France : Une lutte à la croisée des chemins

En ce mardi 7 mars, les syndicats français se mobilisent massivement contre la contre-réforme des retraites d’Emmanuel Macron, avec une vaste grève et plus d’un million de manifestants à travers le pays.

  • Jérôme Métellus
  • mar. 7 mars 2023
Partager

En ce mardi 7 mars, les syndicats français se mobilisent massivement contre la contre-réforme des retraites d’Emmanuel Macron, avec une vaste grève et plus d’un million de manifestants à travers le pays. Cet article de nos camarades français du journal Révolution, publié à l’origine le 28 février, présente la voie à suivre pour le mouvement.


La mobilisation contre la réforme des retraites entre dans une phase décisive. Toutes les journées d’action, depuis celle du 19 janvier, ont confirmé l’ampleur de l’opposition au projet du gouvernement et, au-delà, à l’ensemble de sa politique. Mais comme nous l’avions anticipé, ces mobilisations de 24 heures ne pouvaient pas, à elles seules, faire reculer Macron sur ce qui constitue le cœur de son offensive : le report de l’âge du départ à la retraite, l’augmentation de la durée de cotisation et la suppression des régimes spéciaux.

Désormais, tous les regards sont tournés vers une nouvelle étape de la lutte, à partir du 7 mars. Dans son communiqué du 21 février, l’intersyndicale « réaffirme sa détermination pour mettre la France à l’arrêt le 7 mars prochain ». Elle précise : « le 7 mars doit être une véritable journée morte dans les entreprises, les administrations, les services, les commerces, les écoles, les lieux d’études, les transports… ».

Tout en signant cet appel à « mettre la France à l’arrêt », le dirigeant de la CFDT, Laurent Berger, jette de grandes quantités d’eau glacée sur le mouvement. « Ce n’est pas un appel à la grève générale », explique-t-il, sans préciser comment il serait possible d’« arrêter » la France sans une grève générale. Cet homme a peur de son ombre et ne redoute rien tant que le succès de cette lutte.

La tonalité du communiqué intersyndical – qui est plus combatif que les précédents – reflète la pression de la base sur les sommets des organisations syndicales. Ceci dit, même une solide grève générale de 24 heures ne ferait pas reculer le gouvernement. C’est la raison pour laquelle cinq Fédérations nationales de la CGT (Chimie, Cheminots, Energie, Verres et Céramiques, Ports et Docks) appellent les travailleurs de leurs secteurs respectifs – et, au-delà, l’ensemble des travailleurs du pays – à s’engager dans des grèves reconductibles à compter du 7 mars.

Un communiqué commun de ces 5 Fédérations CGT explique : « A partir du 7 mars, les travailleuses et les travailleurs de nos 5 Fédérations nationales seront dans la lutte reconductible. Cette coordination doit donner confiance et permettre, dans tous les secteurs, public comme privé, d’amplifier le rapport de force. » Le même communiqué affirme : « gagner passera par l’organisation méthodique et combinée, entre les secteurs économiques, de grèves reconductibles dans les entreprises. » C’est exact.

Au-delà de ces cinq Fédérations de la CGT, l’organisation de grèves reconductibles est discutée dans l’ensemble de la gauche et du mouvement syndical. De larges couches de la jeunesse et du salariat comprennent que la lutte engagée le 19 janvier est désormais à la croisée des chemins : soit un puissant mouvement de grèves reconductibles se développe à partir du 7 mars, soit le gouvernement sera en situation de l’emporter. Autrement dit, elles comprennent que la mobilisation du 7 mars doit être le point de départ d’une nouvelle phase de la lutte, et non simplement une sixième mobilisation de 24 heures. Or c’est précisément cette perspective qui pourrait, en retour, favoriser le succès du 7 mars.

Le potentiel de la lutte

Un fait important doit être souligné : dans un certain nombre d’entreprises, les récentes journées d’action ont servi de point d’appui, et parfois de point de départ, à des grèves illimitées pour revendiquer des augmentations de salaire plus élevées que celles – très inférieures à l’inflation – « proposées » par les patrons dans le cadre des Négociations Annuelles Obligatoires.

Ce lien entre la lutte contre la réforme des retraites et la lutte pour de nettes augmentations de salaire n’a rien d’anecdotique. Il est très significatif. Si le mouvement actuel s’élève au niveau requis pour l’emporter, il fera nécessairement et spontanément émerger toute une série de revendications offensives dépassant largement le seul mot d’ordre – défensif – de retrait du projet de loi sur les retraites.

Si un nombre croissant de secteurs s’engagent dans un mouvement de grèves reconductibles, les travailleurs profiteront de ce nouveau rapport de forces pour passer à l’offensive sur divers sujets : salaires, conditions de travail, emploi, services publics, assurance chômage, etc. Mieux encore : portés par la puissance de leur propre mouvement, la jeunesse et les travailleurs voudront régler leur compte avec le gouvernement lui-même, c’est-à-dire le renverser et le remplacer par un gouvernement représentant leurs intérêts, et non plus ceux d’une minorité de parasites richissimes.

A l’heure où nous écrivons ces lignes, cette perspective n’est qu’une possibilité, bien sûr. Mais ce n’est pas une possibilité abstraite, déconnectée de la réalité, car une énorme quantité de colère accumulée travaille les profondeurs de la société française.

Dans ce contexte, les dirigeants de la gauche et du mouvement syndical devraient s’efforcer de lier le mouvement contre la réforme des retraites à une lutte plus générale – et plus offensive – contre l’ensemble de la politique du gouvernement, contre ce gouvernement lui-même et pour la mise en œuvre de mesures progressistes. Malheureusement, ils ne font rien de tel. En focalisant la lutte sur le seul projet de loi du gouvernement, ils en entravent le potentiel – ce qui, cependant, n’empêchera pas forcément ce potentiel de se réaliser, car le conservatisme des directions n’est qu’un obstacle relatif au développement d’un puissant mouvement de grèves reconductibles. N’oublions pas qu’en juin 1936 et en mai 1968, les grèves générales illimitées ont pris par surprise les dirigeants de la gauche et du mouvement syndical.

Crétinisme parlementaire

Au lieu d’ouvrir des perspectives plus larges que le seul retrait du projet de réforme, les dirigeants de la France insoumise et de la NUPES s’alignent sur la stratégie et le programme erronés de l’intersyndicale. Pour le reste, ils se livrent à une agitation parlementaire assez dérisoire. L’écrasante majorité du peuple ne s’intéresse pas aux tempêtes dans un verre d’eau qui se succèdent à l’Assemblée nationale, et notamment aux vifs débats de la NUPES à propos de la « tactique » à adopter vis-à-vis de l’article 7 du projet de loi [qui repousse l’âge légal de la retraite à 64 ans, NDLR] : fallait-il en permettre le vote – ou pas ? Mélenchon pense que non. Roussel (PCF) pense que oui. Martinez (CGT) pense comme Roussel, tout en demandant à Mélenchon de ne pas se mêler de syndicalisme. Et ainsi de suite, pour le plus grand bonheur des médias bourgeois, qui se font un devoir de relayer largement d’aussi creuses polémiques.

Face aux critiques et adjurations que se distribuent les différentes composantes de la NUPES sur des questions de douzième ordre, on songe à l’ironie mordante de Friedrich Engels lorsqu’il fustigeait le « crétinisme parlementaire », cette « maladie incurable (…) qui fait pénétrer dans ses infortunées victimes la conviction solennelle que le monde entier, son histoire et son avenir, est gouverné et déterminé par une majorité de votes dans le corps représentatif particulier qui a l’honneur de les compter parmi ses membres, et que tout ce qui se passe au dehors des murs de leur Chambre – guerres, révolutions, constructions de chemins de fer, découvertes de mines d’or californiennes, canaux de l’Amérique centrale, armées russes et autres choses semblables ayant quelques prétentions à exercer de l’influence sur les destinées de l’humanité – n’est rien comparé aux événements incommensurables pivotant sur l’importante question, quelle qu’elle soit, qui en ce moment précis occupe l’attention de la haute Assemblée. » [1]

Donnons un exemple concret. Le 9 février 2006, l’Assemblée nationale adoptait le Contrat Première Embauche (CPE), qui était une violente offensive contre la jeunesse et l’ensemble des travailleurs. Deux mois plus tard, l’opposition massive au CPE échappait au contrôle des directions syndicales, provoquait des grèves spontanées dans un nombre croissant d’entreprises – et obligeait le président Jacques Chirac à jeter sa loi fraichement votée dans les poubelles de l’histoire.

Voté ou pas, l’actuel projet de loi subira le même sort si – et seulement si – un puissant mouvement de grèves reconductibles se développe dans le pays, ces prochaines semaines. L’axe de cette lutte n’est pas au Parlement. Il est dans la rue, les entreprises, les universités et les lycées. Si les dirigeants de la NUPES veulent contribuer à la victoire de notre camp, ils doivent jeter toutes leurs forces dans cette bataille et lui donner sa véritable dimension, celle d’une lutte pour en finir avec le gouvernement Macron et le capitalisme en crise.