Qu’est-ce que le bonapartisme?

Dans cet extrait tiré du livre Russia : From revolution to counter-revolution, Ted Grant présente une explication concise et éclairante de la nature du bonapartisme.  Avec l’évolution de la situation, Trotsky a pu étendre et approfondir encore son analyse de la nature de classe de l’URSS, en rendant ses définitions plus précises. En 1935, il […]

  • Ted Grant
  • mar. 26 mai 2020
Partager

Dans cet extrait tiré du livre Russia : From revolution to counter-revolution, Ted Grant présente une explication concise et éclairante de la nature du bonapartisme. 

Avec l’évolution de la situation, Trotsky a pu étendre et approfondir encore son analyse de la nature de classe de l’URSS, en rendant ses définitions plus précises. En 1935, il a abandonné le terme « centrisme » pour décrire la bureaucratie [soviétique] et a adopté une définition plus juste de sa nature : une forme de bonapartisme prolétarien. Pour comprendre le raisonnement de Trotsky, il est d’abord nécessaire de rappeler la théorie marxiste de l’État.

Selon les marxistes, l’État émerge comme l’instrument nécessaire à l’oppression d’une classe par une autre classe. L’État peut être défini de différentes manières. L’une des façons les plus courantes pour les marxistes est de parler de l’État comme de « détachements d’hommes en armes servant à la défense de la propriété privée ». En dernière analyse, toutes les formes d’État se réduisent à cela. Mais dans la pratique, l’État est bien plus que l’armée et la police. L’État moderne, même sous le capitalisme, est un monstre bureaucratique, une armée de fonctionnaires absorbant une énorme quantité de la plus-value produite par la classe ouvrière. De ce point de vue, il y a une part de vérité dans les arguments des monétaristes, dont l’appel à réduire la taille de l’État est un écho moderne de la revendication des libéraux du XIXe siècle pour un « gouvernement bon marché ». Bien sûr, comme l’explique Marx dans La guerre civile en France, la seule façon d’obtenir un gouvernement bon marché est l’abolition révolutionnaire de l’État bourgeois et la mise en place d’un État ouvrier, ou semi-État, comme la Commune de Paris.

Marx, Engels et Lénine ont tous expliqué que l’État est un pouvoir spécial, qui se tient au-dessus de la société et s’en éloigne de plus en plus. De manière générale, nous pouvons admettre que chaque État reflète les intérêts d’une classe dirigeante particulière. Mais cette observation n’épuise en rien la question du rôle particulier de l’État dans la société. En réalité, la bureaucratie de l’État a ses propres intérêts, qui ne correspondent pas nécessairement et à tout moment à ceux de la classe dominante, et peuvent même entrer en collision ouverte avec cette dernière. En dernière analyse, l’État, comme l’expliquent Marx et Lénine, est constitué de détachements spéciaux d’hommes en armes et de leurs appendices. C’est l’essence même de la définition marxiste. Cependant, il faut être prudent lorsqu’on utilise de grandes généralisations marxistes, bien qu’elles soient sans aucun doute correctes dans un sens absolu. La vérité est toujours concrète. Si l’on n’analyse pas les ramifications particulières et les circonstances concrètes, on tombe inévitablement dans l’abstraction et on commet des erreurs. Regardez la prudence avec laquelle Engels aborde la question, même lorsqu’il généralise. Dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Engels écrit:

« Mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l’« ordre »; et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger, c’est l’État. » (Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État)

 Et plus tard, il ajoute :

« […] considérons plutôt notre Europe actuelle, où la lutte des classes et la rivalité de conquêtes ont fait croître à tel point la force publique qu’elle menace de dévorer la société tout entière, et même l’État. »

Engels poursuit en montrant qu’une fois né, l’État, dans certaines limites, développe une dynamique indépendante qui lui est propre, et doit nécessairement en acquérir une dans certaines conditions :

 « Disposant de la force publique et du droit de faire rentrer les impôts, les fonctionnaires, comme organes de la société, sont placés au-dessus de la société. […]

Comme l’État est né du besoin de refréner des oppositions de classes, mais comme il est né, en même temps, au milieu du conflit de ces classes, il est, dans la règle, l’État de la classe la plus puissante, de celle qui domine au point de vue économique et qui, grâce à lui, devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens pour mater et exploiter la classe opprimée. […] Exceptionnellement, il se présente pourtant des périodes où les classes en lutte sont si près de s’équilibrer que le pouvoir de l’État, comme pseudo-médiateur, garde pour un temps une certaine indépendance vis-à-vis de l’une et de l’autre. » (Ibid., je souligne)

De nouveau, affirme Engels :

« Le compendium de la société civilisée est l’État qui, dans toutes les périodes typiques, est exclusivement l’État de la classe dominante et qui reste essentiellement, dans tous les cas, une machine destinée à maintenir dans la sujétion la classe opprimée, exploitée. » (Ibid., je souligne)

Remarquez la manière extrêmement prudente et scientifique dont Engels s’exprime; par exemple : « dans toutes les périodes typiques » ou « il est, dans la règle, l’État de la classe la plus puissante ». Engels a bien compris qu’il y a des situations atypiques et anormales dans lesquelles ce principe général de la théorie marxiste ne peut pas être appliqué. Cette approche dialectique de la question de l’État a été élaborée par Marx dans Le 18e Brumaire de Louis Bonaparte, où il explique le phénomène du bonapartisme, dans lequel la relation entre l’État et la classe dominante ne correspond pas à la norme. Marx y souligne comment les soldats ivres de Louis Bonaparte, au nom de « la loi, l’ordre et la famille », ont abattu la bourgeoisie qu’ils représentaient supposément. La bourgeoisie était-elle la classe dirigeante sous le règne de Louis Bonaparte? Il n’est pas nécessaire d’avoir une connaissance approfondie du marxisme pour répondre à cette question. La simple généralisation de « détachements d’hommes en armes » ne prend en compte ni le bonapartisme bourgeois ni le bonapartisme prolétarien. Si nous regardons l’histoire de la société moderne, nous trouvons de nombreux exemples où la bourgeoisie est expropriée politiquement et reste pourtant la classe dirigeante. C’est ce que nous appelons le bonapartisme, ou comme le dit Marx, « la simple domination du sabre » sur la société. Examinons quelques exemples.

En Chine, après que Chiang Kaï-chek eut écrasé la classe ouvrière de Shanghai avec l’aide de la lie des gangs de Shanghai en 1927, les banquiers organisèrent des banquets en son honneur et l’applaudirent en tant que bienfaiteur et sauveur de la civilisation. Mais Chiang voulait quelque chose de plus concret que les louanges de ses maîtres. Sans cérémonie, il a mis tous les riches industriels et banquiers de Shanghai en prison et a exigé une rançon de plusieurs millions avant de les libérer. Il avait fait le travail pour eux et en exigeait maintenant le prix. Il n’avait pas écrasé les ouvriers de Shanghai au profit des capitalistes, mais pour obtenir plus de pouvoir et de revenus pour lui et sa bande de voyous. Pourtant, qui osera dire que les banquiers qui étaient en prison n’étaient pas encore la classe dirigeante bien qu’ils ne détenaient pas le pouvoir politique? La bourgeoisie chinoise a dû réfléchir tristement à la complexité d’une société où une bonne partie du butin de la plus-value extraite des travailleurs devait aller à ses propres chiens de garde et où une grande partie de sa classe languissait en prison.

La bourgeoisie est expropriée politiquement dans de telles conditions; la force nue domine la société. Une énorme partie de la plus-value est consommée par les militaristes et les fonctionnaires de haut rang. Mais il est dans l’intérêt de ces bureaucrates que l’exploitation capitaliste des travailleurs se poursuive, et donc, s’ils extraient autant qu’ils le peuvent de la bourgeoisie, ils défendent néanmoins la propriété privée. C’est pourquoi la bourgeoisie continue à être la classe dirigeante, bien qu’elle ait perdu le pouvoir politique direct. Voilà la réponse aux partisans du capitalisme d’État qui affirment qu’il est fallacieux de prétendre que la Russie était un État ouvrier déformé, et que la classe ouvrière soviétique pouvait être une classe dirigeante lorsqu’elle était sous la coupe du stalinisme et qu’une partie d’entre elle était dans des camps de travail. Si nous ne nous orientons pas par les formes de propriété fondamentales de la société, nous perdons complètement nos repères.

On pourrait donner de nombreux exemples dans l’histoire de la manière dont une partie de la classe dirigeante a attaqué d’autres parties et dont l’État s’est élevé au-dessus de la société. Par exemple, dans la Guerre des Deux-Roses en Grande-Bretagne, les deux factions des barons au pouvoir se sont pratiquement exterminées l’une l’autre. À un moment ou à un autre, de grandes sections de la classe dirigeante ont été emprisonnées ou exécutées, et le trône a été occupé par les aventuristes d’une bande ou d’une autre. Finalement, une nouvelle dynastie émergea, les Tudor, qui se maintinrent en équilibre entre les classes pour établir un régime absolutiste. Des processus analogues ont eu lieu dans d’autres pays. Quelle était la nature de classe de l’absolutisme? Ces monarques absolus, dans une tentative de se consolider en tant que pouvoir se situant au-dessus de la société, et s’en aliénant de plus en plus, s’appuyaient fréquemment sur la bourgeoisie naissante pour porter des coups à la noblesse féodale. Pourtant, la nature de classe du régime restait féodale. Elle était déterminée par les relations de propriété existantes, et non par la configuration politique du gouvernement. Une situation similaire existait à l’époque de la décadence de la société esclavagiste. Les empereurs romains s’élevaient au-dessus de la société et opprimaient violemment la classe dirigeante, les propriétaires d’esclaves, qui se retrouvaient pillés par les impôts, arrêtés, torturés et assassinés par les empereurs, qui étaient « élus » par la Garde prétorienne. En fait, Marx a d’abord utilisé le terme « Césarisme » pour décrire ce phénomène. Mais ce fait n’a pas changé d’un iota la nature de classe de l’État romain en tant qu’État esclavagiste. Et les propriétaires d’esclaves sont restés la classe dirigeante même sous le talon de fer du césarisme.

Comme l’explique Trotsky, en suivant l’analyse classique de Marx, Engels et Lénine :

« Le césarisme ou sa forme bourgeoise, le bonapartisme, entre en scène, dans l’histoire, quand l’âpre lutte de deux adversaires paraît hausser le pouvoir au-dessus de la nation et assure aux gouvernants une indépendance apparente à l’égard des classes, tout en ne leur laissant en réalité que la liberté dont ils ont besoin pour défendre les privilégiés. » (Trosky, La Révolution trahie)

Au cours du siècle actuel, à l’époque du déclin du capitalisme, nous avons vu le phénomène du fascisme, qui diffère du bonapartisme dans ses origines, mais qui a aussi beaucoup de choses en commun avec lui. Un régime fasciste, contrairement au bonapartisme, arrive au pouvoir sur le dos d’un mouvement de masse composé de la petite bourgeoisie enragée et du lumpenprolétariat. Une fois au pouvoir, cependant, il perd rapidement sa base de masse et devient un régime bonapartiste, s’appuyant sur l’armée et la police. Trotsky compare la bureaucratie nazie en Allemagne au mythe du « vieil homme de la mer ». Assise sur les épaules de la bourgeoisie et la guidant sur le chemin de la sécurité, elle la maltraite en même temps, crachant sur son crâne chauve et lui enfonçant ses éperons dans les flancs.

Dans Défense du marxisme, Trotsky souligne la différence entre le bonapartisme et le fascisme :

« L’élément commun entre le bonapartisme ancien et le fascisme est que l’un et l’autre se servent des antagonismes de classe pour assurer au pouvoir d’État une plus grande indépendance. Mais nous avons déjà souligné que le bonapartisme ancien date de l’époque de la société bourgeoise ascendante, tandis que le fascisme est le pouvoir d’État de la société bourgeoise déclinante. » (Trotsky, À propos du «Workers » party, août 1940)

Il suffit de considérer le traitement réservé par Hitler à ses opposants capitalistes. Les nazis, qui défendaient les rapports de propriété capitalistes, non seulement volaient les bourgeois et confisquaient leurs biens, mais aussi les exécutaient parfois. Bien sûr, il ne fait aucun doute que la nature de classe de l’État nazi était bourgeoise. Mais, d’un autre côté, la bourgeoisie allemande a perdu le contrôle de l’État, qui est tombé entre les mains des aventuristes irresponsables et criminels d’Hitler, qui l’ont utilisé à leur propre avantage. Ici, la relation entre l’État et la classe dirigeante est dialectique et contradictoire. En fait, en 1943, les intérêts de la classe dirigeante en Allemagne étaient en conflit ouvert avec l’État. À ce moment-là, l’Allemagne avait déjà perdu la guerre. Il était dans l’intérêt de la classe dirigeante d’arriver à une paix avec la Grande-Bretagne et l’Amérique, afin de faire la guerre à l’Union soviétique. Mais la reddition aurait signifié la mort pour la clique nazie qui contrôlait l’État. La bourgeoisie allemande a essayé, sans succès, de renverser Hitler par un coup d’État militaire (le complot du 20 juillet 1944). Hitler a mené la guerre jusqu’au bout et l’Allemagne en a payé le prix avec la perte de sa moitié orientale au profit de la Russie stalinienne.