Photo : Christian Dubé/Facebook

Le système de santé québécois est en train de s’effondrer. En réponse à cette crise, le gouvernement caquiste vient de proposer une réforme du système de santé. Sa solution? Grassement payer des hommes d’affaires pour diriger une nouvelle agence qui gérera la santé comme une entreprise privée. Alors que le système a besoin d’un réinvestissement massif et d’une amélioration significative des conditions de travail pour mettre fin à l’hémorragie de personnel, cette réforme ne règlera rien et ne fera qu’empirer les problèmes actuels.

Les « Top Guns » du secteur privé

La réforme pilotée par le ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé, prend la forme d’un méga-projet de loi, le projet de loi 15. Celui-ci prétend viser à rendre le système de santé « plus efficace ». Au-delà du millier d’articles que contient le projet de loi, quelques éléments laissent prévoir l’intention réelle derrière la réforme. Celle-ci créera Santé Québec, une nouvelle société d’État telle Hydro-Québec et la SAQ, avec un conseil d’administration et un PDG. François Legault a même présenté la nouvelle agence comme « Hydro-Santé ». Quand on voit comment ces sociétés publiques sont gérées comme des entreprises privées, de façon à générer du profit et en écrasant les syndicats qui y travaillent, cela ne laisse rien présager de bon. 

Autre élément très révélateur, le ministre Dubé a dit vouloir recruter des « top guns » du secteur privé pour diriger la nouvelle agence. Il vient en effet de rencontrer une cinquantaine de dirigeants de grandes entreprises telles que IBM Canada, Google Canada, Énergir, Accenture, Pharmaprix et KPMG pour qu’ils lui recommandent leurs meilleurs candidats. Il affirme même être prêt à « sortir du cadre de rémunération actuel » du ministère de la Santé – un bel euphémisme pour dire que ces capitalistes convertis en bureaucrates seront encore plus grassement payés, aux frais des contribuables, que les hauts fonctionnaires. Cela n’a rien d’étonnant venant d’un gouvernement dont le tiers des ministres sont des hommes et des femmes d’affaires, Dubé inclus.

Il est d’ailleurs hypocrite de la part de Dubé de parler de devoir « sortir du cadre de rémunération » pour aller chercher les meilleurs entrepreneurs. Pourquoi ne pas appliquer la même logique aux infirmières et au personnel de la santé en général? Est-ce que cela ne permettrait pas de garder les infirmières « top gun » aussi, au lieu de les voir quitter la profession par milliers? Ce gouvernement de patrons n’applique évidemment jamais cette logique aux travailleuses, pour qui il n’y a que des augmentations salariales inférieures à l’inflation, du temps supplémentaire obligatoire et toujours plus de souffrances.

Le gouvernement présente la réforme comme un « changement de culture » : gérer nos services publics comme des entreprises privées. On peut déjà prévoir la suite de ce changement de culture. Quand la santé sera gérée par des hommes d’affaires qui ne pensent qu’à l’argent, ils auront le champ libre pour faire profiter leurs petits amis du privé, en continuant la privatisation du système de santé, au détriment de l’accessibilité et la qualité des soins.

Une main-d’œuvre plus « flexible »

Cette énième restructuration ne sera pas bien différente des précédentes : ce sera un simple déplacement de bureaucrates, qui ne changera rien dans l’offre de services et ne changera rien pour les patients. Pourtant, le gouvernement Legault tente de la représenter sous une lumière positive afin de mieux la vendre. Ses arguments de vente ne résistent pas à l’analyse.

Un des changements importants porte sur la question de l’ancienneté. Avec la création de Santé Québec, les CISSS et les CIUSSS seront abolis. La gestion quotidienne sera réservée à Santé Québec, le ministère de la Santé demeurant responsable des orientations générales. Et avec l’abolition des CISSS et des CIUSSS, Santé Québec deviendra l’employeur unique. Cela  permettra d’unifier l’ancienneté à l’échelle provinciale et permettra aux employés de changer de région en se faisant reconnaître leur ancienneté, ce qui n’était pas permis avant. 

Mais ce qui semble être un « petit bonbon » pour les travailleurs est en réalité un bonbon empoisonné. Sans la contrainte de l’ancienneté localisée, le gouvernement pourra déplacer à volonté le personnel d’une région à l’autre, en créant une « banque de personnel mobile ». Legault affirme  qu’il « faut aller chercher plus de flexibilité, par exemple dans la fabrication des horaires ». Il vise ainsi à transformer les travailleurs de la santé en simples pions qu’il peut déplacer à son gré sur l’échiquier de la province. 

Son soutien à la direction du CIUSSS de la Mauricie-Centre du Québec dans ses récentes attaques contre les horaires des infirmières laisse présager que ce genre de mesures pourrait être facilement exporté aussi aux autres régions. Cela serait d’autant plus facile sous un seul et même employeur comme Santé Québec.

Et comme le fait remarquer la présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé (FIQ), cela ne va rien régler à la pénurie de professionnels et ne réduira pas leur temps supplémentaire obligatoire. Elle mentionne également que ce changement à l’ancienneté pourrait pousser des employés à quitter leur région pour une autre, entraînant un débalancement à court terme des services.

De plus, en abolissant les structures locales pour les fusionner dans un employeur unique, la réforme Dubé fusionnera les accréditations syndicales, qui passeront de 136 à 4. Legault explique qu’il « y a actuellement des négociations locales qui peuvent être bloquées par des syndicats locaux. On voudrait que ce ne soit plus possible ». Le gouvernement ne cache même pas son intention de réduire le pouvoir des syndicats locaux pour mieux s’attaquer aux conditions de travail des employés.

Par ailleurs, le gouvernement a promis de cesser de recourir aux agences de placement privées d’ici 2026. Ces entreprises privées sont devenues une véritable plaie sur le réseau public. Elles siphonnent les employés du réseau public en leur offrant de meilleurs salaires et de meilleurs salaires, pour ensuite les « louer » au réseau public, se prenant une cote au passage. Le réseau public se retrouve ainsi à payer plus cher en fin de compte, tout en permettant à des parasites capitalistes de s’enrichir sur le dos des contribuables. Si le gouvernement respecte sa promesse de les abolir, nous dirons : « Bon débarras! » 

Quoi qu’il arrive, cela ne règlera pas le problème qui a créé les agences en premier lieu. Elles ne sont qu’un produit des mauvaises conditions de travail dans le secteur public, une soupape pour l’écœurement des infirmières. Les infirmières exténuées par les conditions misérables dans le public le quittent pour les agences privées. En abolissant ces agences sans améliorer les conditions dans le public, cela ne fera qu’encourager les infirmières à quitter tout simplement la profession ou à aller travailler ailleurs. 

Ce qui est frappant avec la réforme Dubé, c’est comment une réforme d’une telle ampleur offre aussi peu de solutions aux problèmes réels du système de santé. Alors que plus de 800 000 personnes attendent de voir un médecin spécialiste, une hausse de 64% par rapport à septembre 2020, que l’attente dure en moyenne 14 mois, et que 161 000 personnes attendent pour une chirurgie, le problème fondamental ne réside pas tant dans la gestion du système de santé que dans le manque de ressources. Après des années de coupes et d’attaques sur le personnel de la santé, ce n’est pas un changement de structures qui règlera le problème. Pourtant, la réforme Dubé ne hausse pas le financement de la santé et n’offre que des miettes aux travailleurs pour améliorer leurs conditions de travail. Il faut se demander comment une dépense de plusieurs millions de dollars pour embaucher des hommes d’affaires, au frais des contribuables, va retenir le personnel de la santé et éviter l’effondrement total du système de santé. 

La suite d’un long processus

Remettre la santé au milieu des affaires constitue une étape supplémentaire dans le long processus de privatisation entamé il y a plusieurs décennies. La bourgeoisie n’a jamais accepté que les travailleurs aient gagné un système de santé public à travers les luttes ouvrières des années 60-70. Dès les années 80, elle s’est empressée de reprendre les concessions faites aux travailleurs en mandatant les différents gouvernements libéraux et péquistes de couper massivement dans le système de santé et le privatiser progressivement.

À la fin des années 90, Lucien Bouchard a implanté le « Déficit zéro », un programme d’austérité incluant des coupes massives dans le système de santé, la fermeture de plusieurs hôpitaux et l’envoi à la retraite anticipée de presque 4000 infirmières. S’en sont suivies une pénurie de main-d’œuvre et l’explosion des listes d’attentes. Dans les années 2000, Jean Charest a continué la lente privatisation du système de santé en permettant au privé de couvrir des soins supplémentaires, en favorisant la sous-traitance des hôpitaux vers des entreprises privées, et en introduisant une taxe régressive en santé de 200 dollars par personne sans égard au revenu.

Une étape supplémentaire a été franchie avec la réforme de Gaétan Barrette en 2015 sous le gouvernement libéral de Philippe Couillard. Sous les prétextes de l’efficacité et de l’optimisation, il a restructuré en profondeur le système de santé, en en donnant des morceaux au privé, et a coupé des centaines de millions de dollars dans les budgets des hôpitaux. C’est un quasi-consensus au Québec que la réforme Barrette a été un échec monumental : bouchons d’étranglement et détérioration de l’accès aux soins, rallongement des listes d’attentes, pas plus d’accès à un médecin de famille, augmentation du recours au temps supplémentaire obligatoire, etc. 

Au grand dam de Dubé, Barrette ne cache pas sa joie devant la réforme de la CAQ : « Ce qui se fait actuellement est expressément la continuité de ce que j’ai commencé. [… C’est un] changement de culture que j’avais initié et continué par Christian Dubé, et je l’en félicite… » Barrette a également soutenu que le PLQ et Philippe Couillard l’auraient empêché à l’époque de créer une agence semblable, alors que c’était son rêve. Si la réforme Dubé est bien la continuité de la réforme Barrette, et tout semble l’indiquer, nous avons tout à craindre.

La réforme Barrette avait centralisé la gestion de la santé dans une énorme machine, un vrai monstre bureaucratique, où les employés n’avaient aucun contrôle. Les pouvoirs ont été concentrés dans les mains de gestionnaires presque jamais sur le terrain et difficiles à rejoindre. Cette grosse machine est très lente et incapable de réagir aux situations quotidiennes, tellement l’information prend du temps à monter vers les sommets de la bureaucratie avant de redescendre sur le plancher, sans compter que les décisions prises en haut sont bien souvent déconnectées de la réalité sur le terrain. La réforme Dubé ne règlera rien des problèmes de bureaucratisation, mais va simplement les perpétuer.

Il faudrait être bien naïf pour ne pas voir que la réforme de la CAQ s’inscrit dans le même processus de privatisation progressive du système de santé entamé par la bourgeoisie québécoise depuis les années 80. Les gouvernements successifs ont coupé massivement dans le système de santé public pour le rendre défaillant et inefficace, afin de mieux pouvoir vendre l’idée que le privé est plus efficace. Ils ont coupé des emplois et forcé le personnel à une surcharge de travail dans des conditions pénibles, pour des salaires stagnants. Cela a entraîné des départs massifs. Comme les services étaient affectés, les gouvernements ont justifié de les transférer au privé pour assurer l’offre. La présente réforme est un pas de plus dans cette direction.

La santé sous le capitalisme

Avec l’état lamentable du système de santé, à peu près tout le monde s’entend sur le fait qu’il faut que les choses changent dans le système de santé. Cela s’exprime notamment dans un récent sondage qui montre que 40% des Québécois pensent que les soins privés amélioreraient le système de santé, contre 38% en désaccord. On ne doit pas s’en étonner. Le système public est effectivement en lambeau, et beaucoup de gens se disent que les choses ne peuvent pas être pires avec le privé. La CAQ exploitera sans doute ce sentiment pour diaboliser quiconque s’oppose à sa réforme.

Mais cette déconfiture constitue le résultat d’un sabotage par les gouvernements successifs au service du patronat. Le système capitaliste est partout en crise, et la crise force les gouvernements à implanter l’austérité et à couper dans les services publics, sous la pression des grandes banques et entreprises qui ne cherchent qu’à maximiser toujours plus leurs profits. Or, en l’absence d’une telle explication claire qui connecte la crise en santé et la crise du système capitaliste, l’idée que le privé puisse être une solution peut gagner en popularité par défaut. Toute l’histoire de la destruction de l’État-providence, au Québec comme ailleurs, montre cependant que de confier les services au privé mène à une détérioration de ceux-ci, en plus de faire gonfler la facture pour la classe ouvrière. 

La réponse des syndicats est pourtant décevante. Les dirigeants syndicaux ne semblent pas alarmés devant la réforme Dubé, n’exprimant qu’un peu d’irritation de voir l’ancienneté unifiée à l’échelle nationale, ce qui pourrait entraîner des départs de leur petit syndical local. C’est loin d’être la bonne approche. Ils ne devraient pas demander que les infirmières soient cloîtrées à leur milieu de travail, mais devraient mobiliser leur base contre la réforme à travers des actions de masse, en la dénonçant pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un pas de plus vers la privatisation. Les négociations en cours du front commun offrent la possibilité d’ajouter aux revendications salariales le retrait de cette réforme, et d’aller jusqu’à la grève s’il le faut. S’ils attendent que la contre-réforme soit implantée avant qu’ils ne réagissent, il sera probablement trop tard.

Quoiqu’il en soit, tant que le mouvement ouvrier n’aura pas comme perspective de lutter contre le système capitaliste, notre système de santé ira à la dérive. La seule façon d’empêcher la destruction de notre système de santé est de le mettre sous le contrôle démocratique des vrais spécialistes du domaine : les travailleurs de la santé. Alors seulement il sera possible de financer massivement le système de santé et d’offrir une couverture universelle, d’abolir le temps supplémentaire obligatoire et d’améliorer les conditions de travail, ce qui règlerait le manque de personnel. Mais ni le patronat ni la CAQ qui le représente n’accepteront que les travailleurs contrôlent la société. Les travailleurs doivent s’organiser pour les déloger du pouvoir.