L’histoire du Québec est riche en grandes luttes ouvrières, des luttes des années 30 à la grève d’Asbestos de 1949, en passant par le Front commun de 1972. Pourtant, l’histoire de notre classe a largement été oubliée. Ces temps-ci, on constate un regain d’activité dans le mouvement ouvrier. La grève générale dans les CPE de Montréal et Laval, les votes de grève massifs chez les chauffeurs d’autobus scolaire partout dans la province, ou encore chez les employés de la STM sont des signes de cet essor de la lutte des classes au Québec. Considérant ce renouveau de la lutte, il convient d’étudier notre histoire afin de nous rappeler nos traditions combatives et de tirer les leçons des grandes luttes passées. L’une de ces luttes est la grève chez Dupuis Frères en 1952 à Montréal, qui a su prouver que les ouvriers et leurs syndicats peuvent gagner contre les patrons lorsqu’ils adoptent des méthodes combatives et sans compromis.

La montée du mouvement ouvrier québécois

Au cours de la première moitié du 19e siècle, le Québec a connu une industrialisation massive. La province est passée d’une société agraire relativement arriérée économiquement à une société industrielle dotée d’une classe ouvrière nombreuse. Celle-ci demeurait toutefois brutalement exploitée. Sa liberté d’association était constamment bafouée et son droit de grève sévèrement limité, notamment sous la botte du premier ministre Maurice Duplessis. Mais le développement de la classe ouvrière a nécessairement amené une amplification de la lutte des classes. Dans les années qui précèdent la grève de Dupuis Frères, de nombreuses grèves ont lieu : celle de la Dominion Textile en 1937, celle de l’amiante à Asbestos en 1949 et celle du textile à Louiseville en 1952 sont les plus marquantes de cette époque. Ces années fortes en débrayages voient aussi une transformation du syndicalisme catholique. En effet, jusque-là, les syndicats catholiques avaient surtout une attitude passive et avaient pour but de calmer les ouvriers et d’harmoniser les relations avec les patrons. La Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC) avait même été explicitement fondée pour empêcher la montée des syndicats internationaux et contrer la radicalisation des travailleurs. À l’époque, Henri Bourassa avait déclaré en ce sens  : « le syndicalisme catholique est la seule force organisée capable de lutter contre le bolchevisme. » Mais, dans les années 40 et 50, la CTCC s’est transformée en son contraire et est devenue de plus en plus combative. Le syndicat a été à l’avant-plan de nombreuses luttes et allait finir par se déconfessionnaliser complètement pour devenir la CSN. La CSN allait connaître une profonde radicalisation, allant jusqu’à produire le manifeste Ne comptons que sur nos propres moyens en 1971, qui était un appel à lutter pour le socialisme. Cela démontre que les organisations ouvrières ne restent pas figées à jamais. Sous la pression de la base qui veut lutter, même des organisations ouvrières en apparence modérées ou même réactionnaires peuvent être transformées en outil de lutte par les travailleurs.

La grève de Dupuis Frères est survenue dans un contexte où les nombreux mouvements de la classe ouvrière n’étaient plus seulement dirigés contre un patron isolé, mais devenaient des attaques contre l’ensemble du régime duplessiste. La grève d’Asbestos, par exemple, est devenue un symbole de la lutte contre Maurice Duplessis, grand défenseur des patrons et de l’exploitation sans mesure des travailleurs canadiens-français par les patrons canadiens-anglais et américains. Mais, à une époque où la majorité des patrons sont, justement, des Américains ou des Canadiens anglais, la grève de Dupuis Frères a la particularité d’être menée contre un patron canadien-français. La compagnie se vantait bien souvent du fait qu’elle était entièrement canadienne-française, à tous les échelons. Quelques jours après le début de la grève, Jean Marchand, secrétaire général de la CTCC à l’époque, affirmait : « La maison Dupuis a exploité le sentiment religieux et nationaliste des Canadiens français et pourtant elle tente aujourd’hui par tous les moyens de détruire le syndicat catholique qui groupe ses employés. » Cela nous montre comment le nationalisme peut servir d’outil à la classe dirigeante dans son exploitation des travailleurs. Mais la grève de Dupuis Frères allait justement montrer que la lutte des classes peut couper court à « l’unité nationale » que les patrons et les nationalistes comme Duplessis tentaient de maintenir. En tant que conflit d’envergure entre travailleurs francophones et patrons également francophones, la grève de Dupuis Frères était un présage de la lutte de classe féroce qui allait avoir lieu vers la fin des années 60 et au début des années 70.

« Le magasin du peuple »

Le magasin général de Dupuis Frères se donnait le titre de « magasin du peuple ». Les trois piliers idéologiques du commerce étaient la famille, la religion et le nationalisme. L’établissement, qui se séparait en un grand magasin et en un comptoir postal, faisait à son époque figure d’institution nationale dans le commerce de détail. Il constituait un symbole de la réussite économique canadienne-française, mais à quel prix! Effectivement, sous ses allures de fleuron national et de bienfaiteur des pauvres gens, le commerce cachait les conditions misérables de ses employés. En effet, en date du 5 mars 1951, les salaires étaient de 30$ par semaine au magasin et de 25$ par semaine au comptoir postal. En comparaison, le salaire moyen au Québec à l’époque était de 46,60$ par semaine. Les employés étaient syndiqués depuis 1919. Mais le syndicat n’était qu’un syndicat jaune, ami-ami avec les patrons. C’étaient même un prêtre et le surintendant de la compagnie qui avaient présidé à l’assemblée de fondation. Ce syndicat n’offrait pas de convention collective et ne donnait donc aucune protection aux ouvriers. Il n’y avait jamais vraiment eu de véritable conflit dans l’entreprise jusqu’à la grève.

La grève de 1952

Le conflit débute en 1950, lorsque la compagnie engage un nouveau directeur, Roland Chagnon. M. Chagnon avait comme mission de rendre le magasin plus « moderne », ce qui voulait notamment dire qu’il se réservait le droit de se débarrasser des employés qui ne correspondaient pas à la nouvelle image qu’il voulait projeter. Les employés, devant la menace de congédiement, se rendent bien compte que sans convention collective, ils ne sont nullement protégés contre ce genre de mesure de la part de la compagnie. Ils entament un processus d’accréditation syndicale en octobre 1950. Après l’accréditation du syndicat le 24 janvier 1951, d’interminables négociations se tiennent pendant plus d’un an dans le but d’obtenir enfin une convention collective. Les employés constatent lors de ces négociations à quel point leurs patrons ne les prenaient pas au sérieux. Ceux-ci refusent même la suggestion de leur propre arbitre. Devant la lenteur des négociations, les 1200 travailleurs, dont près de 60% sont des femmes, votent à 97% en faveur de la grève le 1er mai 1952. Le lendemain, c’est le début du piquet de grève. La police montée de la ville était présente en grand nombre pour aider à faire entrer les clients et, en conséquence, aider les patrons de Dupuis Frères dans leur tentative de contourner la grève. En effet, le magasin demeurait ouvert malgré celle-ci. Les patrons font appel à des briseurs de grève et offrent une remise de 20% pour attirer les clients, ce qui d’une certaine façon fonctionne. Avec l’aide de la police, des milliers de clients viennent au magasin dans les premiers jours, attirés par la promotion. Les patrons de Dupuis Frères crient victoire. Le 7 mai, ils affirment : « Pour notre part, la grève est terminée. » Mais c’était avant le 9 mai, moment où l’imagination débordante des grévistes donne lieu à différentes stratégies originales visant à causer le chaos : des souris, des bombes puantes, des abeilles et même des grenouilles sont lancées dans le magasin! Suite à toute cette agitation, la clientèle devient de plus en plus rare, au grand mécontentement des patrons. De plus, tous les vendredis soirs lors de la fermeture du magasin, il y a d’immenses manifestations ayant pour but de bloquer le passage aux briseurs de grève. Lors de ces soirées, la police arrête de nombreux manifestants. Les femmes, toujours aussi présentes, se font autant arrêter que les hommes. On dénombre plus de 70 arrestations pendant la grève de trois mois, ce qui démontre la grande activité policière pendant celle-ci. Le magasin, qui voit sa clientèle diminuer, tente de décrédibiliser la grève en se vantant dans les journaux de son libre-service (système installé pendant la grève pour faire fonctionner le magasin avec moins de main d’oeuvre). Également, la compagnie tente d’utiliser la « peur rouge » typique de cette époque. Elle se met à propager la rumeur qu’il y a des communistes sur les piquets de grève et parmi les dirigeants de la CTCC. Mais ces stratégies ne fonctionnent pas vraiment, et la clientèle se fait de plus en plus rare.

On pourrait penser que dans ce contexte, la population se rangerait du côté des patrons. En effet, il n’est pas rare de nos jours d’entendre les dirigeants syndicaux presque s’excuser de déranger la population avec leurs divers moyens de pression. Cependant, les stratégies inusitées des travailleurs réussissent à perturber les activités sans monter la population contre les travailleurs. Au contraire, ces actions entachent la réputation de la compagnie, et la brutalité policière en réponse aux actions des grévistes fait pencher la population du côté de ceux-ci.

En plus des stratégies mentionnées plus haut pour faire fuir les clients et les briseurs de grève, le 14 mai, les grévistes produisent et distribuent un pamphlet intitulé « Pourquoi nous sommes en grève? » Ce document affirmait notamment : « Cette grève est ni plus ni moins la grève des Canadiens français bien-pensants. De l’issue de cette grève dépendra l’avenir de vos enfants. »

Les travailleurs de Dupuis Frères ont aussi pu compter sur l’appui actif du mouvement ouvrier plus large. En effet, le 9 mai, le conseil central des Syndicats nationaux de Montréal, regroupant tous les syndicats montréalais affiliés à la CTCC, adopte à l’unanimité une résolution demandant entre autres à tous les syndiqués de boycotter Dupuis Frères jusqu’à ce qu’une convention collective soit signée. La résolution en appelle également à la classe ouvrière plus large : « L’attitude de Dupuis Frères ne menace pas seulement un syndicat, mais le mouvement ouvrier entier, particulièrement dans le secteur des collets blancs (sic). » Le conseil central met ensuite sur pied un comité chargé de préparer une action d’ensemble de tous les syndiqués de Montréal en appui aux grévistes. La semaine suivante, l’Union internationale des chauffeurs de camion donne le mot d’ordre à ses membres de ne pas franchir les piquets de grève de Dupuis Frères. D’autres syndicats et centrales syndicales, comme le  Transport Drivers Union, le Congrès des métiers et du travail du Canada, la Fédération du travail du Québec (ancêtre de la FTQ) et le Brotherhood of Railway Employees accordent aussi leur appui aux grévistes.

Puis, le 30 mai 1952 a lieu une manifestation de masse en appui aux grévistes, l’une des  plus grosses de l’histoire de Montréal à l’époque. Environ 5000 manifestants se réunissent au Palais du commerce pour entendre les discours des dirigeants de la CTCC. Lors de son discours, Jean Marchand, s’adressant aux patrons de Dupuis, affirme qu’ « il faut que cette nouvelle période de féodalité finisse comme les autres. »

Nous voyons que les travailleuses et travailleurs de Dupuis se sont efforcés de  défendre leur cause auprès d’autres secteurs de la classe ouvrière et qu’ils ont pu compter sur l’appui du mouvement plus large. Il s’agit d’une autre leçon pour nous aujourd’hui : une grève a plus de chance de succès si elle s’étend à la classe ouvrière dans son ensemble et obtient son appui.

La grève entre dans une nouvelle phase le 10 juin, moment où les relations entre les grévistes, la police et la direction du magasin se détériorent encore plus. Il y a de plus en plus de violence sur les piquets de grève, des vitrines sont brisées et la police est de plus en plus active et brutale, arrêtant même les manifestants quand ceux-ci chantent trop fort! Le piquetage se poursuit le jour comme la nuit, malgré la brutalité policière. Une gréviste de l’époque explique : « Il fallait vaincre la peur, toujours le premier obstacle à franchir ». La violence policière ne parvient pas à freiner le  mouvement, et les travailleurs tiennent bon. Gérard Picard président général de la CTCC déclare même à La Presse : « La grève, c’est la guerre ». En voyant la brutalité policière dont sont victimes les grévistes, l’opinion publique penche en leur faveur. Comme le dit une lettre d’un associé de la firme de relations industrielles Hurteau et Desmarais envoyée aux patrons du magasin : « Dupuis Frères assume les traits d’un vainqueur piétinant le vaincu ». Or, on en était à une époque où les travailleurs québécois ne voulaient plus se laisser piétiner. L’appui de nombreux syndicats à la grève de Dupuis Frères en témoigne. Se rendant compte de leur baisse de popularité dans la population, les patrons finissent par céder. Le 20 juillet, Roland Chagnon est congédié et remplacé par Émile Bouchard, qui est plus apprécié du personnel. Le syndicat et la direction signent une convention collective. Le 26 juillet, la grève se termine officiellement par la victoire des employés après trois mois de grève. Les employés de Dupuis Frères ont entre autres gagné une augmentation de salaire de 4, 5 ou 6$ par semaine selon l’ancienneté, l’application de la formule Rand, 12 congés payés, un plan d’indemnité pour les maladies et bien d’autres avantages. À une époque où les victoires syndicales se font rares et où le mouvement ouvrier est sévèrement réprimé par le régime Duplessis, avec ses alliés les patrons et l’Église, il s’agit d’une victoire importante qui démontre qu’en adoptant des méthodes combatives et sans compromis, et en élargissant le mouvement à la classe ouvrière dans son ensemble, il est possible de vaincre.

La grève de Dupuis Frères est un exemple des traditions combatives des travailleurs québécois, des traditions qu’il faut raviver dans le mouvement ouvrier aujourd’hui. Aujourd’hui encore, chaque grève devrait pouvoir compter sur des actions de solidarité active de la part des autres syndicats et de la part de leur centrale, comme ce fut le cas lors de cette grève. Toutefois, c’est bien rare à notre époque. La direction syndicale ne met presque aucun effort dans la mobilisation de notre classe, préférant tenter d’en arriver à de soi-disant « compromis ». Le mouvement doit renouer avec ses traditions de lutte de classe et se doter d’une direction audacieuse qui souhaite mener les luttes contre les patrons jusqu’au bout. C’est ce que la Riposte socialiste tente d’accomplir aujourd’hui dans le mouvement ouvrier.