La politique étasunienne a été fondamentalement transformée. Il y a cinq ou dix ans, quiconque se serait affiché « socialiste » aux États-Unis aurait été regardé comme un extraterrestre. Aujourd’hui, Bernie Sanders, un « socialiste démocratique » autoproclamé, fait courir les foules et menace de vaincre Hillary Clinton dans les primaires démocrates. Sous l’effet d’un capitalisme qui va de crise en crise depuis la chute de Lehman Brothers en 2008, la frustration des masses étasuniennes s’exprime maintenant à travers la campagne de Sanders. Le Canada n’est pas immunisé contre cette vague d’enthousiasme pour ce que Sanders présente comme une « révolution politique contre la classe des milliardaires ».

Depuis 2008, l’austérité est à l’ordre du jour dans tous les pays. La jeunesse d’aujourd’hui n’a connu que l’austérité, et tout indique que cela n’est pas à la veille de changer. Une récession globale se fait de plus en plus menaçante, ce qui est admis par un nombre croissant d’analystes. Ce n’est ni plus ni moins qu’une génération entière qui menace d’être sacrifiée sur l’autel du profit.

Dans ce contexte d’un capitalisme en crise profonde, la pire depuis 1929, les dirigeants des partis ouvriers et des syndicats s’accrochent à ce système comme jamais auparavant. C’est le cas notamment en France, en Espagne et en Grèce, où les partis « socialistes » ont été les principaux porte-drapeaux de l’austérité. Aux États-Unis, les dirigeants des syndicats s’accrochent au Parti démocrate, malgré qu’il soit un outil des banquiers et des patrons et malgré l’appauvrissement continu des travailleur-euses sous Obama. Au Québec, la situation est similaire. Les syndicats flirtent toujours avec le Parti québécois malgré que la présence du milliardaire Pierre-Karl Péladeau à sa tête ait fini de révéler la nature réelle de ce parti ennemi des travailleur-euses. Le contraste entre la sévérité des politiques d’austérité et le conservatisme des bureaucraties réformistes des organisations ouvrières est saisissant. Ces dirigeants ne peuvent pas voir au-delà de ce que le capitalisme nous offre, et sont donc forcés d’accepter les coupures et l’appauvrissement généralisé.

Cependant, la nature a horreur du vide. La radicalisation et la frustration des masses face aux attaques répétées du capitalisme doivent inévitablement s’exprimer d’une manière ou d’une autre. En Espagne et en Grèce, avec la dégénérescence extrême des partis ouvriers traditionnels (PSOE et PASOK), la colère des masses s’est exprimée à travers Podemos et SYRIZA, de jeunes formations de gauche – dans le cas de Podemos, littéralement sortie de nulle part. Au Royaume-Uni, il a fallu un accident historique pour que Jeremy Corbyn, un socialiste autoproclamé membre du Parti travailliste, puisse se présenter à la chefferie de son parti, qui était contrôlé par la droite depuis plus de 30 ans. Il l’a finalement emporté haut la main, sa campagne attirant des dizaines de milliers de jeunes radicalisés par la crise du capitalisme.

Aux États-Unis, les travailleur-euses qui se veulent de gauche se font répéter à chaque élection qu’il faut voter pour le démocrate comme étant le « moindre mal ». Le mouvement ouvrier étasunien est sévèrement handicapé par la bureaucratie conservatrice des syndicats et par le fait qu’il n’a pas de parti qui pourrait lui permettre d’exprimer ses intérêts indépendamment de la classe capitaliste. Dans ces conditions, c’est dans la campagne de Bernie Sanders que s’est exprimée la colère des masses étasuniennes. Les appels de Sanders à une « révolution politique contre la classe des milliardaires », ses références au « socialisme démocratique » ont trouvé un écho parmi les travailleur-euses et la jeunesse. Il faut comprendre que cet appui à Sanders s’exprime en dépit du Parti démocrate, et non à cause de lui. Le Parti démocrate reste ce qu’il a toujours été, soit une des deux ailes de la bourgeoisie étasunienne.

Selon un récent sondage, 58% des Étasunien-nes entre 18 et 26 ans choisiraient le socialisme devant le capitalisme (33%). Les références au « socialisme » et à la « révolution » ne sont pas des handicaps pour Sanders, mais sont plutôt ce qui lui confère une telle popularité.  C’est ce qu’admet Catherine Rampell du Washington Post, qui a récemment écrit que les jeunes de la génération du millénaire (génération Y)  « sont non seulement prêts à accepter le socialisme de Sanders – en fait, ils aiment son socialisme. » Ces statistiques témoignent de l’état de la jeunesse étasunienne, une jeunesse radicalisée et ouverte aux idées qui hier semblaient farfelues ou dépassées. Cela montre la fausseté de ce préjugé si répandu dans le mouvement ouvrier selon lequel il faut modérer son discours pour attirer les gens et mobiliser les masses.

Le moins que l’on puisse dire est que la campagne de Bernie Sanders est venue transformer le paysage politique des États-Unis. L’utilisation du terme « socialisme » par Sanders fait que les gens se demandent ce qu’est le véritable socialisme; le mot « socialisme » a d’ailleurs été le plus recherché en 2015 sur le site web Merriam Webster, une entreprise qui publie notamment des dictionnaires. Les travailleur-euses et surtout la jeunesse se questionnent sérieusement sur la possibilité d’une alternative au capitalisme pourrissant. Le terrain est aujourd’hui fertile pour la propagation des idées du marxisme au pays de l’Oncle Sam.

Et le Canada?

On dit souvent que lorsque les États-Unis toussent, le Canada attrape la grippe. Comment le Canada est-il affecté par la vague d’enthousiasme pour Bernie Sanders?

La situation économique du Canada est elle aussi dangereusement précaire. Si le Canada avait pu éviter les bas-fonds de la crise de 2008-09, il semble que cette fois-ci le pays soit parmi les premiers à sombrer. Une récession technique a déjà frappé le pays en 2015, alors que les prix du pétrole ont entrainé la chute libre de l’économie albertaine. En janvier, la Banque du Canada a réduit ses prévisions de croissance de 2% à un maigre 1,4%, et a décrit comme « hautement incertain » l’environnement économique canadien. La chute du dollar canadien a causé une augmentation du prix des importations, ce qui se fait particulièrement ressentir en ce qui concerne les prix de la nourriture, qui ont augmenté drastiquement. La baisse des taux d’intérêts est habituellement utilisée comme mesure de relance de l’économie, mais ceux-ci sont déjà à des niveaux historiquement bas.

Cependant, la situation politique canadienne est très différente de celle des États-Unis. Alors que l’establishment étasunien est en crise, que le système bipartite est déstabilisé par les « outsiders » que sont Sanders et Donald Trump, le Canada jouit d’une relative stabilité. Le règne haï des conservateurs de Harper s’est enfin terminé après près de 10 ans, et une majorité de Canadien-nes ont beaucoup d’illusions dans le gouvernement Trudeau. Il est évident que les libéraux devront inévitablement recourir à des mesures d’austérité impopulaires à un moment ou à un autre. Leur engagement en faveur de budgets déficitaires ne fait que remettre à plus tard le paiement de la facture. Et nous savons qui aura à payer pour les déficits de Trudeau : les travailleur-euses. Cependant, le seul fait de revenir sur les décisions les plus controversées du gouvernement Harper fera de Trudeau un politicien populaire pour un temps. Un sondage effectué début février montre que si de nouvelles élections avaient lieu, les libéraux l’emporteraient haut la main, avec 49% des votes à travers le pays! Vraisemblablement, la lune de miel entre Trudeau et l’électorat canadien n’est pas terminée.

Au Québec, malgré que la classe ouvrière se soit mise en mouvement avec le Front commun intersyndical et que l’austérité soit hautement impopulaire, les libéraux de Couillard trônent tout de même en tête des derniers sondages avec 36% des intentions de vote. Québec solidaire, quant à lui, stagne toujours autour de 10%. Le contraste entre la vigueur du mouvement ouvrier et étudiant des dernières années et l’absence d’une représentation politique ouvrière est frappant. Les travailleur-euses du Québec ont, eux aussi, besoin d’avoir leur propre parti, et QS échoue jusqu’à maintenant à remplir ce rôle. C’est seulement en considérant cette absence d’une véritable représentation ouvrière de gauche que l’on peut comprendre pourquoi les libéraux québécois sont en mesure de garder une relative popularité.

La campagne de Sanders produit toutefois des effets sur la politique canadienne, notamment si on regarde du côté du NPD. Le NPD était en tête des sondages cet été en vue des élections en octobre parce qu’il mettait de l’avant plusieurs réformes progressistes et dénonçait les libéraux pour leur position sur la loi C-51. Mais la direction du parti, toujours obsédée par l’idée de « modérer pour gagner », a ensuite effectué un virage à droite, laissant ainsi à Trudeau la marge de manœuvre pour faire campagne à sa gauche et se donner une image plus progressiste que Mulcair. Cela a mené à la défaite humiliante du NPD.

Avec la montée de dirigeants de gauche comme Sanders et Jeremy Corbyn, de plus en plus de voix s’élèvent au sein du NPD contre les politiques de droite de Mulcair et de ses semblables au niveau provincial. Par exemple, Cheri DiNovo, députée du NPD ontarien, a affirmé que la montée de Bernie Sanders et de Jeremy Corbyn montrait la nécessité pour le NPD de revenir à ses racines « socialistes démocratiques ». Également, le NPD néo-écossais a élu à sa tête Gary Burrill le 27 février dernier. Burrill se dit socialiste et concourrait avec une plateforme similaire à celle de Bernie Sanders: salaire minimum de 15$, éducation gratuite, logement abordable, etc. Son hashtag sur Twitter était même… #FeeltheBurrill, un écho au #FeeltheBern de Sanders!

Tom Mulcair, de son côté, sent la pression monter et, jouant le carriériste, tente de se positionner plus à gauche pour sauver sa peau. En effet, il a récemment affirmé être pour un NPD « social-démocrate » qui allait « combattre les inégalités », un discours contrastant beaucoup avec son obsession des budgets équilibrés lors de la récente campagne électorale. Il sera intéressant de voir si cela lui permettra de sauver son poste lors de la convention du parti en avril. À l’inverse, les voix dissidentes se font de plus en plus fortes, et il n’est pas impossible qu’un candidat de gauche surgisse pour confronter Mulcair. Une chose est certaine, c’est que nous avons au Canada des symptômes du fait que le pendule de la société oscille maintenant vers la gauche.

L’instabilité politique sera la norme

Tandis que la crise du capitalisme s’approfondit, l’instabilité politique est en voie de devenir la norme, alors que les masses chercheront à s’en sortir. En Amérique du Nord et dans le reste du monde, la population se polarise à gauche et à droite tandis que des millions de personnes normalement apathiques entrent dans l’arène politique. Nous allons assister à la montée et la chute de plusieurs dirigeants politiques qui promettront tel ou tel changement ou une réforme de tel ou tel aspect du capitalisme, reflétant ainsi le désir de la classe ouvrière d’échapper aux horreurs du système.

Mais en tant que marxistes, nous comprenons que les promesses de quelqu’un comme Bernie Sanders, ou tout autre politicien semblable ici au Canada, ne peuvent être implantées que par une rupture avec le capitalisme, en expropriant les banques et les multinationales parasitaires et en mettant sur pied une économie planifiée démocratiquement, soit la base d’une économie véritablement socialiste.

Au Canada, rien n’indique que la crise profonde va s’estomper. Mais tenant compte des conditions décrites plus haut, la radicalisation pourrait prendre plus de temps à se développer et à s’exprimer, mais elle devra le faire, et elle va le faire, que ce soit au sein du parti ouvrier traditionnel actuel, le NPD, ou à l’extérieur de celui-ci.

D’ici là, il importe de construire les forces du marxisme au Canada pour que lorsque le mouvement de radicalisation prendra place, nous soyons prêt-es à aider les travailleur-euses et la jeunesse à adopter les idées et les méthodes qui permettront de vaincre. Sur la base du capitalisme et du réformisme, il n’y a pas de solution à la crise. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une révolution.