivions dans des grottes et avions peur des animaux dangereux tapis dans l’ombre.

Il y a quelque chose de rassurant dans la routine, les habitudes et les traditions – dans le fait de marcher sur des sentiers battus. En règle générale, les gens n’acceptent l’idée du changement que sur la base de grands événements qui secouent la société jusque dans ses fondations, transformant la conscience et forçant les gens à regarder les choses telles qu’elles sont vraiment. Cela n’arrive pas graduellement, mais de manière explosive. Et c’est précisément ce que nous voyons arriver partout. La conscience commence à rattraper son retard – soudainement.

La question la plus importante est celle de la direction. En 1914, les officiers de l’armée allemande décrivaient ainsi l’armée britannique stationnée en France : « Des lions dirigés par des ânes ». Et c’est une bonne description de la classe ouvrière, partout. Les dirigeants réformistes jouent un rôle des plus pernicieux, s’accrochant au « libre marché » même quand il s’effondre autour d’eux.

Les dirigeants réformistes de droite sont complètement corrompus. Ils ont abandonné depuis des décennies toute prétention à défendre le socialisme ; ils sont devenus les plus fidèles serviteurs des banquiers et des capitalistes. Ils prennent volontiers la responsabilité des coupes dans les dépenses sociales et des attaques contre les conditions de vie – pour protéger le capitalisme. Mais ce faisant, ils se discréditent aux yeux des masses qui les soutenaient, auparavant.

Il y avait une logique évidente à tout cela. Dans une période d’ascension du capitalisme, il était possible de faire des concessions à la classe ouvrière, particulièrement dans les pays capitalistes avancés d’Amérique du Nord, d’Europe et du Japon. Mais dans une période de crise profonde, les bourgeois disent qu’ils ne peuvent plus permettre de réformes. Au contraire, ils demandent la liquidation des réformes qui ont été gagnées depuis 1945. Pour les masses, le réformisme avec des réformes a un sens. Mais le réformisme sans réformes, ou plutôt le réformisme avec des contre-réformes, n’a aucun sens.

La longue période d’ascension du capitalisme qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale a scellé la dégénérescence de la social-démocratie. Cette dégénérescence a pénétré profondément jusque dans ses bases. La plupart des vieux militants des partis sociaux-démocrates et des syndicats ont été démoralisés par la dernière période. Ils sont désabusés, désorientés et profondément sceptiques. Ils sont complètement déconnectés de l’humeur réelle de la classe – et ne la reflètent pas.

Cette couche de militants n’a jamais rien compris. Ils ne représentent pas le présent ou le futur ; ils sont seulement le reflet de la démoralisation des défaites passées. La situation est encore pire avec les ex-staliniens, qui ont complètement abandonné toute perspective socialiste ou tout instinct de classe révolutionnaire. Il se peut que certains d’entre eux redeviennent actifs quand la lutte des classes se développera. Mais la plupart de ces réformistes et ex-staliniens sont tellement imprégnés de scepticisme qu’ils sont un obstacle sur le chemin des militants ouvriers et de la jeunesse vers la révolution socialiste.

Notre position, en tant qu’organisation révolutionnaire, ne peut pas être déterminée ou influencée de quelque façon par les préjugés de cette couche. Notre tactique est basée sur la situation réelle : la crise organique du capitalisme, qui en retour produit une nouvelle génération de combattants de classe qui seront bien plus révolutionnaires que l’ancienne génération ne l’a été. Nous devons nous appuyer sur la jeunesse : les étudiants, les lycéens et par-dessus tout la jeunesse de la classe ouvrière, qui est exploitée sans pitié et qui est ouverte aux idées révolutionnaires.

Nous sommes dans une période de chocs et de changements brusques dans la situation, qui touchent tous les pays sans exception. Le centre politique s’effondre partout, reflétant une polarisation de classe grandissante. Là où il y avait auparavant la stabilité politique, il y a une instabilité croissante. Les élections conduisent à un choc après l’autre, à de brusques oscillations vers la droite ou vers la gauche. Des choses qui n’étaient pas supposées arriver ont maintenant lieu. Nous devons être prêts pour de grands changements, qui peuvent arriver plus tôt que nous ne le pensons. Si la gauche déçoit les aspirations des masses, il peut y avoir des mouvements vers la droite qui, à leur tour, prépareront de plus gros mouvements vers la gauche.

Nous devons suivre le processus tel qu’il se développe. Nous devons nous armer de patience révolutionnaire, puisqu’il est impossible d’imposer notre agenda aux événements, qui suivent leur propre trajectoire à leur propre vitesse. Mais nous devons aussi nous préparer à des changements nets et soudains, qui sont impliqués par l’ensemble de la situation. Des événements colossaux peuvent nous tomber dessus bien plus tôt que nous le pensons. Il n’y a pas de place pour la complaisance. Nous devons construire les forces de la TMI aussi vite que possible. Nous devons avoir un sens de l’urgence. Nous sommes sur la bonne voie. Nous devons faire nos preuves dans l’action et la pratique pour être les véritables et dignes héritiers des traditions de 1917, de Lénine, de Trotsky et de la révolution bolchevique.

Nous devons avoir une confiance absolue dans notre classe, la classe ouvrière, la seule classe créative, la classe qui crée toutes les richesses dans la société, la seule classe vraiment révolutionnaire, qui tient le sort de l’humanité entre ses mains. Nous devons avoir une totale confiance dans les idées du marxisme et, last but not least, nous devons avoir confiance en nous-mêmes, une confiance absolue dans notre capacité – armés des idées du marxisme – à construire les forces nécessaires pour mener la lutte pour changer la société, pour mettre un terme à ce régime de cruauté, d’injustice, d’exploitation et d’esclavage, et amener la victoire du socialisme dans le monde entier.

Turin, le 7 février 2018