Avant-propos
I : De Hegel à Feuerbach
II : Idéalisme et matérialisme
III : La philosophie de la religion et l’éthique de Feuerbach
IV : Le matérialisme dialectique


Avant-propos

Dans sa préface à la Contribution à la critique de l’économie politique, Berlin 1859, Marx raconte comment nous entreprîmes tous deux, à Bruxelles en 1845, « de travailler en commun à dégager l’antagonisme existant entre notre manière de voir (il s’agissait de la conception matérialiste de l’histoire élaborée surtout par Marx) et la conception idéologique de la philosophie allemande : en fait, de régler nos comptes avec notre conscience philosophique d’autrefois. Ce dessein fut réalisé sous la forme d’une critique de la philosophie post-hégélienne. Le manuscrit, deux forts volumes in-octavo, était depuis longtemps entre les mains de l’éditeur, en Westphalie, lorsque nous apprîmes que des circonstances nouvelles n’ en permettaient plus l’impression. Nous abandonnâmes d’autant plus volontiers le manuscrit [1] à la critique rongeuse des souris que nous avions atteint notre but principal, voir clair en nous-mêmes. »

Depuis cette époque, plus de quarante années se sont écoulées, et Marx est mort sans que l’un de nous ait eu l’occasion de revenir sur ce sujet. Sur nos rapports avec Hegel, nous nous sommes expliqués en diverses occasions, mais nulle part d’une manière exhaustive. Nous ne sommes jamais revenus sur Feuerbach, qui constitue cependant à maints égards un chaînon intermédiaire entre la philosophie hégélienne et notre conception.

Entre-temps, la conception du monde de Marx a trouvé des partisans bien au delà des frontières de l’Allemagne et de l’Europe et dans toutes les langues civilisées du monde. D’autre part, la philosophie classique allemande connaît actuellement à l’étranger une sorte de résurrection, surtout en Angleterre et en Scandinavie, et même en Allemagne, il semble qu’on commence à se fatiguer des éclectiques brouets que l’on sert là-bas dans les universités sous le nom de philosophie.

Etant donné ces circonstances, un exposé succinct et systématique de nos rapports avec la philosophie hégélienne, de la façon dont nous en sommes sortis et dont nous nous en sommes séparés, me parut s’imposer de plus en plus. Et, de même, il m’apparut que nous avions encore à acquitter une dette d’honneur en reconnaissant pleinement l’influence que, pendant notre période d’effervescence, plus que tout autre philosophe post-hégélien, Feuerbach exerça sur nous. Aussi ai-je saisi avec empressement l’occasion que m’offrait la rédaction de la Neue Zeit [2] en me priant d’écrire une critique du livre de Starcke sur Feuerbach. Mon travail fut publié dans les fascicules 4 et 5 de l’année 1886 de cette revue et paraît ici, après révision, en édition séparée.

Avant d’envoyer ces lignes à l’impression, j’ai ressorti et regardé encore une fois le vieux manuscrit de 1845-1846. Le chapitre sur Feuerbach n’est pas terminé. La partie rédigée consiste en un exposé de la conception matérialiste de l’histoire, qui prouve seulement combien nos connaissances d’alors en histoire économique étaient encore incomplètes. La critique de la doctrine même de Feuerbach y faisant défaut, je ne pouvais l’utiliser pour mon but actuel. J’ai retrouvé, par contre, dans un vieux cahier de Marx, les onze thèses sur Feuerbach publiées en appendice. Ce sont de simples notes jetées rapidement sur le papier pour être élaborées par la suite, nullement destinées à l’impression, mais d’une valeur inappréciable, comme premier document où soit déposé le germe génial de la nouvelle conception du monde.

Friedrich Engels
Londres, 21 février 1888.


I : De Hegel à Feuerbach

Cet ouvrage [3] nous ramène à une époque qui, dans le temps, est séparée de nous par l’espace d’une bonne génération, mais est devenue aussi étrangère à la génération actuelle en Allemagne que si elle datait déjà d’un siècle entier. Et cependant ce fut l’époque où l’Allemagne se préparait à la révolution de 1848 : tout ce qui s’est passé chez nous n’est qu’une continuation de 1848, la simple exécution testamentaire de la révolution.

Tout comme en France au XVIII° siècle, au XIX° siècle en Allemagne, la révolution philosophique prépara également l’effondrement politique. Mais quelle différence entre l’une et l’autre ! Les Français en lutte ouverte contre toute la science officielle, contre l’Église, souvent même contre l’État, leurs ouvrages imprimés de l’autre côté de la frontière, en Hollande ou en Angleterre, et eux-mêmes assez souvent sur le point de faire un tour à la Bastille. Les Allemands, au contraire, des professeurs, des maîtres de la jeunesse nommés par l’État, leurs ouvrages reconnus comme manuels d’enseignement, et le système qui couronne tout le développement, celui de Hegel, élevé même en quelque sorte au rang de philosophie d’État de la monarchie prussienne ! Et la révolution se serait cachée derrière ces professeurs, derrière leurs phrases pédantesques et obscures, dans leurs périodes lourdes et ennuyeuses ? Les hommes qui passèrent à l’époque pour les représentants de la révolution, les libéraux, n’étaient-ils pas précisément les adversaires les plus acharnés de cette philosophie qui jetait le trouble dans les esprits ? Mais ce que ne virent ni le gouvernement, ni les libéraux, un homme tout au moins le vit dès 1833. Il est vrai qu’il s’appelait Henri Heine [4].

Prenons un exemple. Aucune thèse philosophique ne s’est autant attiré la reconnaissance de gouvernements bornés et la colère de libéraux non moins bornés que la thèse fameuse de Hegel : « Tout ce qui est réel est rationnel, et tout ce qui est rationnel est réel [5]. » N’était-ce pas, manifestement, la sanctification de tout ce qui existe, la consécration philosophique du despotisme, de l’État policier, de la justice arbitraire, de la censure ? C’est ainsi que l’interprétèrent Frédéric-Guillaume III, et ses sujets avec lui. Or, chez Hegel, tout ce qui existe n’est nullement réel d’emblée. L’attribut de la réalité ne s’applique chez lui qu’à ce qui est en même temps nécessaire ; « la réalité dans son déploiement s’avère être la nécessité » ; c’est pourquoi il ne considère pas non plus d’emblée comme réelle n’importe quelle mesure gouvernementale – Hegel cite lui-même l’exemple d’ « une certaine institution fiscale ». Mais ce qui est nécessaire s’avère en dernière instance également rationnel, et, appliquée à l’État prussien d’alors, la thèse de Hegel ne signifie pas autre chose que : cet État est rationnel, conforme à la raison dans la mesure où il est nécessaire ; s’il nous paraît cependant mauvais, mais continue néanmoins d’exister bien qu’il soit mauvais, c’est que la mauvaise qualité du gouvernement trouve sa justification et son explication dans la mauvaise qualité correspondante des sujets. Les Prussiens d’alors avaient le gouvernement qu’ils méritaient.

Or, la réalité n’est aucunement, d’après Hegel, un attribut qui revient de droit en toutes circonstances et en tout temps à un état de choses social ou politique donné. Tout au contraire. La République romaine était réelle, mais l’Empire romain qui la supplanta ne l’était pas moins. La monarchie française de 1789 était devenue si irréelle, c’est-à-dire si dénuée de toute nécessité, si irrationnelle, qu’elle dut être nécessairement abolie par la grande Révolution dont Hegel parle toujours avec le plus grand enthousiasme. Ici la monarchie était par conséquent l’irréel et la Révolution le réel. Et ainsi, au cours du développement, tout ce qui précédemment était réel devient irréel, perd sa nécessité, son droit à l’existence, son caractère rationnel ; à la réalité mourante se substitue une réalité nouvelle et viable, d’une manière pacifique, si l’ancien état de choses est assez raisonnable pour mourir sans résistance, violente s’il se regimbe contre cette nécessité. Et ainsi la thèse de Hegel se tourne, par le jeu de la dialectique hégélienne elle-même, en son contraire : tout ce qui est réel dans le domaine de l’histoire humaine devient, avec le temps, irrationnel, est donc déjà par destination irrationnel, entaché d’avance d’irrationalité : et tout ce qui est rationnel dans la tête des hommes est destiné à devenir réel, aussi en contradiction que cela puisse être avec la réalité apparemment existante. La thèse de la rationalité de tout le réel se résout, selon toutes les règles de la dialectique hégélienne, en cette autre : Tout ce qui existe mérite de périr. [6]

Mais la véritable signification et le caractère révolutionnaire de la philosophie hégélienne (nous devons nous borner ici, à la considérer en tant que conclusion de tout le mouvement depuis Kant), c’est précisément qu’elle mettait fin une fois pour toutes au caractère définitif de tous les résultats de la pensée et de l’activité humaines. La vérité qu’il s’agissait de reconnaître dans la philosophie n’était plus, chez Hegel, une collection de principes dogmatiques tout faits, qu’il ne reste plus, quand on les a découverts, qu’à apprendre par coeur ; la vérité résidait désormais dans le processus même de la connaissance, dans le long développement historique de la science qui s’élève des degrés inférieurs à des degrés de plus en plus élevés du savoir, sans arriver jamais, par la découverte d’une prétendue vérité absolue, au point où elle ne peut plus avancer et où il ne lui reste plus rien d’autre à faire qu’à demeurer les bras croisés et à contempler bouche bée la vérité absolue à laquelle elle serait parvenue. Et cela dans le domaine de la connaissance philosophique comme dans celui de tous les autres savoirs et de l’activité pratique.

Pas plus que la connaissance, l’histoire ne peut trouver un achèvement définitif dans un état idéal parfait de l’humanité ; une société parfaite, un « État » parfait sont des choses qui ne peuvent exister que dans l’imagination ; tout au contraire, toutes les situations qui se sont succédées dans l’histoire ne sont que des étapes transitoires dans le développement sans fin de la société humaine progressant de l’inférieur vers le supérieur. Chaque étape est nécessaire, et par conséquent légitime pour l’époque et les conditions auxquelles elle doit son origine ; mais elle devient caduque et injustifiée en présence de conditions supérieures nouvelles qui se développent peu à peu dans son propre sein ; il lui faut faire place à une étape supérieure qui entrera à son tour dans le cycle de la décadence et de la mort. De même que la bourgeoisie, au moyen de la grande industrie, de la concurrence et du marché mondial, dissout, dans la pratique, toutes les vieilles institutions stables et vénérables [7], de même cette philosophie dialectique dissout toutes les notions de vérité absolue définitive et d’états absolus de l’humanité qui y correspondent. II ne subsiste rien de définitif, d’absolu, de sacré devant elle ; elle montre la caducité de toutes choses et en toutes choses, et rien ne subsiste devant elle que le processus ininterrompu du devenir et du périr, de l’ascension sans fin de l’inférieur au supérieur, dont elle n’est elle-même que le reflet dans le cerveau pensant. Elle a, il est vrai, également son côté conservateur ; elle reconnaît la légitimité de certaines étapes du développement de la connaissance et de la société pour leur époque et leurs conditions ; mais elle ne va pas plus loin. Le conservatisme de cette manière de voir est relatif, son caractère révolutionnaire est absolu – le seul absolu, d’ailleurs, qu’elle laisse prévaloir.

Il n’est pas nécessaire de discuter ici la question de savoir si cette manière de voir est en accord complet avec l’état actuel de la science de la nature, qui, si elle prévoit que la terre pourrait cesser d’exister, tient pour fort probable qu’elle cessera d’être habitable, ce qui revient à envisager pour l’histoire de l’humanité non seulement une période ascendante, mais aussi une phase de déclin. Nous nous trouvons en tout cas encore assez loin du tournant à partir duquel l’histoire de l’humanité ira en déclinant, et nous ne pouvons pas exiger de la philosophie de Hegel qu’elle s’occupe d’un sujet qu’à son époque la science de la nature n’avait pas encore mis à l’ordre du jour.

Mais ce qu’il importe de dire, en fait, c’est que le développement exposé plus haut ne se trouve pas avec cette rigueur chez Hegel. II est une conséquence nécessaire de sa méthode, mais lui-même ne l’a jamais tirée de façon aussi explicite. Et cela pour cette simple raison qu’il était obligé de construire un système, et qu’un système de philosophie doit, selon les exigences traditionnelles, se conclure par une vérité absolue. Quelle que soit donc la force avec laquelle Hegel, surtout dans la Logique, affirme que cette vérité éternelle n’est autre chose que le processus logique, c’est-à-dire le processus historique lui-même, il se voit cependant contraint de donner à ce processus une fin, précisément parce qu’il faut bien qu’il arrive quelque part au bout de son système. Dans la Logique, il peut faire à son tour de cette fin un début, en ce sens qu’ici le point final, l’Idée absolue – qui n’est d’ailleurs absolue que parce qu’il ne sait absolument rien nous en dire – « s’aliène » dans la nature, c’est-à-dire se transforme en elle, et se retrouve plus tard elle-même dans l’esprit, c’est-à-dire dans la pensée et dans l’histoire. Mais, à la fin de toute la philosophie, un tel retour au point de départ n’est possible que par un seul moyen : à savoir, en supposant que la fin de l’histoire consiste en ce que l’humanité parvient à la connaissance de cette Idée absolue précisément et en déclarant que cette connaissance de l’Idée absolue est atteinte dans la philosophie de Hegel. Mais, par-là, on proclame comme étant la vérité absolue tout le contenu dogmatique du système de Hegel, ce qui est en contradiction avec sa méthode dialectique, qui dissout tout ce qui est dogmatique ; voilà comment le côté révolutionnaire de la doctrine de Hegel est étouffé sous le foisonnement de son aspect conservateur. Et ce qui est vrai de la connaissance philosophique l’est également de la pratique historique. L’humanité qui a réussi en la personne de Hegel, à élaborer l’Idée absolue, doit pouvoir également, dans la pratique, être en mesure de faire passer cette Idée absolue dans la réalité. Les exigences politiques pratiques que pose l’Idée absolue aux contemporains ne doivent, par conséquent, pas être trop ambitieuses. Et c’est ainsi que nous trouvons, à la fin de la Philosophie du Droit, que l’Idée absolue doit se réaliser dans cette monarchie représentative que Frédéric-Guillaume III mettait sans résultat [8] tant d’obstination à promettre à ses sujets, c’est-à-dire dans une domination indirecte des classes possédantes, limitée et modérée, adaptée aux conditions petites-bourgeoises de l’Allemagne d’alors ; ce qui est, en plus, une occasion de nous démontrer par le raisonnement la nécessité de la noblesse.

Les nécessités internes du système suffisent donc à elles seules à expliquer comment à l’aide d’une méthode de pensée profondément révolutionnaire, on aboutit à une conclusion politique très modérée. La forme spécifique de cette conclusion provient d’ailleurs du fait que Hegel était allemand et que, tout comme chez son contemporain Goethe, on voyait un peu dépasser derrière son crâne la perruque du philistin. Goethe aussi bien que Hegel étaient, chacun dans son domaine, des Jupiters olympiens, mais l’un et l’autre ne dépouillèrent jamais complètement le philistin allemand.

Tout cela n’empêcha cependant pas le système de Hegel d’embrasser un domaine incomparablement plus vaste que n’importe quel système antérieur et de développer dans ce domaine une richesse de pensée qui étonne aujourd’hui encore. Phénoménologie de l’esprit (que l’on pourrait appeler un parallèle de l’embryologie et de la paléontologie de l’esprit : le développement de la conscience individuelle à travers ses différentes phases, conçu comme une reproduction en raccourci des phases par lesquelles a passé historiquement la conscience humaine), LogiquePhilosophie de la naturePhilosophie de l’Esprit, cette dernière élaborée à son tour en ses différentes subdivisions historiques : Philosophie de l’Histoire,du Droitde la ReligionHistoire de la PhilosophieEsthétique, etc. – dans tous ces différents domaines historiques, Hegel travaille à découvrir et à démontrer l’existence du fil conducteur du développement, et comme il n’était pas seulement un génie créateur, mais aussi un homme d’une érudition encyclopédique, ses travaux dans tous ces domaines font époque. Il est bien évident que, par suite des nécessités du « système », il est assez souvent obligé d’avoir ici recours à ces constructions arbitraires qui font, aujourd’hui encore, pousser de si hauts cris à ses lilliputiens adversaires. Mais ces constructions ne sont que le cadre et l’échafaudage de son œuvre ; si l’on ne s’y arrête pas inutilement, si l’on pénètre plus profondément dans le puissant édifice, on y découvre des trésors innombrables qui conservent encore aujourd’hui toute leur valeur. Chez tous les philosophes, le « système » est précisément ce qui est périssable, et cela justement parce qu’il est issu d’un besoin impérissable de l’esprit humain : le besoin de surmonter, toutes les contradictions. Mais toutes ces contradictions étant supprimées une fois pour toutes, nous arrivons à la prétendue vérité absolue : l’histoire mondiale est terminée, et cependant il faut qu’elle continue, bien qu’il ne lui reste plus rien à faire : donc nouvelle contradiction impossible à résoudre. Dès que nous avons compris – et personne, en définitive, ne nous a mieux aidés à le comprendre que Hegel lui-même – que, ainsi posée, la tâche de la philosophie ne signifie pas autre chose que demander à un philosophe particulier de réaliser ce que seule peut faire l’humanité entière dans son développement progressif [9] – dès que nous comprenons cela, c’en est fini également de toute la philosophie, au sens donné jusqu’ici à ce mot. On renonce dès lors à toute « vérité absolue », impossible à obtenir par cette voie et pour chacun isolément, et, à la place, on se met en quête des vérités relatives accessibles par la voie des sciences positives et de la synthèse de leurs résultats à l’aide de la pensée dialectique. C’est avec Hegel que se termine, d’une façon générale, la philosophie ; en effet, d’une part, dans son système, il en résume de la façon la plus grandiose tout le développement, et, d’autre part, il nous montre, quoique inconsciemment, le chemin qui mène, hors de ce labyrinthe des systèmes, à la véritable connaissance positive du monde.

On conçoit quelle énorme influence ce système de Hegel ne pouvait manquer d’exercer dans l’atmosphère teintée de philosophie de l’Allemagne. Ce fut une marche triomphale qui dura plusieurs dizaines d’années et ne s’interrompit nullement à la mort de Hegel. Au contraire, c’est précisément de 1830 à 1840 que l’« engouement hégélien » régna le plus exclusivement, contaminant plus ou moins même ses adversaires. Ce fut précisément à ce moment que les conceptions de Hegel pénétrèrent avec le plus de profusion, sciemment ou non, dans les sciences les plus diverses, imprégnant également de leur ferment la littérature populaire et la presse quotidienne, d’où habituellement « l’opinion cultivée » tire sa nourriture intellectuelle. Mais cette victoire sur toute la ligne n’était que le prélude d’une lutte interne.

L’ensemble de la doctrine de Hegel laissait, nous l’avons vu, bien assez de place pour y loger les conceptions pratiques les plus différentes ; et chez les théoriciens de l’Allemagne d’alors, deux choses avant tout revêtaient un caractère pratique : la religion et la politique. Celui qui mettait l’accent sur le système de Hegel pouvait être passablement conservateur dans ces deux domaines ; celui qui, par contre, considérait la méthode dialectique comme l’essentiel, pouvait, tant en religion qu’en politique, appartenir à l’opposition la plus extrême. Hegel lui-même, malgré les éclats de colère révolutionnaires assez fréquents dans son oeuvre, paraissait somme toute pencher davantage du côté conservateur. Son système ne lui avait-il pas coùté plus de « travail ardu de la pensée » que sa méthode ? Vers la fin des années 1830-1840, la scission dans l’école hégélienne se manifesta de plus en plus nettement. L’aile gauche, ceux que l’on a appelés les « jeunes hégéliens », abandonna peu à peu, dans la lutte contre les orthodoxes piétistes et les réactionnaires féodaux, cette réserve à la fois philosophique et distinguée à l’égard des questions brûlantes de l’actualité, qui avait assuré jusque-là à leur doctrine la tolérance et même la protection de l’État ; et, lorsque, en 1840, la bigoterie orthodoxe et la réaction féodale absolutiste montèrent sur le trône avec Frédéric-Guillaume IV, il ne fut plus possible de ne pas prendre ouvertement parti. On continua encore à mener la lutte à l’aide d’armes philosophiques, mais non plus, cette fois, pour des buts philosophiques abstraits ; il y allait directement de la destruction de la religion traditionnelle et de l’État existant. Et si, dans les Annales allemandes [10], les buts finaux pratiques apparaissaient encore la plupart du temps sous un travestissement philosophique, l’école jeune-hégélienne se dévoila nettement, dans la Gazette rhénane [11] de 1842, comme la philosophie de la bourgeoisie radicale montante, et elle n’utilisa plus le masque philosophique que pour tromper la censure.

Mais comme la politique était, à cette époque, un domaine très épineux, la lutte principale fut menée contre la religion. N’était-ce pas d’ailleurs, surtout depuis 1840, indirectement aussi une lutte politique ? La première impulsion avait été donnée par Strauss dans sa Vie de Jésus (1835) [12]. Plus tard, Bruno Bauer s’opposa à la théorie développée dans cet ouvrage sur la formation des mythes évangéliques en démontrant que toute une série de récits évangéliques ont été fabriqués par leurs auteurs eux-mêmes. La lutte entre ces deux courants fut menée sous le travestissement philosophique d’un conflit entre la « conscience de soi » et la « substance ». La question de savoir si les histoires miraculeuses de l’Evangile étaient nées du fait de la formation de mythes par voie inconsciente et traditionnelle au sein de la communauté, ou si elles avaient été fabriquées par les évangélistes eux-mêmes, s’enfla jusqu’à devenir la question de savoir si c’était la « substance » ou la « conscience de soi » qui constituait la force motrice décisive de l’histoire du monde. Et, finalement, vint Stirner, le prophète de l’anarchisme actuel – Bakounine lui doit beaucoup – qui dépassa la « conscience de soi » souveraine à l’aide de son « Unique » souverain [13].

Nous n’insisterons pas sur cet aspect du processus de décomposition de l’école hégélienne. Ce qui nous importe davantage, c’est ceci : la plupart des jeunes-hégéliens les plus résolus furent ramenés par les nécessités pratiques de leur lutte contre la religion positive au matérialisme anglo-français. Et ici ils entrèrent en conflit avec le système de leur école. Tandis que le matérialisme considère la nature comme la seule réalité, celle-ci n’est dans le système de Hegel que l’« aliénation » de l’Idée absolue, pour ainsi dire une dégradation de l’idée ; en tout état de cause, la pensée et son produit, l’Idée, est ici l’élément primordial, la nature est l’élément dérivé qui n’existe, somme toute, que grâce à la condescendance de l’Idée. Et l’on se débattit tant bien que mal dans cette contradiction.

C’est alors que parut l’Essence du christianisme de Feuerbach. D’un seul coup, il réduisit en poussière la contradiction en replaçant sans détours le matérialisme sur le trône. La nature existe indépendamment de toute philosophie ; elle est la base sur laquelle nous autres hommes, nous-mêmes produits de la nature, avons grandi ; en dehors de la nature et des hommes, il n’y a rien, et les êtres supérieurs créés par notre imagination religieuse ne sont que le reflet fantastique de notre être propre. L’enchantement était rompu ; le « système » était brisé et jeté au rancart, la contradiction résolue, car elle n’existait que dans l’imagination. – Il faut avoir éprouvé soi-même l’action libératrice de ce livre pour s’en faire une idée. L’enthousiasme fut général : nous fûmes tous momentanément des « feuerbachiens ». On peut voir, en lisant La Sainte Famille, avec quel enthousiasme Marx salua cette nouvelle façon de voir et à quel point – malgré toutes ses réserves critiques – il fut influencé par elle.

Même les défauts du livre contribuèrent à son succès du moment. Le style très littéraire et même, par endroits, ampoulé dans lequel il était écrit, lui assura un large public, et, malgré tout il avait quelque chose de désaltérant après ces longues années d’hégélianisme abstrait et abstrus. On peut en dire autant de l’apothéose excessive de l’amour qui pouvait s’excuser, sinon se justifier en face de la souveraineté devenue insupportable de la « pensée pure ». Mais ne l’oublions pas : c’est précisément à ces deux faiblesses de Feuerbach que se rattacha le « socialisme vrai » qui, s’étant répandu à partir de 1844 comme une épidémie sur l’Allemagne « cultivée », remplaça la connaissance scientifique par la phrase littéraire, l’émancipation du prolétariat au moyen de la transformation économique de la production par la libération de l’humanité au moyen de l’ « amour », bref, se perdit dans cette littérature et ce pathos sentimental écoeurants, dont M. Karl Grün [14] fut le représentant le plus typique.

Il ne faut pas oublier non plus que si l’école hégélienne était en décomposition, la philosophie hégélienne n’avait pas été soumise à une critique d’ensemble. Strauss et Bauer en avaient détaché chacun un de ses aspects et le retournaient de façon polémique contre l’autre. Feuerbach brisa le système tout entier et le mit tout simplement de côté. Mais on ne vient pas à bout d’une philosophie en se contentant de la déclarer fausse. Et une oeuvre aussi puissante que la philosophie de Hegel, une oeuvre qui a exercé une influence aussi considérable sur le développement intellectuel de la nation, on ne pouvait pas s’en débarrasser en l’ignorant purement et simplement. Il fallait la « dépasser » au sens où elle l’entend, c’est-à-dire en détruire la forme au moyen de la critique, mais en sauvant le contenu nouveau qu’elle avait acquis. Nous verrons plus loin comment cela se fit.

Mais, en attendant, la révolution de 1848 mit toute la philosophie de côté avec la même désinvolture dont Feuerbach avait usé envers Hegel. Et, du même coup, Feuerbach lui-même fut également relégué à l’arrière-plan.


II : Idéalisme et matérialisme

La grande question fondamentale de toute philosophie, et spécialement de la philosophie moderne, est celle du rapport de la pensée à l’être. Depuis les temps très reculés où les hommes, encore dans l’ignorance complète de leur propre conformation physique et incités par des apparitions en rêve [15], en arrivèrent à l’idée que leurs pensées et leurs sensations n’étaient pas une activité de leur propre corps, mais d’une âme particulière, habitant dans ce corps et le quittant au moment de la mort – depuis ce moment, il leur fallut se forger des idées sur les rapports de cette âme avec le monde extérieur. Si, au moment de la mort, elle se séparait du corps et continuait à vivre, il n’y avait aucune raison de lui attribuer encore une mort particulière ; et c’est ainsi que naquit l’idée de son immortalité qui, à cette étape du développement, n’apparaît pas du tout comme une consolation, mais au contraire, comme une fatalité contre laquelle on ne peut rien, et souvent même, chez les Grecs en particulier, comme un véritable malheur. Ce n’est pas le besoin de consolation religieuse, mais l’embarras où l’on se trouvait et qui provenait de l’ignorance générale : que faire, après la mort du corps, de cette âme dont on avait admis l’existence ? – qui mena à la fiction ennuyeuse de l’immortalité personnelle. C’est d’une façon tout à fait analogue, par la personnification des puissances naturelles, que naquirent les premiers dieux qui, au cours du développement ultérieur de la religion, prirent une forme de plus en plus extra-terrestre jusqu’à ce que, enfin, par un processus d’abstraction, je dirais presque, de distillation qui s’institue naturellement au cours du développement intellectuel, les nombreux dieux au pouvoir plus ou moins restreint et se restreignant mutuellement, donnèrent naissance, dans l’esprit des hommes, à l’idée du seul Dieu exclusif des religions monothéistes.

La question du rapport de la pensée à l’être, de l’esprit à la nature, question suprême de toute philosophie, a par conséquent, tout comme n’importe quelle religion, ses racines dans les conceptions bornées et ignorantes de l’état de sauvagerie. Mais elle ne pouvait être posée dans toute sa rigueur et ne pouvait acquérir tout son sens que lorsque la société européenne se réveilla du long sommeil hivernal du moyen âge chrétien. La question de la position de la pensée par rapport à l’être qui a joué aussi du reste un grand rôle dans la scolastique du moyen âge, la question de savoir quel est l’élément primordial, l’esprit ou la nature – cette question a pris, vis-à-vis de l’Église, la forme aiguë : le monde a-t-il été créé par Dieu ou existe-t-il de toute éternité ?

Selon qu’ils répondaient de telle ou telle façon à cette question, les philosophes se divisaient en deux grands camps. Ceux qui affirmaient le caractère primordial de l’esprit par rapport à la nature, et qui admettaient par conséquent, en dernière instance, une création du monde de quelque espèce que ce fût – et cette création est souvent chez les philosophes, par exemple chez Hegel, beaucoup plus compliquée et plus impossible encore que dans le christianisme -, ceux-là formaient le camp de l’idéalisme. Les autres, qui considéraient la nature comme l’élément primordial, appartenaient aux différentes écoles du matérialisme.

A l’origine, les deux expressions : idéalisme et matérialisme, ne signifient pas autre chose, et nous ne les emploierons pas ici non plus dans un autre sens. Nous verrons plus loin quelle confusion en résulte si l’on y fait entrer quelque chose d’autre.

Mais la question du rapport de la pensée à l’être a encore un autre aspect : quelle relation y a-t-il entre nos idées sur le monde qui nous entoure et ce monde lui-même ? Notre pensée est-elle en état de connaître le monde réel ? Pouvons-nous dans nos représentations et nos concepts du monde réel donner un reflet fidèle de la réalité ? Cette question est appelée en langage philosophique la question de l’identité de la pensée et de l’être, et l’immense majorité des philosophes y répondent d’une façon affirmative. Chez Hegel, par exemple, cette réponse affirmative va de soi : car ce que nous connaissons dans le monde réel, c’est précisément son contenu conforme à l’idée, ce qui fait du monde une réalisation progressive de l’Idée absolue, laquelle Idée absolue a existé, on ne sait où, de toute éternité, indépendamment du monde et antérieurement au monde ; or il est de toute évidence que la pensée peut connaître un contenu qui est déjà, par avance, un contenu d’idées. Il est tout aussi évident qu’ici ce qu’il s’agit de prouver est déjà contenu tacitement dans les prémices. Mais cela n’empêche nullement Hegel de tirer de sa preuve de l’identité de la pensée et de l’être cette autre conclusion que sa philosophie, parce que juste pour sa pensée, est désormais également la seule juste, et que l’identité de la pensée et de l’être doit se vérifier par le fait que l’humanité fera passer immédiatement sa philosophie de la théorie dans la pratique et transformera le monde entier selon les principes hégéliens. C’est là une illusion qu’il partage plus ou moins avec tous les philosophes.

Mais il existe encore toute une série d’autres philosophes qui contestent la possibilité de connaître le monde ou du moins de le connaître à fond. Parmi les modernes, Hume et Kant sont de ceux-là, et ils ont joué un rôle tout à fait considérable dans le développement de la philosophie. Pour réfuter cette façon de voir, l’essentiel a déjà été dit par Hegel [16], dans la mesure où cela était possible du point de vue idéaliste ; ce que Feuerbach y a ajouté du point de vue matérialiste est plus spirituel que profond. La réfutation la plus frappante de cette lubie philosophique, comme d’ailleurs de toutes les autres, est la pratique, notamment l’expérimentation et l’industrie [17]. Si nous pouvons prouver la justesse de notre conception d’un phénomène naturel en le créant nous-mêmes, en le produisant à l’aide de ses conditions, et, qui plus est, en le faisant servir à nos fins, c’en est fini de la « chose en soi » insaisissable de Kant. Les substances chimiques produites dans les organismes végétaux et animaux restèrent de telles « choses en soi » jusqu’à ce que la chimie organique se fût mise à les préparer l’une après l’autre ; par-là, la « chose en soi » devint une chose pour nous, comme par exemple, la matière colorante de la garance, l’alizarine, que nous ne faisons plus pousser dans les champs sous forme de racines de garance, mais que nous tirons bien plus simplement et à meilleur marché du goudron de houille. Le système solaire de Copernic fut, pendant trois cents ans, une hypothèse sur laquelle on pouvait parier à cent, à mille, à dix mille contre un, mais c’était, malgré tout, une hypothèse ; or lorsque Leverrier, à l’aide des données découlant de ce système, calcula non seulement la nécessité de l’existence d’une planète inconnue, mais aussi l’endroit où cette planète devait se trouver dans le ciel, et lorsque Galle [18] la découvrit ensuite effectivement, le système de Copernic était prouvé. Si, cependant, les néo-kantiens s’efforcent en Allemagne de donner une vie nouvelle aux idées de Kant, et les agnostiques, en Angleterre (où elles n’avaient jamais disparu), aux idées de Hume, cela constitue, au point de vue scientifique, une régression par rapport à la réfutation théorique et pratique qui en a été faite depuis longtemps, et, dans la pratique, une façon honteuse d’accepter le matérialisme en cachette, tout en le reniant publiquement [19].

Mais, tout au long de cette période qui va de Descartes à Hegel et de Hobbes à Feuerbach, les philosophes n’ont nullement été, comme ils le croyaient, poussés en avant par la force de l’idée pure. Au contraire. Ce qui en réalité les a fait progresser, cela a surtout été le progrès formidable et de plus en plus impétueux de la science de la nature et de l’industrie. Chez les matérialistes, cela apparaissait déjà à la surface, mais les systèmes idéalistes également se remplirent de plus en plus d’un contenu matérialiste et s’efforcèrent de concilier, d’un point de vue panthéiste, l’antagonisme de l’esprit et de la matière, de telle sorte qu’en fin de compte, le système de Hegel ne représente qu’un matérialisme mis la tête en bas d’une manière idéaliste d’après sa méthode et son contenu.

On comprend dès lors que, cherchant à caractériser Feuerbach, Starcke étudie d’abord la position prise par celui-ci dans cette question fondamentale du rapport de la pensée à l’être. Après une courte introduction, où il expose la conception des philosophes antérieurs, surtout depuis Kant, dans une langue inutilement pleine de lourdeur philosophique, et où Hegel, parce que l’auteur s’attache d’une façon par trop formaliste à des passages isolés de ses œuvres, est très défavorisé, vient un exposé détaillé du développement de la « métaphysique » feuerbachienne elle-même telle qu’elle résulte de la succession des ouvrages correspondants de ce philosophe. Cet exposé est fait d’une façon appliquée et claire ; malheureusement il est surchargé, comme tout le livre d’ailleurs, d’un fatras d’expressions philosophiques qu’il eût souvent été possible d’éviter, fatras d’autant plus gênant que l’auteur s’en tient moins au mode d’expression d’une seule et même école, ou de Feuerbach lui-même, et qu’il y incorpore davantage d’expressions des courants prétendument philosophiques les plus différents, surtout de ceux qui sévissent actuellement.

La démarche de Feuerbach est celle d’un hégélien – à vrai dire jamais complètement orthodoxe – qui va vers le matérialisme, démarche qui, à un stade déterminé, amène une rupture totale avec le système idéaliste de son prédécesseur. Finalement s’impose à lui, avec une force irrésistible, la conviction que l’existence, antérieure au monde, de l’« Idée absolue » de Hegel, la « préexistence des catégories logiques » antérieures à l’univers, n’est rien d’autre qu’une survivance fantastique de la croyance en un créateur supraterrestre ; l’idée que le monde matériel, perceptible par les sens, auquel nous appartenons nous-mêmes, est la seule réalité, et que notre conscience et notre pensée, si transcendantes qu’elles nous paraissent, ne sont que les produits d’un organe matériel, corporel, le cerveau. La matière n’est pas un produit de l’esprit, mais l’esprit n’est lui-même que le produit le plus élevé de la matière [20]. C’est là, naturellement, pur matérialisme. Parvenu à ce point, Feuerbach s’arrête court. Il ne peut surmonter le préjugé philosophique habituel, le préjugé concernant non pas la chose, mais le mot matérialisme. Il dit :

« Le matérialisme est pour moi la base de l’édifice de l’être et du savoir humains ; mais il n’est pas pour moi ce qu’il est pour le physiologiste, le naturaliste, au sens étroit du mot, par exemple Moleschott, et ce qu’il est nécessairement de leur point de vue spécial, professionnel, à savoir l’édifice lui-même. Je suis complètement d’accord avec le matérialisme en arrière, mais non pas en avant [21]. »

Feuerbach confond ici le matérialisme, conception générale du monde reposant sur une manière déterminée de comprendre les rapports entre la matière et l’esprit, avec la forme spéciale dans laquelle cette conception du monde s’est exprimée à une étape historique déterminée, à savoir au XVII° siècle. Plus encore, il le confond avec la forme plate, vulgaire, sous laquelle le matérialisme du XVII° siècle continue à exister aujourd’hui dans la tête des naturalistes et des médecins et a été colporté dans les années cinquante par Büchner, Vogt et Moleschott. Mais, de même que l’idéalisme a passé par toute une série de phases de développement, de même le matérialisme. Avec toute découverte faisant époque dans le domaine des sciences de la nature, il doit inévitablement modifier sa forme ; et depuis que l’histoire elle-même est soumise au traitement matérialiste, s’ouvre également ici une nouvelle voie du développement.

Le matérialisme du siècle précédent était surtout mécaniste, parce que, à cette époque, de toutes les sciences de la nature, seule la mécanique, et encore seulement celle des corps solides – célestes et terrestres – bref, la mécanique de la pesanteur, était arrivée à un certain achèvement. La chimie n’existait encore que dans sa forme enfantine, phlogistique [22]. La biologie était encore dans les langes ; l’organisme végétal et animal n’avait encore été étudié que grossièrement et n’était expliqué que par des causes purement mécaniques ; pour les matérialistes du XVII° siècle, l’homme était une machine, tout comme l’animal pour Descartes. Cette application exclusive du modèle de la mécanique à des phénomènes de nature chimique et organique dans lesquels les lois mécaniques agissent assurément aussi, mais sont rejetées à l’arrière-plan par des lois d’ordre supérieur, constitue une des étroitesses spécifiques, mais inévitables à cette époque, du matérialisme français classique.

La deuxième étroitesse spécifique de ce matérialisme consistait dans son incapacité à concevoir le monde comme un processus, comme une matière en voie de développement historique. Cela correspondait au niveau qu’avaient atteint à l’époque les sciences de la nature et à la façon métaphysique, c’est-à-dire antidialectique, de philosopher qui leur était connexe. On savait que la nature était engagée dans un mouvement perpétuel. Mais, selon les idées de l’époque, ce mouvement décrivait un cercle tout aussi perpétuel et, par conséquent, ne progressait jamais ; il produisait toujours les mêmes résultats. Cette manière de voir était inévitable à l’époque. La théorie kantienne de la formation du système solaire venait à peine d’être formulée et n’était acceptée que comme simple curiosité. L’histoire de l’évolution de la terre, la géologie, était encore totalement inconnue, et l’idée que les êtres vivants actuels sont le résultat d’une longue série évolutive qui va du simple au complexe ne pouvait absolument pas être alors établie scientifiquement. La conception non historique de la nature était, par conséquent, inévitable. On peut d’autant moins en faire reproche aux philosophes du XVII° siècle qu’on la rencontre également chez Hegel. Chez ce dernier, la nature, en tant que simple « aliénation » l’Idée, n’est susceptible d’aucun développement dans le temps, mais seulement d’un déploiement de sa diversité dans l’espace, de telle sorte qu’elle étale simultanément et l’un à côté de l’autre tous les degrés de développement qu’elle comporte et se trouve condamnée à une perpétuelle répétition de processus toujours les mêmes. Et c’est cette absurdité d’un développement dans l’espace, mais en dehors du temps – condition fondamentale de tout développement – que Hegel impose à la nature, au moment même où la géologie, l’embryologie, la physiologie végétale et animale et la chimie organique se développaient, et où partout, sur la base de ces sciences nouvelles, on voyait pressentir génialement la théorie ultérieure de l’évolution (par exemple, chez Goethe et Lamarck). Mais le système l’exigeait ainsi et force était à la méthode, pour l’amour du système, d’être infidèle à elle-même.

Cette conception antihistorique avait également cours dans le domaine de l’histoire. Ici, la lutte contre les survivances du moyen âge limitait étroitement la vue. Le moyen âge était considéré comme une simple interruption de l’histoire par mille années de barbarie générale ; les grands progrès du moyen âge, – l’extension de l’aire de la civilisation en Europe, les grandes nations viables qui s’y étaient formées côte à côte, enfin les énormes progrès techniques des XIV° et XV° siècles – on ne voyait rien de tout cela. Cette cécité empêchait toute compréhension rationnelle du grand enchaînement historique, et l’histoire servait tout au plus de recueil d’exemples et d’illustrations à l’usage des philosophes.

Les vulgarisateurs ambulants qui, en Allemagne, dans les années cinquante, faisaient dans le matérialisme [23], ne dépassèrent en aucune façon ce point de vue limité de leurs maîtres. Tous les progrès faits depuis lors dans la science de la nature ne leur servirent que d’arguments nouveaux contre l’existence du créateur ; et, en fait, leur entreprise n’était nullement de développer la théorie plus avant. Si l’idéalisme était au bout de son latin et frappé à mort par la révolution de 1848, il eut cependant la satisfaction de voir que le matérialisme était momentanément tombé plus bas encore. Feuerbach avait absolument raison de décliner la responsabilité de ce matérialisme-là ; seulement il n’avait pas le droit de confondre la doctrine des prédicateurs ambulants du matérialisme avec le matérialisme en général.

Cependant, il y a ici deux remarques à faire. Premièrement, même du temps de Feuerbach, les sciences de la nature étaient encore en plein dans ce processus d’intense fermentation qui n’a trouvé sa clarification et son achèvement relatif qu’au cours des quinze dernières années ; une masse de nouvelles connaissances s’accumulaient en quantité inouïe, mais l’établissement de l’enchaînement et, par conséquent, de l’ordre dans ce chaos de découvertes se bousculant l’une l’autre, n’a été possible que ces tout derniers temps seulement. Certes, Feuerbach a encore connu les trois découvertes décisives, – celle de la cellule, celle de la transformation de l’énergie et celle de la théorie de l’évolution connue sous le nom de darwinisme. Mais comment le philosophe campagnard solitaire aurait-il pu suivre d’une façon suffisante les progrès de la science pour pouvoir apprécier à leur valeur des découvertes que les savants eux-mêmes, ou bien contestaient encore à l’époque, ou ne savaient exploiter d’une façon suffisante ? La faute en incombe uniquement aux conditions lamentables de l’Allemagne qui faisaient que les chaires de philosophie étaient accaparées par de subtils et éclectiques coupeurs de cheveux en quatre, tandis que Feuerbach, qui les dépassait tous de cent coudées, était obligé de s’empaysanner et de s’encroûter dans un petit village. Ce n’est donc pas la faute de Feuerbach si la conception historique de la nature devenue désormais possible, qui élimine tout ce qu’il y avait d’unilatéral dans le matérialisme français, lui resta inaccessible.

Mais, en second lieu, Feuerbach a tout à fait raison de dire que le seul matérialisme des sciences de la nature constitue bien la « base de l’édifice du savoir humain, mais non pas l’édifice lui-même ». Car nous ne vivons pas seulement dans la nature, mais également dans la société humaine, et cette dernière a, elle aussi, son développement et son histoire, et sa science tout comme la nature. Il s’agissait par conséquent de mettre la science de la société, c’est-à-dire la totalité des sciences dites historiques et philosophiques, en accord avec la base matérialiste, et de les reconstruire en se fondant sur elle. Mais cela ne fut pas donné à Feuerbach. Ici, il resta, malgré la « base », prisonnier des liens idéalistes traditionnels, et il le reconnaît quand il dit : « Je suis d’accord avec les matérialistes en arrière, mais non pas en avant. » Or celui qui, dans le domaine social, ne fit pas un pas « en avant » et ne dépassa pas son point de vue de 1840 ou de 1844, ce fut Feuerbach lui-même, et cela, encore une fois, surtout à cause de son isolement, qui l’obligea à faire sortir des idées de son cerveau solitaire – lui qui, plus que tout autre philosophe, était fait pour le commerce des hommes – au lieu de les créer en collaboration ou en conflit avec des hommes de sa valeur. A quel point il resta idéaliste dans ce domaine, nous le verrons en détail par la suite.

Il suffit de faire remarquer encore en cet endroit que Starcke cherche l’idéalisme de Feuerbach là où il n’est pas. « Feuerbach est idéaliste, -il croit au progrès de l’humanité » (page 19). « La base, l’infrastructure du tout, n’en reste pas moins l’idéalisme. Pour nous, le réalisme n’est autre chose qu’une protection contre les égarements, pendant que nous suivons nos tendances idéales. La pitié, l’amour, l’enthousiasme pour la vérité et le droit ne sont-ils pas des puissances idéales ? » (page VIII).

Premièrement, l’idéalisme ne signifie rien d’autre ici que la poursuite de fins idéales. Or, ces dernières se rapportent tout au plus à l’idéalisme de Kant et à son « impératif catégorique » ; mais Kant lui-même intitulait sa philosophie « idéalisme transcendantal » ; et ceci nullement parce qu’elle traite aussi d’idéaux moraux, mais pour de tout autres raisons, comme Starcke se le rappelle sûrement. Cette aberration selon laquelle l’idéalisme philosophique tournerait autour de la croyance à des idéaux moraux, c’est-à-dire sociaux, a pris naissance en dehors de la philosophie, chez les philistins allemands, qui apprennent par cœur dans las poésies de Schiller les quelques bribes de culture philosophique qui leur sont nécessaires. Personne n’a critiqué de façon plus acérée l’« impératif catégorique » impuissant de Kant – impuissant parce qu’il demande l’impossible et, par conséquent, n’arrive jamais à quelque chose de réel – personne n’a raillé plus cruellement l’engouement philistin pour les idéaux irréalisables, transmis par Schiller (voir, par exemple, la Phénoménologie) que, précisément, l’idéaliste accompli Hegel.

Mais, deuxièmement, on ne saurait éviter que tout ce qui met les hommes en mouvement passe nécessairement par leur cerveau, – même le manger et le boire, qui commencent par une sensation de faim et de soif, éprouvée par l’intermédiaire du cerveau, et se terminent par une impression de satiété, ressentie également par l’intermédiaire du cerveau. Les répercussions du monde extérieur sur l’homme s’expriment dans son cerveau, s’y reflètent sous forme de sentiments, de pensées, d’instincts, de volontés, bref, sous forme de « tendances idéales », et deviennent sous cette forme, des « puissances idéales ». Si le fait que cet homme obéit en général à des « tendances idéales » et laisse des « puissances idéales » exercer de l’influence sur lui, – si cela suffit pour faire de lui un idéaliste, tout homme quelque peu normalement constitué est un idéaliste-né et, dans ce cas, comment peut-il somme toute y avoir encore des matérialistes ?

Troisièmement, la conviction que l’humanité, tout au moins pour le moment, se meut, d’une façon générale, dans le sens du progrès, n’a absolument rien à voir avec l’antagonisme du matérialisme et de l’idéalisme. Les matérialistes français, tout autant que les déistes Voltaire et Rousseau, avaient cette conviction à un point tel qu’elle frisait le fanatisme, et plus d’une fois ils se sacrifièrent pour elle. Si jamais quelqu’un consacra toute sa vie à « l’amour de la vérité et du droit » – la phrase étant prise dans son bon sens – ce fut, par exemple, Diderot. Si Starcke, par conséquent, déclare que tout cela est de l’idéalisme, cela prouve uniquement que le mot matérialisme, ainsi que l’antagonisme entre les deux conceptions, a perdu ici toute espèce de sens pour lui.

Le fait est que Starcke fait ici, quoique peut-être inconsciemment, une concession impardonnable au préjugé philistin contre le mot matérialisme, préjugé qui a son origine dans la vieille calomnie des curés. Par matérialisme, le philistin entend la goinfrerie, l’ivrognerie, la convoitise, les joies de la chair et un train de vie fastueux, la cupidité, l’avarice, l’avidité, la chasse aux profits et la spéculation en Bourse, bref tous les vices sordides dont il est lui-même en secret l’esclave ; et par idéalisme, il entend la croyance à la vertu, à l’altruisme universel et, en général, à un « monde meilleur », qualités dont il fait parade devant les autres, mais auxquelles il ne croit lui-même que tant qu’il traverse la période de malaise physique ou de crise qui suit nécessairement ses excès « matérialistes » coutumiers et qu’il va répétant en outre son refrain préféré : « Qu’est-ce que l’homme ? Moitié bête, moitié ange ! »

D’ailleurs Starcke se donne beaucoup de mal pour défendre Feuerbach contre les attaques et les ratiocinations des chargés de cours qui plastronnent actuellement en Allemagne sous le nom de philosophes. C’est certainement important pour ceux qui s’intéressent à ces avortons posthumes de la philosophie classique allemande ; il se peut que cela ait paru nécessaire à Starcke lui-même. Nous en ferons grâce à nos lecteurs.


III : La philosophie de la religion et l’éthique de Feuerbach

Le véritable idéalisme de Feuerbach apparaît dès que nous abordons sa philosophie de la religion et son éthique. Il ne veut nullement supprimer la religion, il veut la perfectionner. La philosophie elle-même doit se transformer en religion.

« Les périodes de l’humanité ne se distinguent que par des changements d’ordre religieux. Il n’y a de mouvements historiques profonds que ceux qui vont jusqu’au cœur humain. Le cœur n’est pas une forme de la religion, de sorte qu’elle y aurait aussi sa place ; il est l’essence de la religion. » [Cité par Starcke, page 168].

La religion est, d’après Feuerbach, le rapport affectif, le rapport de cœur des hommes entre eux, qui, jusqu’ici, cherchait sa vérité dans un reflet fantastique de la réalité – dans la médiation d’un ou de nombreux dieux, reflets fantastiques de qualités humaines – mais la trouve maintenant directement et sans médiation dans l’amour entre Je et Toi. Et c’est ainsi que l’amour sexuel devient, en fin de compte, chez Feuerbach, l’une des formes les plus élevées, sinon la plus élevée, de l’exercice de sa nouvelle religion.

Or les rapports sentimentaux entre les hommes, et surtout les rapports entre les deux sexes, ont existé depuis que les hommes existent. L’amour sexuel, spécialement, s’est développé au cours des huit derniers siècles et a conquis une place qui en a fait, au cours de cette période, le pivot obligatoire de toute poésie. Les religions positives existantes se sont bornées à donner leur consécration suprême à la réglementation par l’État de l’amour sexuel, c’est-à-dire à la législation du mariage et elles peuvent demain disparaître toutes sans que la moindre chose soit changée à la pratique de l’amour et de l’amitié. C’est ainsi que la religion chrétienne avait en fait si bien disparu en France de 1793 à 1798 que Napoléon lui-même ne put la réintroduire sans résistance et sans difficultés, et, dans l’intervalle, nul besoin ne s’est fait sentir d’un équivalent au sens où l’entend Feuerbach

L’idéalisme consiste ici chez Feuerbach à considérer les rapports humains qui sont basés sur une inclination mutuelle telle que l’amour, l’amitié, la pitié, l’abnégation, etc., non pas simplement tels qu’ils sont par eux-mêmes, sans référence à une religion particulière qui appartient pour lui aussi au passé, mais, au contraire, à prétendre qu’ils n’atteignent à leur pleine valeur que lorsqu’on leur donne une consécration suprême au moyen du terme de religion. L’essentiel pour lui n’est pas que ces rapports purement humains existent, mais qu’ils soient conçus comme la religion nouvelle, véritable. Ils ne doivent avoir pleine valeur que lorsqu’ils ont reçu le sceau religieux. Religion provient du mot latinreligare [lier] et signifie primitivement union. Par conséquent, toute union entre deux hommes est une religion. Ce sont de pareils tours de passe-passe étymologiques qui constituent l’ultime moyen d’explication de la philosophie idéaliste. Ce qui doit prévaloir, ce n’est pas ce que le mot signifie d’après l’évolution historique de son emploi réel, mais ce qu’il devrait signifier d’après son origine étymologique. Et c’est ainsi que l’amour sexuel et l’union sexuelle sont élevés à la hauteur d’une « religion », afin que le mot religion, cher à la mémoire idéaliste, ne s’avise surtout pas de disparaître de la langue. C’est exactement ainsi que s’exprimaient, entre 1840 et 1850, les réformistes parisiens de la tendance Louis Blanc : ils ne pouvaient se représenter un homme sans religion que comme un monstre, et nous disaient : « Donc, l’athéisme, c’est votre religion [24] ! » Lorsque Feuerbach veut établir la vraie religion sur la base d’une conception essentiellement matérialiste de la nature, cela revient, en réalité, à concevoir la chimie moderne comme étant la véritable alchimie. Si la religion peut se passer de son Dieu, l’alchimie peut également se passer de sa pierre philosophale. Il existe d’ailleurs un lien très étroit entre l’alchimie et la religion. La pierre philosophale a un grand nombre de propriétés quasi divines, et les alchimistes gréco-égyptiens des deux premiers siècles de notre ère sont pour quelque chose dans l’élaboration de la doctrine chrétienne, ainsi que le prouvent les découvertes faites par Kopp et Berthelot.

Tout à fait fausse est l’affirmation de Feuerbach que les « périodes de l’humanité ne se distinguent que par des changements d’ordre religieux ». De grands tournants historiques n’ont été accompagnés de changements d’ordre religieux que pour autant que l’on considère les trois religions mondiales ayant existé jusqu’ici : le bouddhisme, le christianisme et l’islam. Les anciennes religions de tribus et de nations qui s’étaient constituées d’une façon naturelle n’avaient aucune tendance au prosélytisme et perdaient toute capacité de résistance dès qu’était brisée l’autonomie des tribus et des peuples ; chez les Germains, il suffit même pour cela du simple contact avec l’Empire romain sur son déclin et avec la religion chrétienne universelle qu’il venait d’adopter et qui était appropriée à sa situation économique, politique et idéologique. Ce n’est que dans le cas de ces grandes religions universelles, nées de façon plus ou moins artificielle, et surtout pour le christianisme et l’islam, que nous constatons que des mouvements historiques d’envergure prennent une empreinte religieuse et, même dans le domaine du christianisme, cette empreinte religieuse se limite, pour des révolutions de portée véritablement universelle, aux premières phases de la lutte émancipatrice de la bourgeoisie, entre le XIII° et le XVII° siècle ; et elle ne s’explique pas, comme le croit Feuerbach, par le cœur de l’homme et son besoin de religion, mais par toute l’histoire antérieure du moyen âge, qui ne connaissait précisément d’autre forme d’idéologie que la religion et la théologie. Cependant, lorsqu’au XVIII° siècle la bourgeoisie fut devenue suffisamment forte pour avoir, elle aussi, son idéologie propre, conforme à son point de vue de classe, elle fit sa grande et décisive révolution, la Révolution française, en faisant exclusivement appel à des idées juridiques et politiques, ne se souciant de la religion que dans la mesure où celle-ci était pour elle un obstacle. Mais elle se garda bien de substituer une nouvelle religion à l’ancienne ; on sait comment Robespierre échoua dans cette tentative.

La possibilité d’éprouver des sentiments purement humains dans notre commerce avec nos semblables nous est déjà aujourd’hui suffisamment gâtée par la société fondée sur l’antagonisme et sur la domination de classes, dans laquelle nous sommes obligés de nous mouvoir ; nous n’avons, par conséquent, aucune raison de nous la gâter davantage encore en sublimant ces sentiments pour en faire une religion. Et, de même, la compréhension des grandes luttes de classes historiques est déjà suffisamment obscurcie par la façon courante d’écrire l’histoire, surtout en Allemagne, sans que nous ayons encore besoin de nous la rendre complètement impossible en transformant l’histoire de ces luttes en un simple appendice de l’histoire de la religion. Déjà ici, il apparaît à quel point nous nous sommes aujourd’hui éloignés de Feuerbach. Ses « plus beaux passages » consacrés à célébrer cette nouvelle religion d’amour sont devenus aujourd’hui complètement illisibles.

La seule religion que Feuerbach étudie sérieusement est le christianisme, la religion de l’Occident, fondée sur le monothéisme. II démontre que le Dieu chrétien n’est que l’image fantastique, le reflet de l’homme. Mais ce Dieu est lui-même le produit d’un long processus d’abstraction, la quintessence des nombreux dieux de tribus et de nations antérieures. Et, par conséquent, l’homme, dont ce Dieu n’est qu’une image, n’est pas non plus un homme réel, mais, lui aussi, la quintessence d’un grand nombre d’hommes réels, l’homme abstrait, donc lui-même à son tour une image mentale. Le même Feuerbach, qui prêche à chaque page la sensualité, qui invite à se plonger dans le concret, dans la réalité, devient complètement abstrait dès qu’il en vient à parler d’autres relations entre les humains que des relations purement sexuelles.

Ces relations ne présentent pour lui qu’un seul aspect : la morale. Et ici, nous sommes à nouveau frappés de la pauvreté étonnante de Feuerbach par rapport à Hegel. L’éthique de Hegel, ou doctrine de la moralité, est la philosophie du droit et elle comprend : 1. le droit abstrait ; 2. la moralité subjective ; 3. la moralité objective, qui comprend, à son tour, la famille, la société civile, l’État. Autant la forme est idéaliste, autant le contenu est ici réaliste. Tout le domaine du droit, de l’économie, de la politique y est englobé, à côté de la morale. Chez Feuerbach, c’est exactement le contraire. Au point de vue de la forme, il est réaliste, il prend pour point de départ l’homme ; mais il n’est absolument pas question du monde dans lequel vit cet homme, aussi celui-ci reste-t-il toujours le même être abstrait qui pérorait dans la philosophie de la religion. C’est que cet homme n’est pas issu du ventre de sa mère, c’est le dieu des religions monothéistes qui lui a donné naissance, il ne vit donc pas non plus dans un monde réel, formé et historiquement déterminé ; il est bien en rapport avec d’autres hommes, mais chacun d’eux est aussi abstrait que lui-même. Dans la philosophie de la religion, nous avions au moins encore des hommes et des femmes, mais dans l’éthique, cette dernière différence disparaît également. A vrai dire, on rencontre bien de loin en loin chez Feuerbach des phrases comme celles-ci : « Dans un palais, on pense autrement que dans une chaumière. » – « Si la faim, la misère font que tu n’as rien de substantiel dans le corps, tu n’as pas non plus dans la tête, dans l’esprit et dans le cœur de substance pour la morale. » – « Il faut que la politique devienne notre religion [25] », etc. Mais Feuerbach ne sait absolument pas quoi faire de ces phrases, elles restent chez lui de simples façons de parler, et Starcke lui-même est obligé d’avouer que la politique était pour Feuerbach une frontière infranchissable et que « la sociologie était pour lui une terra incognita ».

II ne nous apparaît pas moins plat, comparé à Hegel, dans sa façon de traiter l’antinomie du bien et du mal. « On croit dire une grande vérité, écrit Hegel, lorsqu’on dit : l’homme est naturellement bon, mais on oublie que l’on dit une plus grande vérité encore par ces mots : l’homme est naturellement mauvais [26]. » Chez Hegel, le mal est la forme sous laquelle se présente la force motrice du développement historique. Et, à vrai dire, cette phrase a ce double sens que, d’une part, chaque nouveau progrès apparaît nécessairement comme un crime contre quelque chose de sacré, comme une rébellion contre l’ancien état de choses en voie de dépérissement, mais sanctifié par l’habitude, et d’autre part, que, depuis l’apparition des antagonismes de classes, ce sont précisément les passions mauvaises des hommes, la convoitise et le désir de domination qui sont devenus les leviers du développement historique, ce dont l’histoire du féodalisme et de la bourgeoisie, par exemple, n’est qu’une preuve continue. Or il ne vient pas du tout à l’esprit de Feuerbach d’étudier ce rôle historique du mal moral. D’une façon générale, l’histoire est, pour lui, un domaine où il est mal à l’aise et ne se sent pas rassuré. Même sa fameuse déclaration : « L’homme primitif issu de la nature n’était qu’un simple être naturel, ce n’était pas un homme. L’homme est un produit de l’homme, de la culture, de l’histoire [27] », même cette déclaration reste chez lui complètement stérile.

C’est pourquoi ce que nous dit Feuerbach de la morale ne peut être qu’extrêmement pauvre. Le penchant au bonheur est inné chez l’homme et doit par conséquent constituer la base de toute morale. Mais le penchant au bonheur est soumis à un double correctif. Premièrement, du fait des conséquences naturelles de nos actes : le mal aux cheveux suit l’ivresse, la maladie l’excès habituel. Deuxièmement, du fait de leurs conséquences sociales : si nous ne respectons pas le même penchant au bonheur chez les autres, ces derniers se défendent et troublent par-là notre propre penchant au bonheur. Il en résulte que, pour satisfaire notre penchant, il faut que nous soyons à même d’apprécier d’une façon juste les conséquences de nos actes, et, d’autre part, d’admettre chez autrui le même droit au penchant en question. La restriction volontaire rationnelle en ce qui nous concerne nous-mêmes, et l’amour – toujours l’amour ! – dans nos rapports avec autrui constituent, par conséquent, les règles fondamentales de la morale de Feuerbach, dont découlent toutes les autres. Et ni les développements les plus ingénieux de Feuerbach, ni les plus grands éloges de Starcke ne peuvent masquer la pauvreté et la platitude de ces quelques phrases.

Le penchant au bonheur n’est satisfait que très exceptionnellement et nullement à son propre avantage et à l’avantage d’autrui si l’individu s’occupe exclusivement de lui-même. II exige, au contraire, des relations avec le monde extérieur, des moyens de satisfaire ses désirs, par conséquent, de la nourriture, un individu de l’autre sexe, des livres, des conversations, des discussions, une activité, des objets qu’on utilise et d’autres qu’on élabore. La morale de Feuerbach ou bien suppose que ces moyens et objets de satisfaction sont donnés d’emblée à chaque homme, ou bien elle ne lui donne que de bonnes leçons inapplicables, elle ne vaut, par conséquent, pas un rouge liard pour ceux à qui ces moyens font défaut. Et c’est ce que Feuerbach lui-même déclare tout sèchement : « On pense autrement dans un palais que dans une chaumière. Si la faim, la misère font que tu n’as rien de substantiel dans le corps, tu n’as pas non plus dans la tête, dans l’esprit et dans le cœur de substance pour la morale. »

Les choses se présentent-elles mieux quand il s’agit de l’égalité de droit du penchant au bonheur chez autrui ? Feuerbach pose cette revendication d’une façon absolue comme valant pour toutes les époques et dans toutes les circonstances. Mais depuis quand prévaut-elle ? Est-ce que, dans l’antiquité, il fut jamais question d’égalité de droit du penchant au bonheur chez les esclaves et les maîtres, et au moyen âge, chez les serfs et les barons ? Le penchant au bonheur de la classe opprimée n’a-t-il pas toujours été impitoyablement et « légalement » sacrifié à celui de la classe dominante ? Oui, dira-t-on, c’était immoral, mais actuellement l’égalité des droits est reconnue. Reconnue en paroles depuis et parce que la bourgeoisie s’est vue obligée, dans sa lutte contre la féodalité et au cours du développement de la production capitaliste, d’abolir tous les privilèges de caste, c’est-à-dire tous les privilèges personnels, et d’introduire d’abord l’égalité des individus en matière de droit privé, puis, peu à peu, en matière de droit civil et au point de vue juridique. Mais le penchant au bonheur ne vit que pour la moindre part de droits spirituels, et pour la plus grande part de moyens matériels. Or la production capitaliste veille à ce qu’il ne revienne que le strict nécessaire à la grande majorité des personnes jouissant de l’égalité de droits et elle ne respecte par conséquent guère plus – quand elle la respecte – l’égalité de droit du penchant au bonheur de la majorité que le faisait la société esclavagiste ou féodale. Et la situation est-elle meilleure en ce qui concerne les moyens intellectuels du bonheur, les moyens de culture ? Le « maître d’école de Sadowa » lui-même n’est-il pas un mythe [28] ?

Mais ce n’est pas encore tout. D’après la théorie feuerbachienne de la morale, la Bourse des valeurs est le temple suprême de la morale… à condition qu’on s’y spécule toujours d’une façon juste. Si mon penchant au bonheur me conduit à la Bourse et si j’y pèse d’une façon si juste les conséquences de mes actes qu’ils n’entraînent pour moi que des avantages et aucun désagrément, c’est-à-dire si je gagne constamment, le précepte de Feuerbach est rempli. Ce faisant, je ne porte pas non plus atteinte au même penchant au bonheur d’un autre, car cet autre est allé à la Bourse aussi librement que moi, et, en concluant son affaire de spéculation avec moi, il a suivi, tout comme moi, son penchant au bonheur. Et s’il perd son argent, son action se révèle précisément par là comme immorale parce que mal calculée, et, en lui infligeant la peine qu’il a méritée, je puis même me vanter fièrement d’être un moderne Rhadamante [29]. L’amour règne aussi à la Bourse, dans la mesure où il ne se réduit pas à une simple phrase sentimentale, car chacun y trouve dans autrui la satisfaction de son penchant au bonheur. Or n’est-ce pas ce que doit faire l’amour et sa façon de se manifester dans la pratique ? Et si je joue en prévoyant exactement les conséquences de mes opérations, par conséquent avec succès, je satisfais à toutes les exigences les plus strictes de la morale de Feuerbach et je m’enrichis encore par-dessus le marché. En d’autres termes, la morale de Feuerbach est faite à la mesure de la société capitaliste actuelle, si peu qu’il le veuille ou s’en doute lui-même.

Mais l’amour ! Oui, l’amour est partout et est toujours le magicien, le dieu qui, chez Feuerbach, doit aider à surmonter toutes les difficultés de la vie pratique – et cela dans une société divisée en classes ayant des intérêts diamétralement opposés. Par-là cette philosophie perd le dernier vestige de son caractère révolutionnaire, et il ne reste plus que la vieille rengaine : Aimez-vous les uns les autres ! – Embrassez-vous sans distinction de sexe et de condition ! Ah ! le beau rêve de réconciliation universelle !

En résumé, il en est de la théorie de la morale de Feuerbach comme de toutes celles qui l’ont précédée. Elle est adaptée à tous les temps, à tous les peuples, à toutes les conditions, et c’est précisément pour cela. qu’elle n’est jamais ni nulle part applicable et qu’elle reste tout aussi impuissante en face du monde réel que l’impératif catégorique de Kant. En réalité, chaque classe, et même chaque profession, a sa morale propre, et la viole là où elle peut le faire impunément, et cet amour qui doit unir tout le monde se manifeste par des guerres, des conflits, des procès, des scènes de ménage, des divorces et l’exploitation la plus grande possible des uns par les autres.

Mais comment a-t-il été possible que la formidable impulsion donnée par Feuerbach soit restée aussi stérile en ce qui le concerne ? Simplement parce que Feuerbach ne peut sortir du royaume de l’abstraction qu’il haïssait mortellement et trouver le chemin de la réalité vivante. Il se cramponne de toutes ses forces à la nature et à l’homme, mais la nature et l’homme restent pour lui de simples mots. Ni de la nature réelle, ni de l’homme réel, il ne sait rien nous dire de précis. Or on ne passe de l’homme abstrait de Feuerbach aux hommes réels vivants que si on les considère en action dans l’histoire. Et Feuerbach s’y refusait, et c’est pourquoi l’année 1848, qu’il ne comprit pas, ne signifia pour lui que la rupture définitive avec le monde réel, la retraite dans la solitude. La responsabilité en incombe essentiellement une fois encore aux conditions de l’Allemagne d’alors qui le laissèrent péricliter misérablement.

Mais le pas que Feuerbach ne fit point ne pouvait manquer d’être fait ; le culte de l’homme abstrait qui constituait le centre de la nouvelle religion feuerbachienne devait nécessairement être remplacé par la science des hommes réels et de leur développement historique. Ce développement du point de vue de Feuerbach, au delà de Feuerbach lui-même, Marx l’inaugura en 1845 dans La Sainte Famille.


IV : Le matérialisme dialectique

Strauss, Bauer, Stirner, Feuerbach furent autant de prolongements de la philosophie hégélienne, dans la mesure où ils ne quittèrent pas le terrain philosophique. Après sa Vie de Jésus et sa Dogmatique [30], Strauss n’a plus fait que de la vulgarisation philosophique et de l’histoire religieuse à la Renan ; Bauer n’a réussi à faire quelque chose que dans le domaine de l’histoire des origines du christianisme, mais, il est vrai, c’est une œuvre importante ; Stirner est demeuré une curiosité, même après que Bakounine l’eut amalgamé avec Proudhon et qu’il eut baptisé cet amalgame « anarchisme » ; Feuerbach seul fut éminent en tant que philosophe. Mais la philosophie, la soi-disant science des sciences planant au-dessus de toutes les sciences particulières et en faisant la synthèse, non seulement resta pour lui une barrière infranchissable, un tabernacle inviolable, mais en outre il s’arrêta en chemin en tant que philosophe et fut matérialiste par en bas, idéaliste par en haut ; il ne sut pas dépasser Hegel en le critiquant mais le rejeta tout bonnement comme inutilisable, alors que lui-même, par rapport à la richesse encyclopédique du système de Hegel, ne réalisait rien de positif si ce n’est une religion de l’amour boursouflée et une morale pauvre et impuissante.

Mais, de la désagrégation de l’école hégélienne sortit encore une autre tendance, la seule qui ait vraiment donné des fruits, et cette tendance est essentiellement attachée au nom de Marx [31].

La rupture avec la philosophie de Hegel se produisit ici également par le retour au point de vue matérialiste. Cela signifie qu’on se décida à concevoir le monde réel – la nature et l’histoire – tel qu’il se présente lui-même à quiconque l’aborde sans lubies idéalistes préconçues ; on se décida à sacrifier impitoyablement toute lubie idéaliste impossible à concilier avec les faits considérés dans leurs propres rapports et non dans des rapports fantastiques. Et le matérialisme ne signifie vraiment rien de plus. Seulement, c’était la première fois qu’on prenait vraiment au sérieux la conception matérialiste du monde, qu’on l’appliquait d’une façon conséquente à tous les domaines considérés du savoir, – tout au moins dans les grandes lignes.

On ne se contenta pas de mettre tout simplement Hegel de côté : on partit au contraire de son aspect révolutionnaire développé ci-dessus, de la méthode dialectique. Mais cette méthode était inutilisable sous sa forme hégélienne. Chez Hegel, la dialectique est l’Idée se développant elle-même. L’Idée absolue, non seulement existe de toute éternité – on ne sait où – mais elle est également la véritable âme vivante de tout le monde existant. Elle se développe pour devenir elle-même à travers toutes les phases préliminaires, qui sont longuement traitées dans la Logique, et qui sont toutes incluses en elle. Puis elle « s’aliène » en se transformant en nature, où, sans avoir conscience d’elle-même, déguisée en nécessité naturelle, elle passe par un nouveau développement, et finalement revient à la conscience d’elle-même dans l’homme ; cette conscience d’elle-même s’élabore et s’affine à son tour dans l’histoire jusqu’à ce qu’enfin l’Idée absolue redevienne complètement elle-même dans la philosophie de Hegel. Chez Hegel, le développement dialectique qui se manifeste dans la nature et dans l’histoire, c’est-à-dire l’enchaînement causal du progrès de l’inférieur au supérieur qui s’impose à travers tous les mouvements en zigzag et tous les reculs momentanés, n’est donc que le calque du mouvement autonome de l’Idée se poursuivant de toute éternité, on ne sait où, mais, en tout cas, indépendamment de tout cerveau humain pensant. C’était cette interversion idéologique qu’il s’agissait d’éliminer. Nous conçûmes à nouveau, d’un point de vue matérialiste, les idées de notre cerveau comme étant les reflets des objets, au lieu de considérer les objets réels comme les reflets de tel ou tel degré de l’Idée absolue. De ce fait, la dialectique se réduisait à la science des lois générales du mouvement, tant du monde extérieur que de la pensée humaine – deux séries de lois identiques au fond, mais différentes dans leur expression en ce sens que le cerveau humain peut les appliquer consciemment, tandis que, dans la nature, et, jusqu’à présent, également dans la majeure partie de l’histoire humaine, elles ne se fraient leur chemin que d’une façon inconsciente, sous la forme de la nécessité extérieure, au milieu d’une série infinie de hasards apparents. Mais, du coup, la dialectique des idées ne devint que le simple reflet conscient du mouvement dialectique du monde réel, et, ce faisant, la dialectique de Hegel fut totalement renversée, ou, plus exactement : elle se tenait sur la tête, on la remit de nouveau sur ses pieds. Et cette dialectique matérialiste, qui était depuis des années notre meilleur instrument de travail et notre arme la plus acérée, fut, chose remarquable, découverte à nouveau non seulement par nous, mais en outre, indépendamment de nous et même de Hegel, par un ouvrier allemand, Joseph Dietzgen [32].

Mais par là, on avait repris le côté révolutionnaire de la philosophie de Hegel, et on l’avait débarrassée, du même coup, de ses chamarrures idéalistes qui, chez Hegel, en avaient empêché l’application conséquente. La grande idée fondamentale selon laquelle le monde ne doit pas être considéré comme un complexe de choses achevées, mais comme un complexe de processus où les choses, en apparence stables, – tout autant que leurs reflets intellectuels dans notre cerveau, les concepts, se développent et meurent en passant par un changement ininterrompu au cours duquel, finalement, malgré tous les hasards apparents et tous les retours en arrière momentanés, un développement progressif finit par se faire jour – cette grande idée fondamentale a, surtout depuis Hegel, pénétré si profondément dans la conscience commune qu’elle ne trouve sous cette forme générale presque plus de contradicteurs. Mais la reconnaître en paroles et l’appliquer, dans la réalité, en détail, à chaque domaine soumis à l’investigation, sont deux choses différentes. Or, si l’on part constamment de ce point de vue dans la recherche, on cesse une fois pour toutes de demander des solutions définitives et des vérités éternelles ; on a toujours conscience du caractère nécessairement borné de toute connaissance acquise, de sa dépendance à l’égard des conditions dans lesquelles elle a été acquise ; on ne s’en laisse plus imposer non plus par l’opposition du vrai et du faux, du bien et du mal, de l’identique et du différent, du nécessaire et du contingent, oppositions irréductibles pour la vieille métaphysique qui a toujours cours ; on sait que ces oppositions n’ont qu’une valeur relative, que ce qui est maintenant reconnu comme vrai comporte un côté faux qu’on ne voit pas et qui apparaîtra plus tard, tout comme ce qui est actuellement reconnu comme faux a son côté vrai grâce auquel il a pu précédemment être considéré comme vrai ; que ce que l’on affirme nécessaire est composé de purs hasards et que le prétendu hasard est la forme sous laquelle la nécessité se dissimule – et ainsi de suite.

L’ancienne méthode de recherche et de pensée, que Hegel appelle la méthode « métaphysique » qui s’occupait de préférence de l’étude des choses considérées en tant qu’objets fixes donnés et dont les survivances continuent à hanter les esprits, a été, en son temps, très justifiée historiquement. Il fallait d’abord étudier les choses avant de pouvoir étudier les processus. Il fallait d’abord savoir ce qu’était telle ou telle chose avant de pouvoir observer les modifications qui s’opèrent en elle. Et il en fut ainsi dans la science de la nature. L’ancienne métaphysique, qui considérait les choses comme faites une fois pour toutes, était issue d’une science de la nature qui étudiait les choses mortes et vivantes en tant que choses faites une fois pour toutes. Mais lorsque cette étude fut avancée au point que le progrès décisif fût possible, à savoir le passage à l’étude systématique des modifications s’opérant dans ces choses au sein de la nature même, à ce moment sonna dans le domaine philosophique aussi le glas de la vieille métaphysique. Et, en effet, si, jusqu’à la fin du siècle dernier, la science de la nature fut surtout une science rassemblant des faits, une science de choses achevées, elle est essentiellement, dans notre siècle, une science de classement, une science des processus, de l’origine et du développement de ces choses et de l’enchaînement qui fait de ces processus naturels une grande totalité. La physiologie qui étudie les phénomènes des organismes végétaux et animaux, l’embryologie qui étudie le développement de chaque organisme depuis l’embryon jusqu’à la maturité, la géologie qui étudie la formation progressive de la surface terrestre, sont toutes filles de notre siècle.

Mais ce sont surtout trois grandes découvertes qui ont fait progresser à pas de géant notre connaissance de l’enchaînement des processus naturels : premièrement, la découverte de la cellule en tant qu’unité à partir de laquelle se développe, par multiplication et différenciation, tout l’organisme végétal et animal ; en conséquence non seulement il a été reconnu que le développement et la croissance de tous les organismes supérieurs s’opèrent selon une loi universelle unique, mais encore que la capacité de transformation de la cellule indique la voie par laquelle les organismes peuvent modifier leur espèce, et, par-là, connaître un développement plus qu’individuel. Deuxièmement, la découverte de la transformation de l’énergie, qui nous a montré que toutes les prétendues forces qui agissent tout d’abord dans la nature inorganique, la force mécanique et son complément, l’énergie dite potentielle, la chaleur, le rayonnement, (lumière ou chaleur rayonnante), l’électricité, le magnétisme, l’énergie chimique constituent autant de manifestations différentes du mouvement universel, qui passent de l’une à l’autre selon certains rapports quantitatifs, de sorte que, pour une certaine quantité de l’une qui disparaît, réapparaît une certaine quantité d’une autre, et qu’ainsi tout le mouvement de la nature se réduit à ce processus ininterrompu de transformations d’une forme dans l’autre. – Enfin, la démonstration d’ensemble faite pour la première fois par Darwin, selon laquelle tous les produits de la nature qui nous environnent actuellement, y compris les hommes, sont le produit d’un long processus de développement à partir d’un petit nombre de germes unicellulaires à l’origine, et que ces derniers sont, à leur tour, issus d’un protoplasme ou d’un corps albuminoïdal constitué par voie chimique.

Grâce à ces trois grandes découvertes et aux autres progrès formidables de la science de la nature, nous sommes aujourd’hui en mesure de montrer dans leurs grandes lignes non seulement l’enchaînement entre les phénomènes de la nature dans les différents domaines pris à part, mais encore la connexion des différents domaines entre eux, et de présenter ainsi un tableau d’ensemble de l’enchaînement de la nature sous une forme à peu près systématique, au moyen des faits fournis par la science empirique de la nature elle-même. C’était autrefois la tâche de ce que l’on appelait la philosophie de la nature de fournir ce tableau d’ensemble. Elle ne pouvait le faire qu’en remplaçant les rapports réels encore inconnus par des rapports imaginaires, fantastiques, en complétant les faits manquants par des idées, et en ne comblant que dans l’imagination les lacunes existant dans la réalité. En procédant ainsi, elle a eu maintes idées géniales, pressenti maintes découvertes ultérieures, mais elle a également, comme il ne pouvait en être autrement, donné le jour à pas mal de bêtises. Aujourd’hui, où il suffit d’interpréter les résultats de l’étude de la nature dialectiquement, c’est-à-dire dans le sens de l’enchaînement qui lui est propre, pour arriver à un « système de la nature » satisfaisant pour notre époque, où le caractère dialectique de cet enchaînement s’impose, qu’ils le veuillent ou non, même aux cerveaux de savants formés à l’école métaphysique, aujourd’hui, la philosophie de la nature est définitivement mise à l’écart. Toute tentative pour la ressusciter ne serait pas seulement superflue, elle serait une régression.

Mais ce qui est vrai de la nature, reconnue également de ce fait comme un processus de développement historique, l’est aussi de l’histoire de la société dans toutes ses branches et de l’ensemble de toutes les sciences qui traitent des choses humaines (et divines). Ici également, la philosophie de l’histoire, du droit, de la religion, etc., consistait à substituer à l’enchaînement réel, et qu’il fallait prouver, entre les événements, celui qu’inventait le cerveau du philosophe, à concevoir l’histoire, dans son ensemble comme dans ses différentes parties, comme la réalisation progressive d’idées, et naturellement toujours des seules idées favorites du philosophe lui-même. De la sorte, l’histoire s’efforçait inconsciemment, mais nécessairement à atteindre un certain but idéal fixé a priori qui était, par exemple chez Hegel, la réalisation de son Idée absolue, et la marche irrévocable vers cette Idée absolue constituait l’enchaînement interne des événements historiques. A l’enchaînement réel, encore inconnu, on substituait ainsi une nouvelle Providence mystérieuse, – inconsciente ou prenant peu à peu conscience d’elle-même. Il s’agissait par conséquent ici, tout comme dans le domaine de la nature, d’éliminer ces enchaînements fabriqués, artificiels, en dégageant les enchaînements réels ; ce qui revient, en fin de compte à découvrir les lois générales du mouvement qui, dans l’histoire de la société humaine, s’imposent comme lois dominantes.

Or l’histoire du développement de la société se révèle, sur un point, essentiellement différente de celle de la nature. Dans la nature, – dans la mesure où nous laissons de côté la réaction exercée sur elle par les hommes, – ce sont uniquement des facteurs inconscients et aveugles qui agissent les uns sur les autres et c’est dans leur jeu changeant que se manifeste la loi générale. De tout ce qui se produit, – des innombrables hasards apparents, visibles à la surface, comme des résultats finaux qui confirment l’existence d’une loi au sein de ces hasards, – rien ne se produit en tant que but conscient, voulu. Par contre, dans l’histoire de la société, ceux qui agissent sont exclusivement des hommes doués de conscience, agissant avec réflexion ou avec passion et poursuivant des buts déterminés ; rien ne se produit sans dessein conscient, sans fin voulue. Mais cette différence, quelle que soit son importance pour l’investigation historique, surtout d’époques et d’événements pris isolément, ne peut rien changer au fait que le cours de l’histoire est sous l’empire de lois générales internes. Car, ici aussi, malgré les buts consciemment poursuivis par tous les individus, c’est le hasard qui, d’une façon générale, règne en apparence à la surface. Ce n’est que rarement que se réalise le dessein formé ; dans la majorité des cas, les nombreux buts poursuivis s’entrecroisent et se contredisent, ou bien ils sont eux-mêmes a priori irréalisables, ou bien encore les moyens pour les réaliser sont insuffisants. C’est ainsi que les conflits des innombrables volontés et actions individuelles créent, dans le domaine historique, une situation tout à fait analogue à celle qui règne dans la nature inconsciente. Les buts des actions sont voulus, mais les résultats que donnent réellement ces actions ne le sont pas, ou s’ils semblent, au début, correspondre malgré tout au but poursuivi, ils ont finalement des conséquences autres que celles qui ont été voulues. Ainsi les événements historiques apparaissent en gros également dominés par le hasard. Mais partout où le hasard semble jouer à la surface, il est toujours sous l’empire de lois internes cachées, et il ne s’agit que de les découvrir.

Les hommes font leur histoire, quelque tournure qu’elle prenne, en poursuivant chacun leurs fins propres, consciemment voulues, et c’est précisément la résultante de ces nombreuses volontés agissant dans des directions différentes et de leurs répercussions variées sur le monde extérieur qui constitue l’histoire. Ce qui importe donc également ici, c’est ce que veulent les nombreux individus. La volonté est déterminée par la passion ou la réflexion. Mais les leviers qui déterminent directement à leur tour la passion ou la réflexion sont de nature très diverse. Ce peuvent être, soit des objets extérieurs, soit des motivations d’ordre spirituel : ambition, « passion de la vérité et de la justice », haine personnelle ou encore toutes sortes de lubies purement individuelles. Mais, d’une part, nous avons vu que les nombreuses volontés individuelles qui agissent dans l’histoire ont, pour la plupart, des résultats tout à fait différents de ceux qu’elles s’étaient proposés – et souvent directement contraires, – et que par conséquent leurs mobiles aussi n’ont qu’une importance secondaire pour le résultat final. D’autre part, on peut encore se demander quelles sont à leur tour les forces motrices cachées derrière ces motivations, et quelles sont les causes historiques qui prennent dans les cerveaux des hommes qui agissent, la forme de ces mobiles.

Cette question, l’ancien matérialisme ne se l’est jamais posée. C’est pourquoi sa conception de l’histoire, dans la mesure où somme toute il en a une, est essentiellement pragmatique ; elle juge tout d’après les mobiles de l’action, partage les hommes exerçant une action historique en âmes nobles et non nobles, et constate ensuite régulièrement que les nobles sont les dupes et les non nobles les vainqueurs, d’où il résulte pour l’ancien matérialisme qu’il n’y a rien à tirer de bien édifiant de l’étude de l’histoire, et pour nous que, dans le domaine historique, l’ancien matérialisme est infidèle à lui-même parce qu’il prend pour causes dernières les forces motrices idéales qui y agissent, au lieu d’examiner ce qu’il y a derrière elles, et quelles sont les forces motrices de ces forces motrices. L’inconséquence ne consiste pas à reconnaître des forces motrices spirituelles, mais à ne pas remonter plus haut jusqu’à leurs causes déterminantes. La philosophie de l’histoire, par contre, telle qu’elle est représentée surtout par Hegel, reconnaît que les mobiles apparents, et ceux aussi qui déterminent véritablement les actions des hommes dans l’histoire, ne sont pas du tout les causes dernières des événements historiques, et que, derrière ces mobiles, il y a d’autres puissances déterminantes qu’il s’agit précisément de rechercher ; mais elle ne les cherche pas dans l’histoire elle-même, elle les importe plutôt de l’extérieur, de l’idéologie philosophique, dans l’histoire. Au lieu d’expliquer l’histoire de l’ancienne Grèce à partir de son propre enchaînement interne, Hegel [33], par exemple, affirme simplement qu’elle n’est rien d’autre que l’élaboration des « formes de la belle individualité », la réalisation de l’ « œuvre d’art » comme telle. Il dit, à cette occasion, beaucoup de choses belles et profondes sur les Grecs, mais cela n’empêche que nous ne pouvons plus nous contenter aujourd’hui d’une telle explication, qui n’est qu’une formule et rien de plus.

S’il s’agit, par conséquent, de rechercher les forces motrices qui, – consciemment ou inconsciemment et, il faut le dire, très souvent inconsciemment, – se situent derrière les mobiles des actions historiques des hommes et qui constituent en fait les forces motrices dernières de l’histoire, il ne peut pas tant s’agir des motifs des individus, si éminents, soient-ils, que de ceux qui mettent en mouvement de grandes masses, des peuples entiers, et dans chaque peuple, à leur tour, des classes entières, et encore des raisons qui les poussent non à une effervescence passagère et à un feu de paille rapidement éteint, mais à une action durable, aboutissant à une grande transformation historique. élucider les causes motrices qui, d’une façon claire ou confuse, directement ou sous une forme idéologique et même divinisée, se reflètent ici dans l’esprit des masses en action et de leurs chefs – ceux que l’on appelle les grands hommes – sous forme de mobiles conscients, – telle est la seule voie qui puisse nous mettre sur la trace des lois qui dominent l’histoire dans son ensemble, aux différentes époques et dans les différents pays. Tout ce qui met les hommes en mouvement doit nécessairement passer par leur cerveau, mais la forme que cela prend dans ce cerveau dépend beaucoup des circonstances. Les ouvriers ne se sont pas le moins du monde réconciliés avec le machinisme capitaliste depuis qu’ils ne détruisent plus purement et simplement les machines, comme ils le firent encore en 1848 en Rhénanie.

Mais alors que, dans toutes les périodes antérieures, la recherche de ces causes motrices de l’histoire était presque impossible, – du fait de l’enchevêtrement et du caractère masqué des rapports et de leurs effets, – notre époque a tellement simplifié ces enchaînements que l’énigme a pu être résolue. Depuis le triomphe de la grande industrie, c’est-à-dire au moins depuis les traités de paix de 1815, ce n’est plus un secret pour personne en Angleterre que toute la lutte politique y tournait autour des prétentions à la domination de deux classes : l’aristocratie foncière (landed aristocracy) et la bourgeoisie (middle class). En France, c’est avec le retour des Bourbons qu’on prit conscience du même fait ; les historiens de l’époque de la Restauration, de Thierry à Guizot, Mignet et Thiers, le signalent partout comme la clé qui permet de comprendre toute l’histoire de la France depuis le moyen âge. Et, depuis 1830, la classe ouvrière, le prolétariat, a été reconnu comme troisième combattant pour le pouvoir dans ces deux pays. La situation s’était tellement simplifiée qu’il fallait fermer volontairement les yeux pour ne pas voir dans la lutte de ces trois grandes classes et dans le conflit de leurs intérêts la force motrice de l’histoire moderne – tout au moins dans les deux pays les plus avancés.

Mais comment ces classes s’étaient-elles formées ? Si l’on pouvait encore attribuer au premier abord à la grande propriété féodale de naguère une origine due – au début du moins – à des causes politiques, à la prise de possession par la violence, cela n’était plus possible pour la bourgeoisie et le prolétariat. Ici, l’origine et le développement de deux grandes classes apparaissaient de façon claire et tangible comme provenant de causes purement économiques.

Et il était tout aussi manifeste que, dans la lutte entre la propriété foncière et la bourgeoisie autant que dans la lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat, il s’agissait, en premier lieu, d’intérêts économiques à la réalisation desquels le pouvoir politique ne devait servir que de simple moyen. Bourgeoisie et prolétariat s’étaient formés l’un et l’autre à la suite d’une transformation des conditions économiques, plus exactement du mode de production. C’est le passage d’abord du métier corporatif à la manufacture, puis de la manufacture à la grande industrie utilisant les machines et se servant de la vapeur qui avait développé ces deux classes. A un certain stade de ce développement, les nouvelles forces productives mises en œuvre par la bourgeoisie – en premier lieu, la division du travail et le groupement d’un grand nombre d’ouvriers parcellaires dans une seule manufacture – ainsi que les conditions et besoins d’échange qu’elles engendrent, devinrent incompatibles avec le régime de production existant, transmis par l’histoire et consacré par la loi, c’est-à-dire avec les privilèges corporatifs et les innombrables privilèges personnels et locaux (qui constituaient autant d’entraves pour les ordres non privilégiés) de la société féodale. Les forces productives, représentées par la bourgeoisie, se rebellèrent contre le régime de production représenté par les propriétaires fonciers féodaux et les maîtres de corporation. On connaît le résultat. Les liens féodaux furent brisés, en Angleterre progressivement, en France d’un seul coup, en Allemagne on n’en est pas encore venu à bout. Mais de même qu’à une certaine phase de développement, la manufacture entra en conflit avec le mode de production féodal, de même, maintenant, la grande industrie est entrée en conflit avec le régime de production bourgeois qui a remplacé le mode féodal. Liée par ce régime, par les cadres étroits du mode de production capitaliste, elle crée, d’une part, une prolétarisation toujours croissante de la grande masse du peuple entier et, d’autre part, une quantité de plus en plus considérable de produits impossibles à écouler. Surproduction et misère des masses, chacune étant la cause de l’autre, telle est la contradiction absurde à laquelle aboutit ce système qui requiert fatalement la libération des forces productives par la transformation du mode de production.

II est donc prouvé que, dans l’histoire moderne tout au moins, toutes les luttes politiques sont des luttes de classes et que toutes les luttes émancipatrices de classes, malgré leur forme nécessairement politique – car toute lutte de classes est une lutte politique – tournent, en dernière analyse, autour de l’émancipation économique. Par conséquent, l’État, le régime politique, constitue, ici tout au moins, l’élément secondaire, et la société civile, le domaine des relations économiques, l’élément décisif. La vieille conception traditionnelle, à laquelle Hegel sacrifie lui aussi, voyait dans l’État l’élément déterminant et dans la société civile l’élément déterminé par le premier. Il en est ainsi en apparence. De même que chez l’homme isolé, toutes les forces motrices de ses actions doivent nécessairement passer par son cerveau, se transformer en mobiles de sa volonté pour l’amener à agir, de même tous les besoins de la société civile – quelle que soit la classe au pouvoir – doivent passer par la volonté de l’État pour s’imposer universellement sous forme de lois. Tel est le côté formel de la chose qui se comprend de soi-même ; la question est seulement de savoir quel est le contenu de cette volonté purement formelle – celle de l’individu comme celle de l’État – et d’où vient ce contenu, pourquoi on veut précisément telle chose et non pas telle autre. Et si nous en cherchons la raison, nous trouvons que, dans l’histoire moderne, la volonté de l’État est déterminée dans l’ensemble par les besoins changeants de la société civile, par la suprématie de telle ou telle classe, en dernière analyse, par le développement des forces productives et des rapports d’échange.

Mais si déjà à notre époque moderne, avec ses formidables moyens de production et de communication, l’État ne constitue pas un domaine indépendant, avec un développement indépendant, et si, au contraire, son existence comme son développement s’expliquent en dernière analyse par les conditions d’existence économique de la société, cela doit être beaucoup plus vrai encore de toutes les époques précédentes où la production de la vie matérielle des hommes ne disposait pas encore de ces riches ressources et où, par conséquent, la nécessité de cette production devait exercer un empire plus grand encore sur les hommes. Si aujourd’hui encore, à l’époque de la grande industrie et des chemins de fer, l’État n’est au fond que le reflet, sous une forme condensée, des besoins économiques de la classe qui domine la production, il devait l’être encore beaucoup plus à l’époque où chaque génération humaine était obligée de consacrer une bien plus grande partie de sa vie entière à la satisfaction de ses besoins matériels et en dépendait par conséquent beaucoup plus que nous aujourd’hui. L’étude de l’histoire des époques passées le confirment surabondamment, dès qu’elle s’occupe sérieusement de cet aspect des choses. Mais cela ne peut évidemment pas être traité ici.

Si l’État et le droit public sont déterminés par les conditions économiques, il en est évidemment de même aussi pour le droit civil, qui ne fait, pour l’essentiel, que sanctionner les rapports économiques normaux qui, dans les conditions données, existent entre les individus. Mais la forme sous laquelle cela se fait peut prendre des aspects très divers. On peut, comme cela s’est produit en Angleterre, en accord avec toute l’évolution nationale, conserver en majeure partie les formes de l’ancien droit féodal, tout en leur donnant un contenu bourgeois, voire même conférer directement un sens bourgeois au terme féodal ; mais on peut également, comme cela fut le cas dans le reste de l’Europe occidentale, prendre pour base le premier droit mondial d’une société productrice de marchandises, le droit romain, avec son élaboration incomparablement précise de tous les principaux rapports juridiques existant entre simples possesseurs de marchandises (acheteur et vendeur, créancier et débiteur, contrat, obligation, etc.) Ce faisant, on peut, pour le bien d’une société encore petite-bourgeoise et semi-féodale, soit le ramener simplement par la pratique judiciaire au niveau de cette société (droit commun), soit encore, à l’aide de juristes soi-disant éclairés et moralistes, le remanier et en faire un code à part, correspondant à cet état social, code qui, dans ces conditions, sera mauvais même du point de vue juridique (droit prussien). Mais on peut aussi, après une grande révolution bourgeoise, élaborer, sur la base précisément de ce droit romain, un code de la société bourgeoise aussi classique que le code civil français. S’il est donc vrai que les normes du droit bourgeois ne sont que l’expression juridique des conditions d’existence économiques de la société, celles-ci peuvent, selon les circonstances, être bien ou mal exprimées.

L’État s’offre à nous comme la première puissance idéologique s’exerçant sur l’homme. La société se crée un organisme en vue de la défense de ses intérêts communs contre les attaques intérieures et extérieures. Cet organisme est le pouvoir d’État. A peine né, il se rend indépendant de la société, et cela d’autant plus qu’il devient davantage l’organisme d’une certaine classe, qu’il fait prévaloir directement la domination de cette classe. La lutte de la classe opprimée contre la classe dominante devient nécessairement une lutte politique, une lutte menée d’abord contre la domination politique de cette classe ; la conscience de la corrélation de cette lutte politique avec sa base économique s’estompe et peut même disparaître complètement. Mais même lorsque ce n’est pas tout à fait le cas chez ceux qui participent à cette lutte, le fait se produit presque toujours dans l’esprit des historiens. De toutes les anciennes sources concernant les luttes au sein de la République romaine, Appien est le seul à nous dire clairement et nettement de quoi il s’agissait en réalité, à savoir de la propriété foncière.

Or l’État, une fois devenu une puissance indépendante à l’égard de la société, crée, à son tour, une nouvelle idéologie. Les professionnels de la politique, les théoriciens du droit public et les juristes du droit privé escamotent en effet la liaison avec les faits économiques. Comme, dans chaque cas particulier, force est aux faits économiques de prendre la forme de motifs juridiques pour être sanctionnés sous la forme de lois, et comme il faut aussi, bien entendu, tenir compte de tout le système juridique déjà en vigueur, c’est la forme juridique qui doit désormais être tout et le contenu économique rien. Droit public et droit privé sont traités comme des domaines autonomes, ayant leur propre développement historique indépendant, se prêtant par eux-mêmes du fait de l’élimination de toutes leurs contradictions internes, à un exposé systématique et même le requérant.

Des idéologies encore plus élevées, c’est-à-dire encore plus éloignées de leur base matérielle économique, prennent la forme de la philosophie et de la religion. Ici, la corrélation entre les représentations et leurs conditions d’existence matérielles devient de plus en plus complexe, de plus en plus obscurcie par les chaînons intermédiaires. Mais elle existe cependant. De même que toute la Renaissance, depuis le milieu du XV° siècle, fut un produit essentiel des villes, par conséquent de la bourgeoisie, il en va de même pour la philosophie renaissant elle aussi à cette époque. Son contenu n’était, pour l’essentiel, que l’expression philosophique des idées correspondant au développement de la petite et de la moyenne bourgeoisie devenant la grande bourgeoisie. Cela apparaît clairement chez les Anglais et les Français du siècle dernier qui étaient en de nombreux cas aussi bien économistes que philosophes, et pour ce qui est de l’école de Hegel, nous l’avons montré plus haut.

Arrêtons-nous cependant encore un peu à la religion, parce que c’est elle qui est le plus éloignée de la vie matérielle et semble lui être étrangère. La religion est née, à l’époque extrêmement reculée de la vie dans les bois, des représentations pleines d’erreurs de ces hommes des bois sur leur propre nature et la nature extérieure les environnant. Mais chaque idéologie, une fois constituée, se développe sur la base des éléments de représentation donnés et continue à les élaborer ; sinon elle ne serait pas une idéologie, c’est-à-dire le fait de s’occuper d’idées prises comme entités autonomes, se développant d’une façon indépendante et uniquement soumises à leurs propres lois. Que les conditions d’existence matérielles des hommes, dans le cerveau desquels se poursuit ce processus mental, en déterminent en fin de compte le cours, cela reste chez eux nécessairement inconscient, sinon c’en serait fini de toute idéologie. Ces représentations religieuses primitives, par conséquent, qui sont la plupart du temps communes à chaque groupe de peuples apparentés, se développent, après la scission de ce groupe, d’une façon particulière à chaque peuple, selon les conditions d’existence qui lui sont dévolues, et pour toute une série de groupes de peuples, notamment pour le groupe aryen (le groupe indo-européen), ce processus est démontré dans le détail par la mythologie comparée. Les dieux qui se sont ainsi constitués chez chaque peuple étaient des dieux nationaux dont l’empire ne dépassait pas les limites du territoire national qu’ils avaient à protéger et au delà des frontières duquel d’autres dieux exerçaient une domination incontestée. Ils ne pouvaient survivre, dans la représentation que tant que subsistait la nation ; ils disparurent en même temps qu’elle. Cette disparition des vieilles nationalités fut provoquée par l’apparition de l’Empire romain, dont nous n’avons pas à examiner ici les conditions économiques de sa formation. Les anciens dieux nationaux tombèrent en désuétude, même les dieux romains qui n’étaient accordés qu’aux limites étroites de la cité de Rome ; le besoin de compléter l’Empire mondial par une religion universelle apparaît clairement dans les tentatives faites en vue de faire admettre à Rome, à côté des dieux indigènes, tous les dieux étrangers dignes de quelque respect et de leur procurer des autels. Mais une nouvelle religion universelle ne se crée pas de cette façon, au moyen de décrets impériaux. La nouvelle religion universelle, le christianisme, s’était constituée clandestinement par un amalgame de la théologie orientale universalisée, surtout de la théologie juive, et de la philosophie grecque vulgarisée, surtout du stoïcisme. Pour connaître l’aspect qu’il avait au début, il faut procéder d’abord à des recherches minutieuses, car la forme officielle sous laquelle il nous a été transmis n’est que celle sous laquelle il devint religion d’État et fut adapté à ce but par le concile de Nicée [34]. A lui seul, le fait qu’il devint religion d’État 250 ans seulement après sa naissance prouve qu’il était la religion correspondant aux conditions de l’époque. Au moyen âge, il se transforma, au fur et à mesure du développement du féodalisme, en une religion correspondant à ce dernier, avec une hiérarchie féodale correspondante. Et lorsque apparut la bourgeoisie, l’hérésie protestante se développa, en opposition au catholicisme féodal, d’abord dans le midi de la France, chez les Albigeois [35], à l’époque de la plus grande prospérité des villes de cette région. Le moyen âge avait annexé à la théologie toutes les autres formes de l’idéologie : philosophie, politique, jurisprudence et en avait fait des subdivisions de la première. Il obligeait ainsi tout mouvement social et politique à prendre une forme théologique ; pour provoquer une grande tempête, il fallait présenter à l’esprit des masses nourri exclusivement de religion leurs propres intérêts sous un déguisement religieux. Et de même que, dès le début, la bourgeoisie donna naissance dans les villes à tout un cortège de plébéiens, de journaliers et de domestiques de toutes sortes, non possédants et n’appartenant à aucun ordre reconnu, précurseurs du futur prolétariat, de même l’hérésie se divise très tôt en une hérésie bourgeoise modérée et une hérésie plébéienne révolutionnaire, abhorrée même des hérétiques bourgeois.

L’indestructibilité de l’hérésie protestante correspondait à l’invincibilité de la bourgeoisie montante ; lorsque celle-ci fut devenue suffisamment forte, sa lutte contre la noblesse féodale, de caractère jusque-là presque exclusivement local, commença à prendre des proportions nationales. La première grande action eut lieu en Allemagne : c’est ce qu’on appelle la Réforme. La bourgeoisie n’était ni assez forte, ni assez développée pour pouvoir grouper sous sa bannière les autres ordres révoltés : les plébéiens des villes, la petite noblesse des campagnes et les paysans. La noblesse fut battue la première ; les paysans se soulevèrent dans une insurrection qui constitue le point culminant de tout ce mouvement révolutionnaire ; les villes les abandonnèrent, et c’est ainsi que la révolution succomba devant les armées des princes, lesquels en tirèrent tout le profit. De ce jour, l’Allemagne va disparaître pour trois siècles du rang des pays qui jouent un rôle autonome dans l’histoire. Mais à côté de l’Allemand Luther, il y avait eu le Français Calvin. Avec une rigueur bien française, Calvin mit au premier plan le caractère bourgeois de la Réforme, républicanisa et démocratisa l’Église. Tandis qu’en Allemagne la Réforme luthérienne s’enlisait et menait le pays à la ruine, la Réforme calviniste servit de drapeau aux républicains à Genève, en Hollande, en Ecosse, libéra la Hollande du joug de l’Espagne et de l’Empire allemand et fournit au deuxième acte de la révolution bourgeoise, qui se déroulait en Angleterre, son vêtement idéologique. Ici le calvinisme s’avéra être le véritable déguisement religieux des intérêts de la bourgeoisie de l’époque, aussi ne fut-il pas reconnu intégralement lorsque la révolution de 1689 s’acheva par un compromis entre une partie de la noblesse et la bourgeoisie. L’Église nationale anglaise fut rétablie, non pas sous sa forme antérieure, en tant qu’Église catholique, avec le roi pour pape, mais fortement calvinisée. La vieille Église nationale avait célébré le joyeux dimanche catholique et combattu le morne dimanche calviniste, la nouvelle Église embourgeoisée introduisit ce dernier qui embellit aujourd’hui encore l’Angleterre.

En France, la minorité calviniste fut, en 1685 [36], opprimée, convertie au catholicisme ou expulsée du pays. Mais à quoi cela servit-il ? Déjà à cette époque, le libre penseur Pierre Bayle était à l’œuvre, et, en 1694, naquit Voltaire. La mesure draconienne de Louis XIV ne fit que faciliter à la bourgeoisie française la réalisation de sa révolution sous la forme irréligieuse, exclusivement politique, la seule qui convint à la bourgeoisie développée. Au lieu de protestants, ce furent des libres penseurs qui siégèrent dans les assemblées nationales. Par-là le christianisme était parvenu à son dernier stade. Il était devenu incapable de servir à l’avenir de manteau idéologique aux aspirations d’une classe progressive quelconque ; il devint de plus en plus la propriété exclusive des classes dominantes qui l’emploient comme smple moyen de gouvernement pour tenir en lisière les classes inférieures. A remarquer que chacune des différentes classes utilise la religion qui lui est conforme : l’aristocratie foncière, le jésuitisme catholique ou l’orthodoxie protestante, la bourgeoisie libérale et radicale, le rationalisme ; et que ces messieurs croient ou non à leurs religions respectives, cela ne fait aucune différence.

Nous voyons par conséquent que la religion, une fois constituée, a toujours un contenu traditionnel, et ausi que, dans tous les domaines idéologiques, la tradition est une grande force conservatrice. Mais les changements que subit ce contenu ont leur source dans les rapports de classes, par conséquent dans les rapports économiques entre les hommes qui procèdent à ces changements. Et cela suffit ici.

Il ne peut évidemment être question, dans ce qui précède, que d’une esquisse générale de la conception marxiste de l’histoire, et tout au plus de quelques illustrations. C’est sur l’histoire elle-même qu’il faut en faire la preuve, et, à ce sujet, je puis bien dire que d’autres écrits l’ont déjà suffisamment établie. Mais cette conception met fin à la philosophie dans le domaine de l’histoire tout comme la conception dialectique de la nature rend aussi inutile qu’impossible toute philosophie de la nature. Partout il ne s’agit plus d’imaginer des enchaînements dans sa tête, mais de les découvrir dans les faits. Il ne reste plus dès lors à la philosophie, chassée de la nature et de l’histoire, que le domaine de la pensée pure, dans la mesure où celui-ci subsiste encore, à savoir la théorie des lois du processus même de la pensée, c’est-à-dire la logique et la dialectique.

*

Avec la révolution de 1848, l’Allemagne « cultivée » donna congé à la théorie et passa sur le terrain de la pratique. La petite industrie reposant sur le travail à la main, la manufacture furent remplacées par une grande industrie véritable : l’Allemagne fit sa réapparition, sur le marché mondial. Le nouvel Empire Petit-allemand [37] supprima du moins les anomalies les plus criantes, par lesquelles la poussière de petits États, les survivances du féodalisme et l’économie bureaucratique avaient jusque-là entravé ce développement. Mais au fur et à mesure que la spéculation quittait le cabinet de travail du philosophe pour installer son temple à la Bourse des valeurs, l’Allemagne cultivée perdait ce grand sens théorique qui avait été la gloire de l’Allemagne à l’époque de son plus profond abaissement politique – le sens de la recherche purement scientifique, que le résultat obtenu fût pratiquement utilisable ou non, contraire ou non aux ordonnances de la police. Certes, en Allemagne, les sciences de la nature officielles, surtout dans le domaine des recherches de détail, restent au niveau de l’époque, mais déjà la revue américaine Science remarque à juste titre que c’est beaucoup plus en Angleterre et non plus comme autrefois, en Allemagne, que s’effectuent actuellement les progrès décisifs dans le domaine des grands enchaînements de faits isolés, de leur généralisation en lois. Et, dans le domaine des sciences historiques, y compris la philosophie, le vieil esprit théorique intransigeant a vraiment complètement disparu avec la philosophie classique pour faire place à un éclectisme vide, aux affres des considérations de carrière et de revenu, et jusqu’à l’arrivisme le plus vulgaire. Les représentants officiels de cette science sont devenus les idéologues déclarés de la bourgeoisie et de l’État actuel – mais à une époque où l’un et l’autre sont en opposition ouverte avec la classe ouvrière.

Et ce n’est que dans la classe ouvrière que le sens théorique allemand se maintient intact. Là, il est impossible de l’extirper ; là, il n’y a pas de considérations de carrière, de chasse aux profits, de protection bienveillante d’en haut ; au contraire, plus la science procède avec intransigeance et sans préventions, plus elle se trouve en accord avec les intérêts et les aspirations de la classe ouvrière. La tendance nouvelle qui a reconnu dans l’histoire du développement du travail la clé qui permet de comprendre l’histoire de la société tout entière s’est adressée d’emblée de préférence à la classe ouvrière et elle y a trouvé la compréhension qu’elle ne cherchait pas auprès de la science officielle et qu’elle n’attendait pas d’elle. C’est le mouvement ouvrier allemand qui est l’héritier de la philosophie classique allemande.

[1] C’est L’Idéologie allemande, retrouvée seulement au début du siècle et publiée pour la première fois dans son intégralité en 1933 par les soins de l’Institut du marxisme-léninisme de Moscou. (N. R.)

[2Die Neue Zeit, revue théorique de la social-démocratie allemande paraissant à Stuttgart. Mensuelle à cette époque, elle devint hebdomadaire à partir de 1890. Elle était éditée par Karl Kautsky

[3Ludwig Feuerbach, par C. N. Starcke, docteur en philosophie, Stuttgart, Ferd. Encke, 1885.

[4] Engels fait ici allusion à l’ouvrage de Heine : Zur Geschichte der Religion und Philosophie in Deutschland(Contribution à l’histoire de la philosophie et de la religion en Allemagne). Dans ce livre destiné au public français, Heine caractérisait la philosophie allemande et le rôle qu’elle a joué en son temps.

[5] C’est dans la préface aux Principes de la philosophie du droit (1820) que Hegel a exposé pour la première fois cette thèse qui est à la base de toute sa philosophie de l’histoire. Engels cite un peu inexactement. Hegel écrit littéralement : « Ce qui est rationnel est réel ; et ce qui est réel est rationnel. »

[6] Goethe : Faust I. Sc. Studierzimmer, v.

[7] Voir dans le Manifeste du Parti communiste le passage où est expliquée cette action révolutionnaire de la bourgeoisie

[8] Au cours des guerres dites de libération contre Napoléon, le roi de Prusse promit à ses sujets d’adopter un régime constitutionnel. Cette promesse ne fut jamais tenue. (N. R.)

[9] Voir Engels : Anti-Dühring

[10] Revue des hégéliens de gauche éditée par A. Ruge et Th. Echtermeyer dans les années 1838-1843.

[11] Quotidien qui parut à Cologne du 1° janvier 1842 au 31 mars 1843. Marx y collabora à partir d’avril 1842 et en devint le rédacteur en chef en octobre. Ce journal, qui fut finalement interdit par la censure, publia également une série d’articles d’Engels

[12] Strauss y présente Jésus-Christ non comme dieu, mais comme une éminente personnalité historique. Il tient les récits des Évangiles pour des mythes surgis de manière quasi inconsciente dans les communautés chrétiennes. Dans sa critique de Strauss, Bruno Bauer lui reproche d’avoir méconnu le rôle de la conscience dans la création des mythes

[13] Allusion au livre L’Unique et sa Propriété, paru en 1845 et critiqué par Marx et Engels dans L’Idéologie allemande

[14] Karl Grün et les « vrais socialistes » ont fait l’objet de vives critiques de Marx et Engels dansL’Idéologie allemande

[15] Aujourd’hui encore règne chez les sauvages et les barbares inférieurs cette conception que les formes humaines qui leur apparaissent dans leurs rêves sont des âmes qui ont quitté pour un temps leur corps. C’est pourquoi l’homme réel est tenu pour responsable des actes que son apparition en rêve a commis à l’égard de ceux qui ont eu ces rêves. C’est ce que constata, par exemple, Im Thurn, en 1884, chez les Indiens de la Guyane. (F. E.) Engels fait sans doute allusion au livre de E. F. Im Thurn : « Among the Indians of Guiana… » paru en 1883 à Londres.

[16] L’ensemble de l’œuvre de Hegel est une critique de la philosophie de Hume et de Kant. Il y a particulièrement insisté dans sa Logique

[17] Voir Lénine : Matérialisme et EmpiriocriticismeŒuvres, t. 14. Editions sociales 1962, pp. 99-108

[18] L’astronome berlinois Johann Galle découvrit la planète Neptune en 1846

[19] Voir Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, ouvr. cité, pp. 205-206

[20] Voir sur ce point Anti-Dühring, Editions sociales, 1963, p. 68

[21] Citations tirées du livre de Karl Grün : Ludwig Feuerbach in seinem Briefwechsel und Nachlass, etc. Leipzig 1874, t. 2, p. 308

[22] Selon la théorie phlogistique, réfutée dès 1745 par Lomonossov, la nature de la combustion consistait en ce que, du corps qui brûlait, s’échappait un autre corps hypothétique, le phlogiston. S’appuyant sur les recherches du chimiste anglais Priestley, Lavoisier établit, à la fin du XVII° siècle, la théorie exacte. La combustion ne consiste pas en la dissociation de deux corps, mais en l’union du corps qui brûle avec l’oxygène

[23] Vogt, Büchner, Moleschott

[24] En français dans le texte

[25] Ces trois citations sont tirées de trois chapitres différents, intitulés respectivement : « Wider den Dualismus von Leib und Seele, Fleisch und Geist », « Not meistert alle Gesetze und hebt sie auf » et « Grundsätze der Philosophie. Notwendigkeit einer Veränderung »

[26] Hegel : Fondements de la philosophie du droit

[27] Phrases tirées de Fragmente zur Charakteristik meines philosophischen curriculum vitae

[28] Certains historiens bourgeois allemands déclarèrent que la victoire des Prussiens à Sadowa (3 juillet 1866) constituait une « victoire de la culture et de l’instruction ». Ils forgèrent le mot célèbre : « La victoire de Sadowa est la victoire du maître d’école prussien »

[29] Juge sage et équitable de la mythologie grecque

[30] Titre exact de l’ouvrage de Strauss paru à Tübingen en 1840-1841 : Die christliche Glaubenslehre in ihrer geschichtlichen Entwicklung und im Kampfe mit der modernen Wlssenschaft

[31] Qu’on me permette ici une explication personnelle. On a récemment, à différentes reprises, fait allusion à la part que j’ai prise à l’élaboration de cette théorie, et c’est pourquoi je puis difficilement me dispenser de dire ici les quelques mots qui règlent ce point. Je ne puis nier moi-même avoir pris, avant et pendant ma collaboration de quarante années avec Marx, une certaine part personnelle tant à l’élaboration que surtout au développement de la théorie. Mais la plus grande partie des idées directrices fondamentales, particulièrement dans le domaine économique et historique, et spécialement leur formulation définitive, rigoureuse, sont le fait de Marx. Ce que j’y ai apporté – à l’exception, tout au plus, de quelques branches spéciales – Marx aurait bien pu le réaliser sans moi. Mais ce que Marx a fait je n’aurais pas pu le faire. Marx nous dépassait tous, il voyait plus loin, plus large et plus rapidement que nous tous. Marx était un génie, nous autres, tout au plus des talents. Sans lui la théorie serait aujourd’hui bien loin d’être ce qu’elle est. C’est donc à juste titre qu’elle porte son nom. (F. E.)

[32] Voir L’Essence du travail intellectuel humain décrite par un travailleur manuel. Nouvelle critique de la raison pure et pratique. Hambourg, Meissner, 1869. (F. E.)

[33] Dans ses Leçons sur la Philosophie de l’histoire

[34] Premier concile, convoqué à Nicée, en Asie Mineure, par l’empereur Constantin Ier en 325 et qui élabora les principes de base de l’Église chrétienne

[35] Secte religieuse qui eut beaucoup d’adeptes dans le Midi de la France et jusqu’en Italie aux XII° et XIII° siècles. Le pape Innocent III organisa en 1209 contre eux une croisade, au cours de laquelle ils furent massacrés en grand nombre

[36] En 1685, Louis XIV révoqua l’Edit de Nantes par lequel Henri IV avait, en 1598, accordé la liberté du culte et l’égalité des droits aux protestants français

[37] L’empire allemand qui fut formé en 1871 sous l’hégémonie de la Prusse excluait l’Autriche, autour de laquelle les partisans de la « grande Allemagne » avaient rêvé de réaliser l’unité