Les soviets, les conseils et le pouvoir ouvrier

Cet article est la transcription d’un exposé donné lors de l’École Internationale de la TMI en 2011. Lors de la révolution allemande de 1919, un député ouvrier siégeant dans l’un des Conseils qui pullulaient dans l’Allemagne révolutionnaire a décrit ces organes comme « la forme moderne de la révolution ». Et cela a été le cas, du […]

  • Erik Demeester
  • ven. 21 févr. 2020
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Cet article est la transcription d’un exposé donné lors de l’École Internationale de la TMI en 2011.

Lors de la révolution allemande de 1919, un député ouvrier siégeant dans l’un des Conseils qui pullulaient dans l’Allemagne révolutionnaire a décrit ces organes comme « la forme moderne de la révolution ». Et cela a été le cas, du début du XXème siècle – avec les révolutions russe, allemande, hongroise et italienne – jusqu’à aujourd’hui : en Espagne, en Grèce, au Chili ou en Équateur, le développement de ces formes embryonnaires d’un pouvoir ouvrier reste d’une actualité frappante. Dans tous les pays en soulèvement, sur tous les continents, on a assisté à la naissance d’organes similaires à des soviets/Conseils, sous différentes formes et avec différentes portées.

Dès qu’une grève devient régionale, nationale et surtout générale et qu’elle se prolonge durant plusieurs semaines, on observe la naissance des prémices d’un pouvoir ouvrier. Ces prémices se développent selon une dynamique objective, c’est à dire par la nécessité de maintenir la grève dans la durée. Pour cela il faut organiser l’approvisionnement, le transport, les communications et de nombreuses autres tâches de la vie quotidienne qui sont, à ce moment-là, prises en charge par les grévistes eux-mêmes, sans l’aide des patrons ni de l’État.

Par exemple, lors de la grève générale de 1960-1961 en Belgique, dans la ville industrielle de Liège, rien ne se déplaçait sans l’autorisation du comité de grève. Celui-ci distribuait les permis sans lesquels on se faisait arrêter par les piquets des travailleurs. Anecdote cocasse : les curés venaient même demander au syndicat socialiste, la FGTB, l’autorisation de célébrer la messe le dimanche.

Les soviets en Russie

Marx avait déjà lancé l’idée de comités ouvriers en se fondant sur l’expérience de la révolution française de 1848; la Commune de Paris de 1871 a ensuite été une anticipation des formes qui ont vu le jour au XXème siècle.

Ce n’est cependant qu’en 1917, en Russie, que l’on verra pour la première fois des soviets complètement aboutis. Ces soviets – conseils de délégués ouvriers, soldats et paysans – avaient émergé pendant la grève générale de 1905 et ont ensuite pris le pouvoir en octobre 1917.

Il est important de noter que l’idée des soviets, la proposition même d’établir des soviets, n’a pas surgi du cerveau de Lénine ou Trotsky, ni même de celui de Marx ou d’Engels. Le Manifeste du Parti communiste n’anticipait pas l’existence des soviets. Les soviets résultent de l’initiative des masses, sans l’intervention d’une force organisée, parti ou syndicat; ces derniers joueront toutefois un rôle fondamental dans la révolution de 1905.

C’est donc dans une période de turbulences en Russie que les travailleurs ont commencé à élire des représentants, au sein des comités d’usine ou de grève. À son début, un soviet est ainsi un comité de grève élargi; c’est un organe de lutte des travailleurs contre les patrons. Les soviets de 1905 sont ensuite pleinement devenus des organes de représentation, des organisations de travailleurs flexibles et très efficaces.

Composition et organisation des soviets

Quelles sont les caractéristiques des soviets sous leur forme de 1905? Tout d’abord, ils représentent de larges franges des travailleurs : pas uniquement les travailleurs les plus avancés, mais également les travailleurs les plus en retard politiquement. Les soviets incluent les membres du Parti bolchevik tout comme les non-membres, ils regroupent des athées comme des religieux, rassemblent des instruits et des analphabètes, des travailleurs qualifiés et non qualifiés, des cols bleus et des cols blancs! Les soviets embrassent donc la classe ouvrière entière, avec toutes ses facettes et dans toutes ses contradictions.

En 1905, le soviet de Petrograd centralisait tous les délégués des comités de grève et chacun des délégués était révocable; y participaient aussi des représentants des partis et des syndicats, bien qu’ils ne constituassent qu’une infime minorité.

Trotsky, qui fut élu président du soviet de Petrograd, décrit l’importance des soviets dans son livre « 1905 » :

« Qu’était-ce donc que le soviet? Le conseil des députés ouvriers fut formé pour répondre à un besoin pratique, suscité par les conjonctures d’alors : il fallait avoir une organisation jouissant d’une autorité indiscutable, libre de toute tradition, qui grouperait du premier coup les multitudes disséminées et dépourvues de liaison; cette organisation devait être un confluent pour tous les courants révolutionnaires à l’intérieur du prolétariat; elle devait être capable d’initiative et se contrôler elle-même d’une manière automatique; l’essentiel enfin, c’était de pouvoir la faire surgir dans les vingt-quatre heures. »

Le pouvoir des soviets

Suite au développement de la grève générale et de l’insurrection qui a suivi, le soviet de Petrograd a commencé à avoir de plus en plus de pouvoir en tant qu’organe centralisé du comité de grève. Ce pouvoir s’est accru à mesure que celui de l’État bourgeois déclinait. Le comité de grève, qui se battait au départ pour des demandes économiques, a ensuite endossé un programme beaucoup plus politique.

Non seulement le soviet prenait des décisions, mais il était surtout capable de les mettre en œuvre. Par exemple, le soviet de Petrograd revendiquait la liberté de la presse et a été capable de l’imposer en saisissant toutes les imprimeries du pays. Le soviet a également déclaré la journée de huit heures et l’a mise en pratique. Comment? Principalement en se dotant de moyens de coercition, en particulier d’une milice ouvrière chargée d’appliquer les décisions du soviet. Un soviet sans milice ouvrière – ou garde rouge, ou police rouge, bref sans détachement capable de se battre – n’est rien. Des soviets sans moyen de mettre en application ce qu’ils décident ne sont que des tigres de papier.

Les soviets et les partis politiques russes

Au sein du soviet de Petrograd, les sociaux-démocrates représentaient la majorité politique; des représentants de tendances petites-bourgeoises comme les socialistes-révolutionnaires étaient également présents. Mais le système d’élections et de réélections régulières des représentants des travailleurs au sein du soviet a permis à leur composition politique d’évoluer, épousant ainsi les évolutions de la conscience politique. Dans les périodes révolutionnaires ou lors des grèves, la conscience politique des travailleurs change très rapidement : ces changements se sont presque immédiatement reflétés dans la composition et dans l’attitude des délégués élus au soviet.

A cette époque, Lénine était en exil, mais sa compréhension des événements l’a immédiatement amené à saluer la formation des soviets. Dans une brillante anticipation, il est même allé plus loin et a déclaré que ces soviets devaient devenir le futur gouvernement provisoire révolutionnaire. Lénine a immédiatement compris que l’existence des soviets était un embryon du pouvoir ouvrier.

L’attitude des Bolcheviks à Petrograd était très différente. Lors de la révolution, l’influence des Bolcheviks augmentait, en particulier au sein des couches avancées des travailleurs. Mais comme une période révolutionnaire met également en mouvement les couches les plus retardées des travailleurs, la question s’est posée à l’avant-garde révolutionnaire d’arriver à rester en lien avec elles. Pour répondre à ce problème, il fallait résoudre la question centrale de la position des Bolcheviks envers les soviets.

Les dirigeants bolcheviks n’avaient aucune véritable compréhension d’un mouvement de masse. Le comité central des Bolcheviks de Petrograd était très mal à l’aise avec les soviets, qu’ils percevaient comme un rival au lieu de le considérer comme un lieu d’action et d’intervention. Les dirigeants bolcheviks ont même été jusqu’à organiser une campagne contre le soviet de Petrograd, en se fondant sur des méthodes très sectaires et formelles. Cela rappelle l’attitude « méfiante » voire « hostile » du Parti communiste grec (KKE) à l’encontre du mouvement des Indignés et des assemblées populaires sur les places en 2011. Les Bolcheviks de Petrograd lancèrent alors des ultimatums au soviet : « Vous devez faire ceci et cela ». La première demande des dirigeants bolcheviks était que les soviets se placent sous le contrôle de la social-démocratie, que le soviet de Petrograd accepte le programme de la social-démocratie. Mais leur raisonnement avait une suite logique : « Si vous acceptez le programme de la social-démocratie, alors il n’est plus nécessaire d’avoir deux organisations avec un programme identique. Le soviet doit donc se dissoudre. »

Les Bolcheviks justifiaient leur hostilité envers le soviet en disant que la spontanéité devait être subordonnée à la conscience. Ce fut une très grande erreur, qui a profité aux réformistes, aux mencheviks, qui, eux, ont participé et sont entrés dans les soviets pour y faire de l’agitation. Mais les réformistes n’ont pas donné un contenu révolutionnaire aux soviets : ils les considéraient comme une sorte de congrès du parti travailliste.

À un moment donné, un article intitulé « Le Parti ou le soviet » fut publié dans le journal des Bolcheviks de Petrograd. Lénine était terriblement frustré par l’attitude de ses camarades à Petrograd; il indiqua que ce titre reflétait une fausse position, qu’il fallait plutôt dire « Le Parti et le soviet ». Il était probablement un des seuls bolcheviks à comprendre la véritable signification des soviets et l’état d’esprit des masses. Pour lui, il fallait gagner une majorité au sein des soviets, pas avec des ultimatums, mais à travers un patient travail interne.

Dans son discours devant le tribunal en 1906, Trotsky dégage la leçon principale de l’expérience du soviet de Petrograd.

« Il n’y a aucun doute qu’à la prochaine explosion révolutionnaire, de tels conseils ouvriers se formeront dans tout le pays. Un soviet pan-russe des ouvriers, organisé par un congrès national, […] assurera la direction. » Trotsky dit haut et fort, même devant ses juges, que le soviet, « organisation-type de la révolution », parce qu’ « organisation même du prolétariat » serait l’« organe du pouvoir du prolétariat ».

Cet « organe du pouvoir du prolétariat » remplacera bientôt l’ancien appareil d’État. En 1917, l’assemblée des délégués des soviets fusionnera les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, réalisant ainsi les idéaux de la Commune de Paris de 1871.

À un moment, en 1917, Lénine et les Bolcheviks ont été quelque peu désespérés par l’évolution politique des soviets : à côté des soviets révolutionnaires, il y en avait des soviets réformistes, des conservateurs, des contre-révolutionnaires et des bourgeois. Lénine a même suggéré à un moment donné de ne pas appeler à donner « tout le pouvoir aux soviets », mais plutôt « tout le pouvoir aux comités d’usine ». Les comités d’usine étaient formés à l’intérieur des usines mêmes, et étaient beaucoup plus révolutionnaires que les soviets. L’exemple suivant en témoigne : « le 10 mars [1917] le soviet négocie avec le patronat de Petrograd et signe une charte reconnaissant notamment la journée de huit heures, et instituant des chambres de conciliation paritaires dans les entreprises, appelant aussi à généraliser des comités d’usine devant s’intégrer à cette conciliation. Mais de nombreux comités d’usine allaient plus loin que ce rôle-là, comme celui de l’usine Dynamo ou l’usine de câbles de Petrograd qui décident le 11 mars de s’octroyer un droit de regard sur les embauches et licenciements et sur les salaires. » (1)

Au cours de sa vie, Lénine n’a ainsi jamais été fétichiste d’une forme d’organisation; ce qui importe c’est le contenu, en particulier le contenu de classe et le contenu politique de l’action des soviets, pas leur forme. Ainsi, dans le cas du Royaume-Uni, Lénine a suggéré que le Parti Travailliste (le Labour Party) ou que les shop stewards committees (comité de délégués d’atelier) puissent être les instruments de la prise de pouvoir des travailleurs au Royaume Uni.

La riche histoire du mouvement révolutionnaire après 1917 apportera plusieurs exemples de formes différentes d’apparition du pouvoir ouvrier.

Les conseils allemands de 1919

En Allemagne, en 1919, à la fin de la guerre, l’appareil militaire d’État s’effondre; suivant l’exemple russe, près de 10 000 Conseils (l’équivalent allemand des soviets) sont fondés à travers le pays. Il faut noter que, dès le début, la plupart des Conseils sont dominés par les réformistes. Le mode d’élection au sein des Conseils aura également un fort impact sur leur attitude politique et les actions qu’ils entreprendront. Certains Conseils sont élus par applaudissements ou par acclamation; d’autres – à l’inverse des soviets russes élus selon le lieu de travail – sont élus territorialement. Ce mode d’organisation est surtout soutenu par les réformistes, qui insistent pour ne pas avoir d’élections selon les unités de production, mais selon les quartiers. Selon les sociaux-démocrates, cela conférerait un « caractère plus universel » aux Conseils.

Mais en réalité, ces Conseils de la révolution allemande élus sur une base territoriale sont dominés par les appareils syndicaux, la bureaucratie, les sociaux-démocrates, et par les éléments petits-bourgeois; politiquement, ils constituent souvent les Conseils les plus conservateurs.

A l’inverse, les Conseils élus selon une unité de production (une usine) se situent souvent plus à gauche : sociaux-démocrates de gauche, spartakistes et indépendants y sont mieux représentés. Ce type de Conseils fondés sur des unités de production constitue la majorité des Conseils allemands.

Dualité de pouvoir et noyautage des conseils allemands

Tout comme en Russie en 1905 et 1917, un deuxième pouvoir s’est développé au sein de la société allemande de 1919 : certains Conseils ont commencé à abolir les institutions locales et à les remplacer; d’autres ont également mis en place leur propre force de police.

En Allemagne, à une échelle de masse, dans un pays capitaliste d’importance mondiale, on a ainsi vu se développer une situation que les marxistes appellent « dualité de pouvoir », dans laquelle un second pouvoir émerge parallèlement aux institutions bourgeoises. Mais « dualité de pouvoir » veut également dire « dualité d’impotence » : d’un côté, l’État bourgeois en plein déclin n’est plus capable de régner et d’exercer son autorité comme avant; de l’autre, le nouveau pouvoir, le pouvoir de la classe ouvrière, commence à exercer son autorité sur tous les aspects de la vie quotidienne, mais n’est pas encore prêt à prendre le pouvoir (ou pas encore assez conscient pour le faire).

Par exemple, le Conseil de Berlin, le Conseil le plus décisif et central d’un point de vue politique en Allemagne, a constamment hésité sur ce qu’il convenait de faire, en grande partie à cause de l’absence d’un parti capable de gagner la majorité. Le parti a été tellement accaparé par de petites tâches et des problèmes quotidiens qu’un des délégués des travailleurs l’a critiqué pour être devenu un simple département du ministère du Travail. Les membres du Conseil n’étaient pas assez conscients de la tâche qui leur incombait : établir les Conseils comme la nouvelle et l’unique source de pouvoir en Allemagne.

Et pourtant, en Allemagne, en 1919, personne ne pouvait s’opposer à l’action des Conseils. Toutes les administrations régionales et nationales, ainsi que l’état-major officiel de l’armée allemande, reconnaissaient l’existence des Conseils de soldats et de leurs députés. Dans une manœuvre habile, l’armée a même demandé à rencontrer les députés des Conseils et leur a proposé de collaborer avec l’état-major pour organiser l’évacuation des soldats allemands des pays occupés.

Les sociaux-démocrates, les réformistes en Allemagne, ont également reconnu l’importance des Conseils et y ont activement participé. Mais ils considéraient les Conseils comme quelque chose de temporaire, d’accessoire, comme la salle d’attente du rétablissement de l’État bourgeois et pas comme l’instrument d’une révolution vers l’établissement du pouvoir ouvrier.

La majorité social-démocrate a été l’instrument de la restauration de l’État et des institutions bourgeoises. Il est important de voir comment cette majorité a attaqué les Conseils et les a minés.

Tout d’abord, ses représentants se disaient en faveur des Conseils, mais, selon eux, les Conseils ne représentaient qu’une minorité de la population allemande. Les sociaux-démocrates ne voulaient pas d’élections de députés au Parlement selon les unités de production, mais au suffrage universel; pour eux, la victoire sur le militarisme allemand était la victoire de tout le peuple, et pas seulement des travailleurs. En un sens, ils exploitaient les illusions démocratiques de la base des travailleurs et de la majorité qui croyait encore en une sorte de parlementarisme.

Ensuite, les sociaux-démocrates ont opposé l’existence des Conseils à l’élection d’une assemblée constituante en Allemagne. Cette assemblée constituante aurait été élue de la même façon qu’un parlement bourgeois, mais avec suffisamment de pouvoir pour réviser la constitution. Cette assemblée était pensée comme une structure politique totalement intégrée dans les institutions de l’appareil d’État capitaliste. Cette revendication autour de l’établissement d’une assemblée constituante a permis de canaliser les aspirations démocratiques de la majorité des travailleurs allemands, dont la majorité soutenait pourtant les Conseils. Pour les sociaux-démocrates, il s’agissait surtout de trouver le moyen d’éliminer les Conseils et de rétablir l’autorité des institutions bourgeoises.

Faiblesses des Spartakistes

De leur côté, au lieu de comprendre que les masses ont besoin de faire l’expérience des illusions démocratiques, les Spartakistes ont boycotté l’élection de l’assemblée constituante, alors que 83% de la population y a finalement participé.

En réalité, les Spartakistes ne savaient pas vraiment comment travailler au sein des Conseils; ils n’avaient pas assimilé les leçons de la révolution russe et n’avaient pas compris les méthodes de Lénine. Par exemple, à Dresde, lorsque les Spartakistes ont été mis en minorité, ils ont décidé de se séparer du Conseil. Ces attitudes ultra-gauchistes ont fait le jeu des sociaux-démocrates qui ont été capables de mener les Conseils à la dissolution.

Dans son livre Le gauchisme, maladie infantile du communisme, Lénine critique ces dérives ultra-gauchistes. Il dénonce aussi bien le crétinisme parlementaire que le crétinisme anti-parlementaire : les ouvriers ont besoin de passer par l’expérience des illusions parlementaires pour pouvoir perdre ces mêmes illusions.

A cette époque, Kautsky a essayé de combiner révolution et contre-révolution. Dans un de ses livres, sévèrement critiqué par Lénine, il affirme que le parlement bourgeois et les conseils ouvriers peuvent coexister. Pour lui, les conseils ouvriers peuvent devenir une sorte de deuxième chambre, une sorte de sénat ouvrier. Mais évidemment, il n’y a pas d’entre-deux possible entre la révolution et la contre-révolution, entre le pouvoir bourgeois et le pouvoir ouvrier.

La situation de la dualité de pouvoir est, par définition, très instable et temporaire. Après une période de luttes acharnées, un des deux camps l’emporte. La dualité de pouvoir ne peut pas durer indéfiniment. Si les conseils ouvriers qui se développent dans une période révolutionnaire ne sont pas assez conscients de ce qu’ils doivent faire, ils seront anéantis par une combinaison de tactiques politiques et répressives.

L’Équateur en a donné un exemple au début de l’an 2000 (lire Équateur, la révolution confisquée) : lors d’un soulèvement, les masses et les paysans ont encerclé les principales villes et institutions, et ont pris le parlement. Ils avaient alors le pouvoir effectif. Le dirigeant de l’armée, après avoir consulté l’ambassade des États-Unis, est alors allé trouver les dirigeants de l’insurrection et leur a dit : « Je suis de votre côté, je prendrai le pouvoir. » Et naïvement, une naïveté politique, mais criminelle, les leaders du mouvement l’ont cru. Quand le chef de l’état-major de l’armée équatorienne est arrivé à la tête de la révolution, il l’a tout simplement liquidée.

L’actualité des conseils ouvriers et les erreurs à ne pas commettre

Il est important de tirer toutes les leçons des révolutions allemande et russe, ainsi que du développement des Conseils. Dans les décennies qui ont suivi, les Conseils ont pris (et continuent de prendre) des formes variées : Juntas en Espagne, Shoras en Iran… Tous contiennent les germes nécessaires à leur développement et à l’incarnation du pouvoir ouvrier. Même si, au départ, ces structures ne se développent pas comme des organes révolutionnaires (ou des organes qui visent à prendre le pouvoir), elles peuvent se développer comme des organes de lutte économique et comme des organes de contrôle ouvrier.

Ce fut le cas en Italie où, après la Première Guerre mondiale, l’aile socialiste de gauche autour de Gramsci – qui posera ensuite les fondations du Parti Communiste à Turin – agitait et organisait pour l’établissement de conseils d’usine. Ces conseils regroupaient différentes tâches du contrôle ouvrier, principalement focalisées sur les intérêts économiques, mais s’attelaient également à préparer la prise de pouvoir. (Pour en savoir plus, consultez cet article de Gramsci.)

De nouveau, les gauchistes soi-disant marxistes ont échoué à comprendre la vraie signification et le potentiel des conseils d’usines. Bordiga, qui deviendra plus tard le secrétaire général du Parti communiste, a même reproché aux Conseils de n’être qu’une réaction corporatiste. Et évidemment, les sociaux-démocrates et les socialistes de droite les ont décrits comme une institution anarchiste.

Cet exemple illustre une première erreur courante : penser que les soviets/conseils n’existent que pour l’insurrection ou le pouvoir immédiat, et donc ne pas y participer avant que cette situation n’existe. Cette erreur a été de nouveau commise dans les années 1930 par les staliniens : selon eux, les soviets ne pouvaient exister que dans une situation de demie insurrection ou au bord de l’insurrection. Mais, en réalité, les soviets émergent bien avant une insurrection, bien avant la révolution. Ils sont souvent l’outil des luttes économiques et politiques.

Pour cette raison, il est essentiel de prendre la mesure de tout leur potentiel, sans attendre une situation insurrectionnelle : les soviets sont l’arène, le terrain où les marxistes doivent se battre pour l’influence politique et pour gagner la majorité aux idées de la révolution, sur la base d’une expérience de débats et de luttes communes. C’est à ce moment que les marxistes peuvent dire aux travailleurs : « Testez nos idées. Si vous n’êtes pas d’accord, ce nest pas un problème pour le moment. Nous nous battrons avec vous. L’expérience commune tranchera nos désaccords. » À ce moment, le plus important est que les marxistes donnent un contenu de classe aux soviets; même si ce contenu de classe n’est pas clair au début, notre rôle est de faire en sorte que les travailleurs soient représentés sous une forme organisée au sein des soviets.

En Grèce, les camarades ont agité – avec justesse – pour l’établissement d’assemblées populaires et pour leur centralisation. À cette position, ils ont ajouté une autre revendication : l’établissement de comités de grève pour organiser la grève générale – des comités bien évidemment basés sur les unités de production, les usines et les lieux de travail, pour que la voix des travailleurs ainsi que le contenu de classe soient plus apparents au sein des assemblées populaires.

De manière similaire, au Venezuela, quand la révolution a lancé l’idée de « conseils communaux » basés sur les quartiers, nos camarades ont évidemment soutenu ce mouvement, mais ont ajouté que ces conseils communaux n’étaient pas suffisants et ne pouvaient pas exister en parallèle des institutions bourgeoises et de la bureaucratie d’État (que les conseils communaux doivent remplacer). Les camarades ont également agité et œuvré pour l’établissement de comités de travailleurs au sein des usines, liés les uns aux autres, centralisés. Ces comités donnent un contenu – de classe – beaucoup plus stable aux assemblées populaires que si ces dernières demeurent basées sur les fondations plus instables et fluides des quartiers

Une autre erreur très répandue, également introduite par les staliniens des années 1930, est d’opposer la formation de soviets à la lutte pour des demandes démocratiques. Nous pensons au contraire que les soviets peuvent devenir des outils très importants de la lutte pour de telles revendications. Au cours de leur développement, ces soviets – ou des organes semblables – entreront en conflit avec les institutions bourgeoises existantes. Il est très important de ne pas opposer l’agitation pour que les soviets deviennent un organe du pouvoir ouvrier aux besoins de la lutte réelle à un moment précis.

Par exemple, au Maroc, tout en appelant à l’établissement d’une assemblée constituante révolutionnaire, nos camarades ont agité et pris l’initiative de mettre en place des assemblées populaires dans les villes, les cités, les quartiers, avec des délégués élus depuis les quartiers, les écoles, les universités, les usines, et dont le premier objectif est d’unifier la lutte pour des demandes démocratiques, puis d’élargir le programme à des demandes sociales et économiques liées à la condition des masses marocaines exploitées.

Si les assemblées populaires se développent en gardant pour objectif un mouvement de grève, elles peuvent devenir le futur organe du pouvoir ouvrier. Ces organes peuvent – et doivent – devenir les futures institutions de la démocratie des travailleurs; cela ne peut être fait qu’en remplaçant les institutions d’État par des organes tels que les soviets. Même si ce mot peut avoir une connotation étrange, liée à la bureaucratie et au totalitarisme staliniens, il est de notre devoir de rétablir la vérité sur ce que les soviets étaient réellement.

Le rôle d’un parti marxiste au sein des Conseils

Nous rejetons évidemment la position des staliniens qui ne voient les conseils/soviets que comme l’outil de la dictature d’un parti. Tous les partis qui acceptent la légitimité des soviets peuvent agir en leur sein, en toute liberté. C’est la réponse que Trotsky a donnée à la question de la démocratie au sein des soviets. Quand on lui a demandé quel parti il autoriserait, il a répondu : tous ceux qui acceptent le système des soviets, à l’exception des partis fascistes ou de ceux qui prennent les armes ou sont à l’origine d’initiatives violentes contre la démocratie ouvrière.

Au sein des soviets, les marxistes doivent constamment lutter pour conquérir les masses, et les représentants des travailleurs. Les soviets ne remplacent pas un parti marxiste ou une tendance marxiste. Quand une grève générale ou une révolution se développent, la question du pouvoir se pose; tout dépend alors de celui qui sera en mesure de donner la réponse à cette question. En notre absence, ou si nous ne sommes qu’une faible minorité, il y aura des réponses très variées à des questions identiques. C’est là que nous devons intervenir : donner, sur les bases de l’expérience historique des soviets, des indicateurs et des exemples très pratiques de ce qu’ont pu être les erreurs du passé et des mesures qui devraient être prises.

Une autre question surgira également : comment combattre le bureaucratisme? Il ne faut pas imaginer que la bureaucratie au sein des soviets ou des conseils ouvriers n’est apparue qu’après la prise de pouvoir. Ces tendances bureaucratiques apparaissent très tôt dans le développement des soviets et doivent être combattues dès le début par un programme clair et complet (qui était le programme de la Commune de Paris et de la Révolution française) : aucun représentant des conseils ne doit avoir de privilèges matériels; tout élu doit être révocable à n’importe quel moment; il doit y avoir une rotation dans les fonctions des fonctionnaires du futur État, et donc, il ne peut y avoir d’armée permanente.

L’histoire mondiale de la classe ouvrière, dans ses révolutions successives, victorieuses ou vaincues, est riche d’expériences et de leçons. Notre rôle est de transformer ces assemblées populaires grecques, espagnoles ou iraniennes en organes du pouvoir ouvrier.

Cela ne se fera ni avec des ultimatums, ni au forceps, ni avec des manipulations ou des manœuvres.

Nous avons vu de nombreux gauchistes déclarer : « les travailleurs ne comprennent pas vraiment ce dont il s’agit, essayons donc de conclure un accord avant la réunion, avant l’assemblée ». Non. Nous présentons nos idées pour le pouvoir ouvrier immédiatement, directement aux travailleurs. Nous ne sommes pas des blanquistes et n’adhérons à aucune tactique conspirationniste pour prendre le pouvoir. Nous sommes l’organisation, l’internationale des soviets, nous combattons pour la forme la plus avancée de démocratie qui ait existé depuis la naissance de l’humanité.

Voilà notre bannière, la bannière de la démocratie des travailleurs, positionnée ouvertement contre la bureaucratie stalinienne, contre la dictature des banques et des marchés. Si nous portons ces idées avec nous dans nos nombreux champs d’intervention, mondialement, si nous comprenons les leçons de l’histoire, nous serons capables de progresser très fortement au cours des prochains mois et années, à travers le monde entier.