Le jour de son inauguration, le président américain Joe Biden a mis fin au projet de pipeline Keystone XL par un décret. L’oléoduc devait transporter du pétrole brut de l’Alberta vers la côte du golfe du Mexique aux États-Unis, le plus grand marché de brut lourd au monde. Ce projet a été proposé, approuvé et annulé à deux reprises depuis 2008. En mars dernier, le gouvernement du Parti conservateur unifié (UCP) de l’Alberta a parié 1,5 milliard de dollars sur une participation au projet et a accordé 6 milliards de dollars de mystérieuses garanties de prêt, dont les détails ne sont pas accessibles au public. Des milliards de dollars publics vont maintenant s’évaporer dans la nature avec l’annulation du pipeline.

Ce n’est que la dernière d’une série de catastrophes pour le premier ministre Jason Kenney et le gouvernement de l’UCP, notamment le scandale des membres de son gouvernement ayant voyagé pendant la pandémie, le tollé grandissant autour des projets de charbon dans les Rocheuses, et les enseignants en colère à cause des modifications apportées aux pensions provinciales. Lorsque Kenney est allé « all in » sur Keystone, il a insisté pour dire que « c’est un pari solide qui produira un beau rendement pour les Albertains ». Les événements ont montré que ce n’était pas du tout un placement solide, mais plutôt un pari imprudent.

Après qu’il ait été confirmé que le permis de Keystone avait été révoqué par le président Biden, le premier ministre Kenney, visiblement troublé, a tenu une conférence de presse où il a décrit la nouvelle comme un « coup de poing dans les tripes » et « une insulte envers le plus important allié et partenaire commercial des États-Unis ».

À l’approche du jour de l’inauguration, Kenney avait fait des avances à Biden dans les médias, plaidant en faveur de la poursuite du projet, arguant que l’annulation de l’oléoduc « tuerait des emplois des deux côtés de la frontière, affaiblirait la relation canado-américaine, d’une importance cruciale, et saperait la sécurité nationale des États-Unis en les rendant plus dépendants des importations de pétrole de l’OPEP à l’avenir ».

Dans la même déclaration, Kenney avait juré que le gouvernement de l’Alberta utiliserait « toutes les avenues légales » pour protéger ses intérêts dans le projet. Malgré les menaces d’action en justice de Kenney, les plaidoyers désespérés et les faibles arguments économiques, le président Biden n’a pas été convaincu et a procédé à l’annulation du projet.

Biden n’était pas le seul politicien dans le collimateur de Kenney; il a également eu des mots durs pour ses boucs émissaires habituels. L’une des principales raisons du déclin de l’industrie pétrolière albertaine est que la production de pétrole dans la province est parmi les plus chères au monde sur le plan de la production et de la main-d’œuvre. Si l’on ajoute à cela des prix bas, des rabais imposés sur les marchés internationaux et des coûts de raffinage élevés, le pétrole albertain n’est tout simplement pas concurrentiel. L’UCP est bien conscient de ce fait, mais plutôt que de l’admettre et d’agir en conséquence, il préfère lancer le blâme à tout ce qui bouge.

Le gouvernement fédéral est une cible favorite de l’UCP, et une cible facile en plus. Blâmer Ottawa lui permet de détourner l’attention des véritables raisons de la crise de l’industrie pétrolière albertaine et d’attiser les sentiments d’aliénation de l’Ouest afin de conserver ses appuis à ses efforts pour sauver une industrie mourante. Comme d’habitude, Kenney a fortement critiqué le premier ministre Justin Trudeau et le gouvernement libéral fédéral pour ne pas s’être suffisamment battus pour Keystone, malgré le fait qu’ils aient soutenu Keystone depuis le début. Kenney a décrit les déclarations de Trudeau sur Keystone comme « une simple expression de déception ». Ironiquement, c’est exactement ce que Kenney était en train de faire sur le moment, bien que d’une manière beaucoup plus animée. Naturellement, le Nouveau Parti démocratique albertain n’a pas été épargné non plus, car Kenney a tenté de lui faire porter la responsabilité des malheurs de l’industrie pétrolière. Pour l’UCP, si le gouvernement fédéral ne peut pas être facilement blâmé, alors ce doit être la faute du NPD.

L’annulation du pipeline Keystone XL n’est pas sortie de nulle part. Un des reproches de Kenney était que les permis ont été révoqués « sans consultation ». Il faut admettre qu’il a du culot, considérant que lui et son gouvernement ont coupé et sabré dans les soins de santé, l’éducation, les programmes pour les personnes handicapées et la protection de l’environnement depuis deux ans maintenant sans consulter qui que ce soit.

En tout cas, Biden avait promis d’annuler Keystone depuis longtemps. C’était l’une de ses promesses électorales. En outre, Biden était le vice-président sous Barack Obama, qui avait annulé le pipeline la première fois. En fin de compte, Biden et les démocrates sont les représentants préférés de la classe dirigeante américaine, et ils agiront dans l’intérêt de cette classe – et Keystone ne va pas dans le sens de ses intérêts.

Bien que Biden et Obama puissent sembler avoir un « programme environnementaliste », rien ne saurait être plus faux. Par exemple, Biden s’est exprimé ouvertement sur son soutien à la fracturation hydraulique, et Obama et Biden ont mené des politiques qui ont permis à l’industrie pétrolière américaine de devenir la plus importante au monde.

Obama n’a pas annulé Keystone pour des raisons environnementales, pas plus que Biden. Le régime Obama a brutalement réprimé l’opposition autochtone au Dakota Access Pipeline, par exemple. Obama avait annulé Keystone parce que les avantages ne compensaient pas les inconvénients du point de vue de la classe dirigeante américaine.

Keystone était confronté à une opposition croissante qui avait commencé à dissoudre la crédibilité progressiste d’Obama. Le pipeline se heurtait à une opposition importante dans presque toutes les juridictions qu’il était censé traverser. Des groupes environnementaux, des éleveurs, des agriculteurs et des groupes autochtones s’y opposaient. Cette opposition avait déjà commencé à se mobiliser sous Trump, Keystone ayant été bloqué par les tribunaux à la fin de l’année 2020.

De nombreux acteurs des milieux gouvernementaux et des entreprises n’étaient pas convaincus des avantages économiques de l’oléoduc. Alors que Keystone aurait profité aux propriétaires de raffineries de la côte du Golfe du Mexique, il aurait nui aux raffineries du Midwest, et apporté plus de concurrence à l’industrie pétrolière américaine dans son ensemble. 

Les promoteurs du pipeline, tant au Canada qu’aux États-Unis, ont fait valoir que le projet aurait des retombées positives pour les États-Unis, car il stimulerait l’économie américaine, créerait des emplois et ferait baisser le prix de l’essence. Cependant, une analyse économique plus sobre a montré que si plusieurs milliers d’emplois temporaires seraient créés indirectement et directement pendant la construction du gazoduc, une fois terminé, il ne créerait que 35 emplois permanents avec 15 travailleurs supplémentaires sous contrat temporaire – et ce, dans une économie comptant environ 150 millions de travailleurs.

Le président Obama et maintenant le président Biden représentent cette aile de la classe dirigeante américaine qui ne voit aucun avantage réel au pipeline pour l’économie américaine – et ils ne se trompent pas dans leur évaluation. Cette aile des démocrates est peut-être prête à se prononcer du bout des lèvres en faveur de la lutte contre le changement climatique, mais cela n’a vraiment rien à voir avec l’annulation de l’oléoduc. Du point de vue de cette aile de la classe dirigeante, le pipeline Keystone XL n’apporterait pas une contribution significative à l’économie américaine ni ne permettrait de créer un nombre significatif d’emplois.

En outre, le but de l’oléoduc était de permettre au pétrole brut canadien de passer par les États-Unis pour être vendu sur les marchés internationaux. La majeure partie de ce pétrole n’était pas destinée au marché américain. Comme l’a souligné Obama : « Comprenez ce qu’est ce projet : Il permet au Canada de pomper son pétrole, de l’envoyer par nos terres, jusqu’au Golfe du Mexique, où il sera vendu partout ailleurs. Il n’a pas d’impact sur le prix du carburant aux États-Unis. »

Si les économies canadienne et américaine sont largement intégrées, cela ne signifie pas que les classes dominantes canadienne et américaine ne sont pas concurrentes et qu’elles ne peuvent pas avoir des intérêts divergents. Du point de vue de la classe dirigeante américaine, la construction de l’oléoduc Keystone XL était en fait uniquement bénéfique pour la classe dirigeante canadienne et les barons du pétrole albertains en particulier. La bourgeoisie américaine a dû se demander : pourquoi consacrer tous ces efforts et tout cet argent à la construction d’infrastructures dans notre pays qui ne profitent qu’à notre concurrent? Du point de vue du capitalisme, construire un oléoduc pour aider votre concurrent n’a aucun sens.

Jason Kenney exige maintenant que le gouvernement fédéral se batte pour Keystone « comme il l’a fait pour les droits de douane sur l’aluminium et l’acier », c’est-à-dire que Kenney veut que le gouvernement fédéral impose des droits de douane sur les importations américaines en représailles à l’annulation de Keystone. Ce que Kenney ne semble pas comprendre, c’est que la tentative du Canada de porter des coups économiques aux États-Unis est comparable à une souris qui se bat avec un chat. La classe dirigeante canadienne sait qu’elle risque de perdre beaucoup plus que ses homologues américains dans un tel conflit.

C’était une chose pour le gouvernement canadien de riposter par une augmentation des droits de douane lorsque Trump a augmenté les tarifs sur l’aluminium et l’acier. En fait, ces tarifs ont révélé à quel point les deux économies sont réellement intégrées lorsque l’augmentation des tarifs américains sur l’aluminium et l’acier canadiens a entraîné une hausse immédiate des prix aux États-Unis, avant même que le gouvernement canadien ne riposte. Bien qu’il s’agisse d’un geste potentiellement stupide du point de vue de la bourgeoisie canadienne, les représailles canadiennes (qui n’ont jamais été appliquées puisque le gouvernement américain a fini par annuler les hausses tarifaires), étaient au moins proportionnelles aux politiques mises en œuvre par l’administration Trump. Cependant, l’imposition par le gouvernement canadien de tarifs punitifs aux États-Unis en représailles à l’annulation du pipeline Keystone XL ne serait pas considérée comme proportionnelle, et constituerait en fait un suicide économique pour la classe dirigeante canadienne. Ceci pour le simple fait que le commerce américain avec le Canada est beaucoup plus important pour la bourgeoisie canadienne que le commerce canadien ne l’est pour la classe dirigeante américaine. La classe dirigeante américaine utilise l’économie canadienne comme une filiale commode, mais la classe dirigeante canadienne est presque entièrement dépendante de l’économie américaine.

Lorsqu’on lui a demandé s’il regrettait l’investissement de 7,5 milliards de dollars dans le pipeline, qui a déjà perdu au moins 1 milliard de dollars, Kenney a répondu : « Non, absolument pas. Je pense que n’importe quel gouvernement responsable de l’Alberta aurait pris cette décision. »

En général, les gens ne se félicitent pas d’avoir perdu une fortune sur un pari stupide – encore moins d’avoir perdu une fortune en fonds publics. Quelqu’un va devoir payer pour l’énorme pari perdu de Kenney, en plus de ses réductions d’impôts sur les sociétés et autres subventions aux barons du pétrole. La question sera toujours la même : qui paie? Avec l’UCP aux commandes et agissant comme comité exécutif pour les sociétés pétrolières, ce seront les habitants de l’Alberta qui paieront pour couvrir les pertes encourues suite au fiasco de Keystone. Cela signifiera plus de licenciements, plus de privatisations et plus d’austérité. Cela signifiera des attaques contre les travailleurs du secteur public, les infirmières, les enseignants et les fonctionnaires. Cela signifiera l’effritement continu des infrastructures et la fermeture d’écoles et d’hôpitaux.

Le cafouillage du projet Keystone XL illustre une fois de plus l’approche de l’UCP pour gouverner l’Alberta : privatiser les profits et socialiser les pertes. Dans ce cas, c’est littéralement inscrit dans les contrats de garantie de prêts. La lutte pour Keystone XL est menée sous la bannière de « tous les Albertains », mais elle ne fera que compresser encore plus les travailleurs albertains dans le but de faire rentrer de l’argent dans les poches des capitalistes. Le gouvernement de l’UCP est le gouvernement des barons du pétrole et des entreprises et gouverne directement dans leur intérêt. Les syndicats, la classe ouvrière et la jeunesse de l’Alberta doivent continuer à lutter contre le programme d’austérité de l’UCP et à se battre pour un gouvernement qui gouverne dans l’intérêt des gens plutôt que dans celui des profits.