Contrôle ouvrier et nationalisation : l’expérience des Soviets

Cet article est extrait d’une brochure sur le contrôle ouvrier (en anglais) rédigée par Rob Lyon à partir d’une conférence qu’il avait donnée en 2005. Il y analyse les expériences de contrôle et de gestion ouvrière en Russie, après la Révolution, qui offrent d’inestimables leçons aux travailleurs et travailleuses du monde entier. Les intertitres sont du traducteur. […]

  • Rob Lyon
  • jeu. 11 mai 2017
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Cet article est extrait d’une brochure sur le contrôle ouvrier (en anglais) rédigée par Rob Lyon à partir d’une conférence qu’il avait donnée en 2005. Il y analyse les expériences de contrôle et de gestion ouvrière en Russie, après la Révolution, qui offrent d’inestimables leçons aux travailleurs et travailleuses du monde entier. Les intertitres sont du traducteur.


Le contrôle et la planification de l’économie ne peuvent avoir lieu que dans certaines limites, déterminées par le niveau de la technique au moment de l’émergence du nouvel ordre social.

Vu l’écrasante arriération de la Russie de 1917, le faible niveau culturel et l’analphabétisme de la classe ouvrière et de la paysannerie, le niveau technique était très faible. Et même après la révolution d’Octobre, la bonne gestion de l’industrie fut laissée aux mains des capitalistes en attendant que les travailleurs eussent acquis l’expérience nécessaire.

Le contrôle ouvrier comme solution temporaire

Fin 1917, on demanda encore une fois à Trotsky s’il était dans les intentions du gouvernement soviétique de déposséder les propriétaires industriels russes. Je m’excuse de reproduire une grande partie de sa longue réponse, mais son contenu est important, car il souligne le plan économique global du gouvernement soviétique.

« Non, nous ne sommes pas encore prêts à prendre le contrôle de l’industrie. Ce moment viendra, mais personne ne peut dire quand. Pour le moment, on s’attend à ce que les revenus d’une usine rémunèrent annuellement le propriétaire à hauteur de 5% à 6% de ses investissements. Ce que nous visons maintenant, c’est le contrôle, plutôt que la propriété. »

« [Par contrôle] j’entends que l’usine ne sera pas conduite selon une logique de profit, mais pour le bien-être social, démocratiquement choisi. Par exemple, nous n’autoriserons pas les capitalistes à fermer une usine pour affamer et soumettre les travailleurs, parce que les profits ne leur suffisent pas. Si cette usine produit un bien nécessaire, elle doit continuer à tourner ; si le capitaliste l’abandonne, il la perdra complètement, et sera remplacé par un comité de direction choisi par les travailleurs. »

« De nouveau, le “contrôle” implique l’ouverture au public des comptes et du courrier, pour qu’il n’y ait plus de secrets industriels. Si l’entreprise découvre un meilleur procédé ou une meilleure machine, cela sera communiqué à toutes les autres entreprises de la même branche industrielle, et le public se rendra rapidement compte des immenses bénéfices potentiels de cette découverte. A l’heure actuelle, une telle découverte est tenue secrète aux autres entreprises, sous le diktat du profit, et les biens produits grâce à elle manqueront au peuple pendant des années… »

« Le “contrôle” veut également dire que les matières primaires en quantités limitées comme le charbon, le pétrole, le fer, l’acier, etc. seront allouées aux différentes usines qui en ont l’usage en fonction de leur utilité sociale… »

« [Ceci sera fait non pas] en réponse aux injonctions des capitalistes, lancés les uns contre les autres, mais sur la base de statistiques complètes et patiemment récoltées. » (En défense de la révolution russe, Contrôle ouvrier et nationalisation, Léon Trotsky).

Le contrôle ouvrier pendant la révolution russe a rapidement pris une tournure explosive.

Le mot d’ordre de contrôle sur l’industrie a d’abord été lancé à grande échelle en 1917 par le parti bolchévique (qui n’en était cependant pas à l’origine). Comme les Soviets, les conseils d’usine et le contrôle ouvrier résultaient d’un mouvement spontané de la classe ouvrière, une méthode de lutte née de la lutte des classes elle-même.

Évidemment, le contrôle ouvrier n’a vraiment commencé qu’en défense face au sabotage des patrons. De nombreuses usines avaient été fermées et barricadées, ou laissées sans activité ; dans de nombreux cas, les travailleurs, défendant leur emploi et la révolution, occupèrent leur lieu de travail. Durant cette période, le contrôle ouvrier fut largement passif.

Après la victoire de la révolution d’octobre, le gouvernement soviétique adopta un décret sur le contrôle ouvrier fondé sur une ébauche faite par Lénine. Ce décret reconnaissait les comités d’usine comme l’organe de contrôle de chaque entreprise et essayait de les réorganiser à un niveau régional ainsi que dans un conseil panrusse du contrôle ouvrier.

Les bolchéviks, conscients de l’impossibilité d’atteindre directement le socialisme dans une Russie arriérée, et conscients du manque d’expérience administrative des travailleurs, désiraient établir un régime de contrôle ouvrier jusqu’à ce que de l’aide vienne de la révolution en Occident, plus particulièrement d’Allemagne et de sa classe ouvrière puissante et éduquée.

Même dans ces conditions, les bolchéviks nationalisèrent les banques, une des plus importantes mesures prises par le jeune État soviétique, dépossédant ainsi les propriétaires de grandes entreprises – russes et étrangers – d’un des plus efficaces outils pour organiser le sabotage. Ils dotèrent ainsi l’État bolchévique d’un puissant outil économique ainsi que d’un centre comptable vital pour toute l’économie.

Une des problématiques les plus pressantes était la réorganisation de l’industrie russe et l’augmentation de la productivité du travail, sans lesquelles le jeune État soviétique était condamné à sombrer.

Après l’adoption du décret sur le contrôle ouvrier, sa mise en place prit un caractère convulsif et chaotique. Selon Paul Avrich : « Ce décret eu pour effet de donner du souffle à un syndicalisme dans lequel les travailleurs sur place  plutôt que l’ensemble de l’appareil syndical  contrôlaient les instruments de production, un syndicalisme frisant le chaos total ». (Paul Avrich, Les Anarchistes russes, page 162). De plus en plus de patrons quittaient la Russie et les travailleurs se voyaient obligés de prendre les rênes du management. L’économie russe fut détruite après 5 ans de guerre et de révolution. La Russie elle-même était au bord de l’effondrement.

Les patrons s’opposèrent naturellement au contrôle ouvrier par plus de sabotages et de lock-outs, auxquels le gouvernement répondit par des nationalisations punitives. Comme Trotsky l’avait expliqué, en cas de sabotage ou d’abandon, les patrons perdaient leurs usines.

Impossible communalisme : le repli des comités d’usine

Les bolchéviks firent également face à la désintégration de l’autorité centrale. Entre novembre 1917 et juin 1918, de nombreuses usines opéraient sous « autogestion ouvrière », l’idée syndicaliste de l’autogestion. Ce particularisme et cet esprit de clocher reflétaient l’arriération de la Russie, son bas niveau de développement, et une économie encore largement rurale et petite-bourgeoise.

De nombreux bolchéviks et d’autres dirigeants ouvriers reconnurent que la fierté locale de certains comités d’usine mettait en danger l’économie nationale au-delà du réparable, que beaucoup étaient absorbés égoïstement par les besoins de leur propre entreprise et que, comme l’indiquait un dirigeant ouvrier, « cela pouvait provoquer la même sorte d’atomisation que sous le capitalisme » (Avrich, Les Anarchistes russes, page 164).

Un autre dirigeant écrivait ainsi : « le contrôle ouvrier s’est transformé en une tentative anarchiste d’atteindre le socialisme dans une entreprise, mais qui a mené en réalité à des affrontements entre les travailleurs mêmes et au refus de partager le combustible, le métal, etc. » (Avrich, Les Anarchistes russes, page 164).

Fin 1917, Trotsky avait mis en garde contre certains dangers inhérents à cette forme d’organisation. Alors qu’on lui demandait si les comités de travailleurs ou les responsables élus devaient être libres de faire tourner les usines comme ils l’entendaient, il répondit : « Non, ils suivront des politiques établies par les conseils locaux de délégués ouvriers… [et] leur marge de manœuvre sera limitée à son tour par des règles établies pour chaque type d’industrie par les comités ou bureaux du gouvernement central. » (En défense de la révolution russe, contrôle ouvrier et nationalisation, Léon Trotsky).

On l’interrogea ensuite sur l’idée de Kropotkine et de certains anarchistes, selon laquelle chaque centre devait être autonome selon l’implantation industrielle présente sur son territoire.

« Le communalisme de Kropotkine marcherait dans une société simple, fondée sur l’agriculture et l’industrie domestique, mais ne convient pas du tout à une société industrielle moderne. Le charbon du bassin de Donets traverse toute la Russie et est indispensable à toutes sortes d’industries. Ne voyez-vous pas que si des groupes organisés de cette région pouvaient gérer les mines à leur guise, ils pourraient choisir de prendre en otage tout le reste de la Russie? L’indépendance totale de chaque localité selon sa situation industrielle résulterait en une interminable friction et engendrerait des difficultés dans une société qui a atteint un niveau de spécialisation locale de l’industrie. Cela pourrait même déclencher une guerre civile. Kropotkine avait en tête la Russie d’il y a 60 ans, la Russie de sa jeunesse. » (En défense de la révolution russe, contrôle ouvrier et nationalisations, Léon Trotsky).

Aussi bien Paul Avrich (Les Anarchistes russes) que E.H. Carr (La Révolution bolchévique, vol. 2) rapportent que certains comités d’usine cherchèrent à nouer des alliances avec les propriétaires. Parfois, on les suppliait même de revenir et d’aider les profiteurs. Dans certains cas, le comité d’usine s’appropriait simplement les fonds ou vendait ses stocks et installations pour son propre profit, divisant le butin en son sein.

Un rapport d’un syndicat britannique explique ainsi que les travailleurs avaient été transformés en une nuit en un « nouveau corps d’actionnaires ». Paul Avrich écrivait que « séparément, des usines envoyaient des “trafiquants” dans d’autres provinces pour acheter du combustible et des matières premières, parfois à des prix exorbitants. Elles refusaient souvent de partager ces ressources avec d’autres usines dans le besoin. Les comités locaux augmentaient les salaires et les prix sans aucun discernement, allant même jusqu’à collaborer, à l’occasion, avec les propriétaires pour récolter quelques primes supplémentaires. » (Paul Avrich, Les Anarchistes russes, page 163).

De nombreux comités ne se préoccupaient que de leur propre entreprise, pas de l’intérêt économique général du pays. A.M Pankratova indique ainsi : « nous ne construisions pas une république soviétique, mais une république des communautés de travailleurs basée sur des usines capitalistes. Plutôt que la planification stricte de la production et de la distribution sociale, la situation rappelait les communes autonomes de producteurs dont les anarchistes avaient rêvé. » (cité par Victor Serge dans L’An un de la révolution russe, extrait de Les Comités d’usine de Russie en lutte pour une usine socialiste, de A.M. Pankratova).

Il y a eu bien évidemment quelques succès, comme l’usine de textile de Moscou, mais, globalement, l’économie était tirée vers le bas, chaotique, au bord du précipice. La situation n’était visiblement propice ni à la réorganisation de la production, ni à l’élimination de la compétition, ni à la planification de l’économie.

Sabotage des techniciens

La jeune république soviétique faisait également face à d’autres problèmes, comme le sabotage par les spécialistes et techniciens, qui espéraient que le gouvernement soviétique chuterait en quelques semaines. Ils quittèrent la Russie ou refusèrent de travailler. Les spécialistes de la Russie de 1917 n’avaient rien de semblable à ceux d’aujourd’hui ; nous y viendrons lorsque nous aborderons le cas du Venezuela [NDT : voir la 4ème partie de cet article, en anglais]. Les techniciens et spécialistes, les petits chefs et les cols blancs sont aujourd’hui de plus en plus prolétarisés. Ils font face aux mêmes attaques salariales que les ouvriers. Il sera donc possible de les convaincre de nos idées et de les gagner à notre cause, comme cela se produit dans certains cas au Venezuela.

Mais dans la Russie de 1917, les spécialistes et techniciens jouissaient de nombreux privilèges. Ils étaient les fils et filles des aristocrates et des bourgeois, bien éduqués, ce qui était en soi un énorme avantage. Ils étaient bien payés et se trouvaient dans des positions importantes. Ils se virent insultés par l’idée même d’un État ouvrier et d’un contrôle ouvrier et refusèrent de travailler en masse, paralysant l’industrie soviétique.

L’État soviétique fut donc contraint d’accepter une série de compromis, à commencer par payer plus les techniciens que les ouvriers moyens. Évidemment, un commissaire politique se trouvait à leurs côtés pour s’assurer de leur loyauté lorsqu’ils étaient envoyés dans les usines pour aider au fonctionnement (ce qui était en soi une idée brillante du contrôle ouvrier), mais cela restait malgré tout un compromis. L’État soviétique n’avait pas d’autre option; sans les spécialistes, l’industrie ne pouvait pas fonctionner.

Une nationalisation défensive

Au cours de l’été 1918, alors que le pays sombrait rapidement dans la guerre civile, le sabotage opéré par l’ancienne classe dirigeante s’aggrava. La Russie était menacée par la famine, mais les riches paysans confisquaient les céréales; alors que le gouvernement soviétique était en quête de combustible en préparation de la guerre à venir, les patrons des sociétés pétrolières menaçaient d’un lock-out, confiants dans le fait que les travailleurs ne pourraient pas faire tourner l’industrie. Toutes les forces réactionnaires mondiales anticipaient avec impatience l’effondrement du jeune État soviétique.

En conséquence, le gouvernement soviétique nationalisa les secteurs clefs de l’économie en juin 1918. Toutes les industries impliquées dans les mines, l’ingénierie, le textile, les composants électroniques, le bois, le tabac, le verre, la céramique, le cuir, le ciment, le caoutchouc, le combustible et les transports furent nationalisées. Il était nécessaire de protéger du sabotage bourgeois ces industries vitales et de les réorganiser pour l’effort de guerre.

Le Congrès des Conseils économiques, formé en décembre 1917, décida d’établir des comités de direction pour toutes les entreprises nationalisées. Ils se composaient comme suit : 1/3 du comité provenait des Conseils économiques régionaux ou du Soviet économique suprême, 1/3 des syndicats, et 1/3 des travailleurs de l’entreprise même. Les comités d’usine furent transformés en cellules de base des syndicats et commencèrent à gérer et administrer l’industrie. Ces mesures furent prises pour assurer la planification démocratique ainsi que la socialisation de l’économie. Cela garantissait le contrôle démocratique de la classe ouvrière – dans son ensemble – sur l’économie, et pas simplement des travailleurs d’usines prises individuellement. Cette forme de syndicalisme et d’« autogestion locale » qui avait dominé d’avant octobre jusqu’à l’été 1918 avait provoqué de fortes tensions et engendré compétition, accumulation et profit, paralysant ainsi l’économie. Ces nouvelles mesures renversèrent cette tendance chaotique et sont une des principales causes de la victoire des Soviets pendant la guerre civile.

Je ne souhaite pas aborder la question du stalinisme et de la dégénération de l’Union soviétique – qui n’est pas l’objet de cet article –, mais il suffit d’indiquer que la démocratie des travailleurs (le contrôle des travailleurs et leur gestion de l’industrie) ne s’est pas développée dans des conditions idéales en Russie. Mais même ainsi, même dans un pays écrasé par son retard, face au sabotage général de la bourgeoisie russe, du personnel technique et des impérialistes, le prolétariat russe, jeune et inexpérimenté, cerné de toutes parts par ses ennemis, fut capable d’organiser la gestion de l’industrie. Ceci est une preuve de la créativité de la classe ouvrière et de sa capacité à transformer la société.

Néanmoins, l’Union soviétique sortit totalement brisée de la guerre civile. En 1921, la production industrielle et agricole atteignait seulement 13% de son niveau d’avant-guerre. 7 années complètes de guerre, de révolution et de guerre civile ont fait payer un lourd tribut à l’économie et au pays dans son ensemble. Tout ce qui restait fut utilisé pour gagner la guerre civile, dont la classe ouvrière émergea « déclassée », selon les mots de Lénine. La plupart des travailleurs les plus conscients étaient morts au front. Les paysans, hostiles aux villes et aux usines, furieux de leur expérience de la guerre, furent transportés des campagnes dans les villes pour remplir les usines. A de nombreux points de vue, c’est la bureaucratie et pas la classe ouvrière qui ressortit victorieuse de la guerre civile.

Avec l’introduction de la NEP et la croissance de la bureaucratie, la démocratie des travailleurs fut remplacée par les ambitions d’une bureaucratie de plus en plus consciente d’elle-même. La gestion ouvrière de l’industrie fut remplacée par la mauvaise gestion bureaucratique.