Depuis la mi-avril, le Soudan est plongé dans une guerre civile meurtrière, qui est la conséquence tragique de l’échec des masses à prendre le pouvoir lors de la révolution de 2018-2019. Cette guerre vise à trancher la rivalité entre les deux bouchers qui ont mené la contre-révolution soudanaise : le général Mohamed Hamdan Dagalo (plus connu sous le nom de Hemedti), qui dirige les « Forces de soutien rapide » (FSR), un groupe paramilitaire, et le général Abdel Fattah al-Burhan, qui commande l’armée régulière et gouverne de facto le pays depuis 2019.

Rivalités contre-révolutionnaires

Les FSR ont été à la pointe de la répression de la révolution soudanaise, depuis que les masses ont renversé le général Omar al-Bashir en 2018. C’est elles qui ont écrasé les manifestations de Khartoum en 2019, dans un véritable déchaînement de violence et de barbarie. Burhan et Hemedti ont ensuite organisé en 2021 un coup d’État contre le premier ministre civil « de transition », le libéral Abdalla Hamdok, et restauré une dictature militaire. L’alliance temporaire de ces généraux avec les libéraux n’avait été qu’une feuille de vigne pour dissimuler leur propre pouvoir. Ils y ont mis fin dès qu’ils ont senti qu’ils pouvaient s’en passer.

Depuis, les deux généraux étaient en concurrence pour savoir lequel des deux détiendrait le pouvoir suprême. Tous deux essayaient de gagner le soutien de diverses puissances impérialistes. Ils ont notamment participé à des négociations organisées par les États-Unis, la Grande-Bretagne, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, pour mettre sur pied une « transition » vers un gouvernement civil.

Ces négociations, auxquelles participaient aussi les « Forces du changement et de la liberté » (FCL – une coalition d’organisation « démocrates » bourgeoises), sont une escroquerie pure et simple. Un « gouvernement civil » auquel les généraux donneraient leur accord ne pourrait être qu’une nouvelle couverture pour dissimuler leur tyrannie.

Depuis le début du printemps, les tensions entre Hemedti et Burhan s’étaient aggravées. Les forces armées soudanaises, dirigées par Burhan, avaient déployé des troupes dans des postes clés de la capitale et avaient fortifié leur quartier général à Khartoum.

Les deux généraux avaient aussi multiplié les déclarations hostiles. Hemedti a ainsi affirmé que Burhan s’opposait à la « transition vers la démocratie ». Venant de l’homme qui commandait les milices qui ont noyé dans le sang la révolution de 2018-2019, cela confine à la mauvaise plaisanterie! De son côté, Burhan avait annoncé son intention de réorganiser le gouvernement pour retirer à Hemedti son statut de numéro deux du régime.

Ces deux truands agitaient en fait la menace d’une confrontation armée pour faire monter les enchères et négocier de meilleures positions pour leurs cliques respectives au sein du régime. C’est ce qu’expliquait un analyste de Khartoum, Khlood Khaior, au journal Middle East Eye : « Ils laissent monter les tensions, et renforcent leurs forces et leurs arsenaux, pour utiliser la menace d’une possible confrontation armée pour obtenir des concessions des acteurs démocrates, et en particulier des FCL. »

Les concessions piteusement accordées par les FCL n’ont manifestement pas suffi à satisfaire les appétits rivaux des deux généraux. L’annonce d’un prochain accord visant à intégrer les FSR dans l’armée régulière a fourni le prétexte à l’éclatement de la guerre civile.

Une guerre de bandits

Le 15 avril, les FSR ont annoncé avoir pris le contrôle de plusieurs positions clés dans la capitale, notamment le palais présidentiel, la télévision d’État et l’aéroport, mais aussi dans le Darfour (dans l’ouest du pays) ainsi que de l’aéroport de Merowe (dans le nord). L’armée a immédiatement riposté. Elle a notamment profité de sa supériorité aérienne pour bombarder des bases des FSR, dont beaucoup sont situées dans des zones urbaines.

La population civile a été la première victime de cet affrontement entre deux de ses bourreaux. Les bombardements et les combats ont forcé nombre de personnes à rester cloîtrées chez elles, où elles sont privées d’accès aux soins et souvent de nourriture et d’eau. De nombreux civils ont été tués dans les combats ou les bombardements, et plusieurs rapports signalent des pillages, des viols et des meurtres commis par les soldats et les miliciens des deux camps.

La situation s’est encore aggravée après que des travailleurs humanitaires et des représentants de l’ONU aient été attaqués et plusieurs tués. En réaction, la plupart des organisations humanitaires ont interrompu toutes leurs activités au Soudan et ont quitté le pays. Ce n’est que le 1er mai, après plusieurs semaines d’interruption, qu’un premier envoi d’aide alimentaire a pu être envoyé à Khartoum par le Programme alimentaire mondial et il n’est pas sûr que d’autres puissent suivre

Cynisme impérialiste

Sans surprise, les impérialistes ont versé des larmes de crocodile sur cette situation désastreuse. Le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, a appelé à un cessez-le-feu immédiat et à la reprise de « négociations qui semblaient très prometteuses pour placer le Soudan sur la voie d’une transition totale vers un gouvernement dirigé par des civils ». Le gouvernement français a répété les mêmes absurdités en appelant notamment « les commandants de l’armée et des [FSR] à tout mettre en œuvre pour faire cesser les combats et prévenir toute escalade ». Le Quai d’Orsay ajoutait qu’il demandait « le retour à un processus politique inclusif, conduisant à la nomination d’un gouvernement de transition et à des élections générales ».

Ces déclarations sont hypocrites et mensongères. Il est évident que les marchandages entamés par les bourreaux de la révolution soudanaise avec les FCL, qui sont les représentants de la classe dirigeante soudanaise, ne pourront jamais déboucher sur un régime véritablement démocratique. Les puissances occidentales qui ont parrainé ces négociations n’ont jamais fait mystère de leurs véritables priorités : garder le contrôle du Soudan, contenir le mouvement révolutionnaire et repousser au passage l’influence de leurs rivaux impérialistes.

L’Occident craint tout particulièrement l’influence de la Russie dans la région. Hemedti comme Burhan ont tous deux cherché à nouer des liens avec Moscou. Le groupe Wagner a par exemple été présent au Soudan, à travers lequel il a fait transiter du matériel de guerre vers la Centrafrique. Ses mercenaires auraient aussi participé à l’entraînement et à l’équipement de l’armée soudanaise. Enfin, les généraux de Khartoum ont affirmé qu’ils étaient disposés à accueillir une base navale russe dans leur pays.

L’impérialisme américain s’est inquiété de ce rapprochement entre Moscou et Khartoum et cherche donc à nouer des liens plus étroits avec les généraux réactionnaires du Soudan. Washington n’a aucun scrupule à coopérer avec des criminels de masse si ses intérêts l’exigent. Un article du journal National Interest l’affirmait sans ambages avant l’éclatement de la guerre civile :

« Les enjeux sont élevés pour les intérêts américains. Les États-unis doivent donc coopérer avec les dirigeants soudanais qui ont soutenu l’accord-cadre pour créer une dynamique qui incite les élites soudanaises à appliquer cet accord et à adopter une orientation pro-américaine. Même si les acteurs militaires au Soudan et dans toute la région ont un lourd passif en ce qui concerne les droits de la personne et la gouvernance, il est vital que les États-Unis reconnaissent lorsque ces acteurs s’alignent sur des politiques pro-américaines et que Washington accroisse sa coopération avec eux lorsque c’est le cas. »

Les Émirats arabes unis et l’Égypte se sont eux aussi appuyés sur les cliques rivales des généraux de Karthoum pour étendre leur influence et mettre la main sur les ressources du Soudan, sur ses richesses agricoles, ses mines d’or et ses ports. Le régime d’Al-Sisi a particulièrement appuyé les efforts de Burhan pour écraser les masses soudanaises. Le dictateur égyptien craignait qu’une vague révolutionnaire victorieuse au Soudan ne provoque une résurgence des luttes des masses égyptiennes.

Le Soudan se trouve au centre d’une véritable cabale de prédateurs impérialistes, qui font de grands discours sur le retour d’un « pouvoir civil » et la « démocratie » tout en négociant avec les généraux contre-révolutionnaires qui se partagent le pays. Tous ont un commun intérêt à la « stabilité », c’est-à-dire à la préservation du système capitaliste et l’écrasement des luttes révolutionnaires des masses.

Trahisons des dirigeants

À chaque pas, la révolution soudanaise a été trahie par ses dirigeants. Ceux-ci ont systématiquement refusé d’appeler les masses à une confrontation armée décisive et ont préféré conclure des accords avec la classe dirigeante.

Les éléments les plus perfides, comme les FCL, ont négocié directement avec la contre-révolution, et ont ainsi non seulement ruiné leur autorité aux yeux des masses, mais aussi aidé à l’écrasement du mouvement dans le sang.

Après avoir joué un rôle positif dans les premiers jours de la révolution, l’Association des professionnels soudanais (APS) a elle aussi très vite dégénéré. Le 15 avril, elle a publié un communiqué qui apportait son soutien à l’« accord politique » pour établir un pouvoir civil, qui venait d’être marchandé avec les généraux. En semant des illusions sur la possibilité que Hemedti et Burhan défendent la « transition démocratique », l’APS trahit les masses, qui ont passé des années à combattre précisément ces mêmes généraux assassins.

Dans le même temps, le Parti communiste soudanais (PCS) a publié un communiqué par lequel il semble apporter son soutien à Burhan contre Hemedti! Ce communiqué affirme en effet qu’il faut « dissoudre toutes les milices, collecter les armes disséminées dans le pays et reconstituer l’armée nationale professionnelle unifiée », ce qui revient à appeler au renforcement des forces que contrôle le général Burhan, et donc à soutenir une aile de la contre-révolution contre l’autre.

Le communiqué du PCS va plus loin et appelle à « l’unité du peuple, de toutes les forces nationales, de toutes les forces radicales et des comités de résistances autour des objectifs de la révolution : la restauration de la paix, de la sécurité et de la stabilité ». On se demande bien qui sont ces « forces nationales ». Les généraux? Les parasites de la bourgeoisie soudanaise? Ces « forces » sont hostiles à la révolution. Le PCS lance en fait des appels à l’« unité » entre les bourreaux et leurs victimes.

De son côté, la coordination des Comités de résistance (CCR), qui rassemble les éléments dirigeants les plus sérieux et les plus courageux de la révolution, a publié un communiqué qui appelle à une lutte « pacifique » contre les généraux. Ce communiqué déclare même qu’il faut s’opposer à « tout appel à armer [le peuple], car cela mènera à la guerre civile ». Cela alors même que les armées des généraux bombardent la capitale! Cet appel équivaut à demander aux masses de tendre l’autre joue…

C’est une nouvelle preuve de la faillite du pacifisme des dirigeants de la révolution soudanaise. En 2019, les CCR et le PCS ont agité le spectre d’une guerre civile pour justifier leur refus d’armer les masses et de mener la lutte contre les généraux jusqu’au bout. Cela a mené à une véritable guerre civile unilatérale, durant laquelle le peuple a été écrasé par les généraux, et à la guerre civile que se livrent aujourd’hui deux cliques rivales de bourreaux contre-révolutionnaires.

Les tâches de la révolution soudanaise

La situation actuelle aurait tout à fait pu être évitée, si la révolution soudanaise avait été menée jusqu’à la victoire. Cela signifie qu’il aurait fallu mener une guerre de classe sans répit contre la contre-révolution.

De nombreuses opportunités se sont présentées d’armer les masses et de mener une insurrection pour arracher le pouvoir aux généraux réactionnaires. Toutes ces occasions ont été gâchées par les dirigeants du mouvement, qui ont refusé de prendre les mesures nécessaires.

S’il avait pris le pouvoir, le peuple soudanais aurait non seulement conquis la démocratie, mais aussi posé les bases pour des réformes touchant tous les aspects de la vie des travailleurs soudanais : la santé, l’éducation, les infrastructures, etc. en expropriant la classe dirigeante parasitaire et en refusant les dettes du pays envers les impérialistes. La voie aurait ainsi été ouverte pour la transformation socialiste de la société.

Un parti qui aurait défendu ce programme et ces perspectives aurait pu jouer un rôle déterminant dans ces événements, quelle que soit sa taille. Malheureusement, un tel parti n’existe pas au Soudan.

Peu importe quel bourreau réactionnaire sortira victorieux du conflit actuel, cela n’améliorera pas le sort des masses du Soudan. Les masses paient en ce moment un prix terrible pour la faillite politique de leurs dirigeants. Mais elles tiennent toujours la solution entre leurs mains. Aucune confiance ne doit être accordée à la soi-disant « communauté internationale » pour apporter une solution à la crise actuelle. Les impérialistes en sont précisément à l’origine.

Une issue hors de ce cauchemar ne pourra provenir que d’une résurgence de la révolution soudanaise. Celle-ci doit tirer les leçons de ses défaites passées, former ses propres organes de lutte pour se défendre contre les forces réactionnaires et se débarrasser de tous les éléments qui l’empêchent d’avancer.