Pourquoi la bulle immobilière canadienne n’a-t-elle pas encore éclaté?

Un an après le début de la pandémie, le marché canadien de l’immobilier connaît son essor le plus rapide depuis des années en raison d’une spéculation désespérée, des mesures d’urgence liées à la pandémie et d’une augmentation massive et inégale de l’épargne. Rien de cela ne durera pour toujours.

  • Mitchell Thompson
  • lun. 29 mars 2021
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Crédit : Gerd Altmann/Pixabay

Un an après le début de la pandémie, le marché canadien de l’immobilier connaît son essor le plus rapide depuis des années en raison d’une spéculation désespérée, des mesures d’urgence liées à la pandémie et d’une augmentation massive et inégale de l’épargne. Rien de cela ne durera pour toujours.

La flambée inattendue des prix

Depuis 2008, les analystes avertissent que le marché immobilier canadien est voué à s’effondrer. En 2019, un rapport du FMI notait que les prix des logements à Toronto, Vancouver et Hamilton sont « surévalués » jusqu’à 50%, compte tenu de la croissance des revenus et des normes relatives au ratio dette/revenu. Ce rapport prévient que « les ménages canadiens sont beaucoup plus endettés que par le passé. Cela accroît leur exposition aux chocs liés aux revenus, au chômage, aux taux d’intérêt ou à la correction des prix des logements ».

Au printemps dernier, les régulateurs prévoyaient que la COVID-19 inciterait à cette correction.

Dans un témoignage de mai 2020, le PDG de la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL), Evan Siddall, a averti que la crise de la COVID-19 risquait de faire basculer le Canada dans un « gouffre de report des dettes ».  Cela, a averti Siddall, ferait grimper la dette des ménages à 130% du PIB, mettrait 20% des détenteurs de prêts hypothécaires en retard de paiement et ferait grimper les défauts de paiement des prêts hypothécaires à 9 milliards de dollars. « La combinaison d’une hausse de la dette hypothécaire, d’une baisse des prix des maisons et d’une hausse du chômage est préoccupante pour la stabilité financière à long terme du Canada », a averti Siddall.

Pourtant, les données de l’Association canadienne de l’immeuble indiquent que les prix des maisons ont augmenté de 13% au cours de la dernière année. Toutefois, cette augmentation est venue avant que les prix des maisons n’augmentent à leur rythme le plus rapide sur un mois depuis 1989, selon BNN. Selon le Financial Post, le Canada n’a que 1,9 mois d’inventaire de logements disponibles – le plus bas jamais enregistré.

Robert Hogue, économiste principal de RBC Marchés des Capitaux, souligne que la hausse des prix est largement uniforme dans tout le pays. « Habituellement, les marchés de l’immobilier résidentiel fonctionnent de manière isolée dans les différentes régions du pays, mais cette fois-ci, tout est synchronisé, le marché est très chaud partout », a-t-il déclaré.

L’économiste principal de BMO, Robert Kavcic, a déclaré à CTV que le taux d’augmentation s’accélère. « La variation sur un mois est plus rapide que celle sur trois mois; qui est plus rapide que celle sur six mois; qui est plus rapide que celle sur douze mois », a fait remarquer M. Kavcic. « Si vous regardez les trois derniers mois, nous affichons des gains de 30 ou 40%. »

Les condos sont également entrés dans la « frénésie ». À Toronto, 41% des condos vendus en février se sont vendus au-dessus du prix demandé. Et à Vancouver, les ventes globales de condos ont grimpé de 74%. La plupart de ces achats auraient été effectués par des investisseurs et des aspirants propriétaires d’immeubles.

Crise évitée?

Cette frénésie en a amené certains à rejeter les avertissements selon lesquels le marché du logement au Canada est sur le point de connaître une crise.

L’ancien gouverneur de la Banque du Canada, Stephen Poloz, aujourd’hui consultant privé en affaires, a déclaré à BNN que les risques étaient exagérés. « Nous avons de très bonnes règles en matière de prêts hypothécaires, et nous avons d’excellentes banques qui savent ce qu’elles font. »

Le Financial Post, quant à lui, a accusé la SCHL et les analystes des banques aux prévisions pessimistes d’avoir un « comportement de moutons ».

Certains investisseurs immobiliers ont eu des mots durs pour Siddall et la SCHL qu’ils accusent d’effrayer les nouveaux acheteurs potentiels. Cela a suscité un « mea culpa » de Siddall. « J’ai été pris à partie pour mes prévisions pessimistes sur le logement au printemps dernier », a-t-il écrit. « Nous n’avons jamais prétendu avoir une boule de cristal ».

Recrudescence de la spéculation et montée en flèche des prix

Peu après, David Rosenberg, ancien économiste de Merryll Lynch, a qualifié le marché immobilier canadien de « l’une des plus grandes bulles de tous les temps ». Il a en outre fait remarquer que les prix des maisons au Canada sont 40% plus élevés qu’aux États-Unis.

BNN a rapporté que des signes émergent de plus en plus indiquant que la flambée est due en partie aux spéculateurs qui réagissent à la hausse des prix en faisant monter les leur. « Des signes ont commencé à apparaître selon lesquels les spéculateurs alimentent une partie de la demande, ainsi que d’autres acheteurs inquiets de ne pas profiter du boom. »

Bloomberg rapporte, par exemple, que 6% de toutes les maisons mises en vente dans la banlieue de Toronto avaient été achetées au cours des 12 mois précédents, contre 4% l’année dernière. Le sous-gouverneur de la Banque du Canada, Lawrence Schembri, a déclaré à BNN : « Vous avez ces forces fondamentales qui provoquent initialement une augmentation des prix des maisons, puis elles acquièrent une dynamique autonome. »

Ce bond suit de près une nouvelle augmentation de l’investissement résidentiel, qui serait passé de 7,71% à 9,43% du PIB du Canada au troisième trimestre de 2020. Avant la pandémie, la richesse immobilière était déjà profondément inégale. Les 20% des ménages canadiens les plus riches possédaient 63% de la valeur nette totale de l’immobilier canadien (actifs moins dette hypothécaire), tandis que les 40% les moins riches ne possédaient que 2% de cette même valeur. Les propriétés qui ne sont pas des résidences principales étaient réparties de manière plus inégale; le quintile supérieur possédait 81% de la valeur nette de ces propriétés. Des statistiques plus récentes montrent que cette tendance n’a fait que s’exacerber.

D’autres ont lié la hausse des prix de l’immobilier à la grande offre monétaire peu dispendieuse – encouragée par la Banque centrale pour atténuer la crise – qui ne va pas à la création d’emplois ou aux dépenses productives.

« Le marché résidentiel est en feu, et il ne semble pas y avoir quoi que ce soit pour l’éteindre », a déclaré Sal Guatieri, économiste principal de BMO, à Bloomberg. « Nous dépensons beaucoup plus pour garder un toit sur nos têtes que pour les machines, les usines et l’IA. Une part beaucoup plus importante de notre économie est désormais consacrée à la construction résidentielle par opposition aux structures non résidentielles, ou simplement aux dépenses directes en machines et équipements. C’est fondamentalement malsain. »

Comme le souligne le Financial Post, en 2020, l’investissement résidentiel a atteint 37% de l’investissement total. Entre-temps, l’année dernière, des travailleurs ont été licenciés et les dépenses en nouvelles machines, en nouveaux équipements et en propriété intellectuelle sont tombées à 28,2% – leur plus bas niveau depuis 1993, et plus de 5% en dessous de leur sommet.

Selon le Globe and Mail, la flambée des prix pourrait être le genre de frénésie spéculative qu’on observe généralement à la fin d’une bulle, et qui pourrait être une tendance mondiale. Le Financial Times l’a appelée le « rebond de tout », car les efforts des banques centrales pour inonder les marchés d’argent pas cher n’incitent pas à l’embauche et à l’investissement productif, mais plutôt à la spéculation sur les obligations pourries, les actions dans le secteur de l’énergie et de l’hôtellerie, les compagnies aériennes et même le bitcoin.

Plans de sauvetage

Les avertissements selon lesquels le marché immobilier canadien est sur le point de s’effondrer sont parfois balayés par des affirmations selon lesquelles Bay Street est plus « responsable » que Wall Street ne l’était en 2008. Les différences sont considérablement exagérées, comme en témoigne le renflouement de 114 milliards de dollars qu’Ottawa a accordé à Bay Street sous forme de prêts et de rachats de titres adossés à des créances hypothécaires, alors même que les défauts de paiement augmentaient.

Au cours de la dernière année, Ottawa a encore une fois fouillé dans ses poches pour aider la bulle immobilière canadienne à survivre à la crise. En mars 2020, la SCHL a signalé que les gens « encombraient » ses lignes téléphoniques pour demander une aide pour le loyer, l’hypothèque et les factures de services publics.

La société d’État a introduit un report d’hypothèque de six mois pour plus de 25 millions de ménages et un allégement très limité des loyers pour les gens ordinaires.

Entre-temps, la SCHL a annoncé son intention d’acheter jusqu’à 150 milliards de dollars de titres adossés à des créances hypothécaires aux banques canadiennes pour leur permettre de prêter plus librement. Selon BNN, ces 150 milliards de dollars représentent environ 80% de la valeur de tous les prêts hypothécaires assurés par la SCHL dans les bilans des banques. Le dernier achat remonte à la fin octobre. Le directeur général de la SCHL a déclaré que ces mesures visaient à offrir « un répit à ceux qui en ont le plus besoin ».

Il ne s’agit là que d’une petite partie des 700 milliards de dollars de plans de sauvetage préparés par le gouvernement fédéral pour les entreprises canadiennes.

Pendant ce temps, des prêts hypothécaires d’une valeur de plus d’un milliard de dollars ont été reportés à la fin de 2020. La plupart d’entre eux appartenaient à des chômeurs de la construction, du commerce de détail et des services. En février 2021, 65% de ces reports avaient pris fin. Cependant, la SCHL elle-même a prévenu que davantage de Canadiens ordinaires pourraient se retrouver incapables de payer leur hypothèque et tomber en défaut de paiement.

Les « programmes sociaux » viennent au secours des prêteurs à risque

En 2008, les prêts hypothécaires à risque au Canada ne faisaient pas partie intégrante du marché immobilier comme aux États-Unis. Comme le dit un économiste, « La version la plus simple de l’histoire est que le Canada a eu la « chance » d’être un adopteur tardif des innovations américaines plutôt qu’un innovateur en matière de financement hypothécaire. » Mais les choses ont rapidement changé. Comme nous l’avons déjà souligné, en 2017, un secteur hypothécaire « fantôme » plus risqué a rapidement émergé et, selon les estimations, quelque part entre 3 millions et 9,9 millions de Canadiens détiennent des prêts hypothécaires à risque.

Selon Bloomberg, les deux plus grands prêteurs à risque du Canada – goeasy (1 milliard de dollars d’actifs) et Fairstone (3 milliards de dollars d’actifs) – ont signalé des défaillances moins importantes que prévu en juin. D’après Bloomberg, cela s’explique probablement par le fait que les aides d’urgence liées à la COVID-19 accordées aux travailleurs en difficulté leur ont permis de respecter leurs échéances de paiement.

Le fondateur de Loans Canada, Scott Satov, a déclaré à BNN : « Les gens sont dans une meilleure situation financière grâce à l’aide du gouvernement », tandis que le PDG de goeasy, Jason Mullins, espère que les « programmes sociaux » continueront à soutenir ses prêts.

Le 20 mai, Benjamin Tal, économiste à la CIBC, a déclaré au National Post que « Trudeau doit maintenant commencer le travail « extrêmement compliqué » d’ajustement et de limitation de ses programmes d’aide coûteux afin d’éviter une vague de défauts de paiement après la suppression de ces mesures de soutien. »

« C’est là que nous verrons les revenus chuter soudainement, et les taux de défaillance augmenter », affirme M. Tal.

Cependant, le gouvernement Trudeau finira par couper ces programmes. Dans les lettres de mandat de 2021, Trudeau insiste explicitement pour dire que la pandémie sera résolue sans nouvelles « dépenses permanentes ».

Reprise en « K »

Un autre facteur qui a jusqu’à présent maintenu à flot le marché résidentiel canadien est la baisse du coût de la vie pour les professionnels qui peuvent travailler à domicile – alors même que beaucoup de gens ont du mal à joindre les deux bouts.

Le Globe and Mail rapportait le 12 mars que, selon les données de février 2021, 600 000 personnes de moins travaillent et 460 000 travaillent moins d’heures. Un autre demi-million de personnes sont au chômage depuis plus de six mois. Alors que la plupart des emplois créés récemment l’ont été à temps partiel dans le commerce de détail et l’hôtellerie, le nombre de personnes gagnant 17,50 dollars de l’heure ou moins a diminué de 791 000.

Pourtant, le 8 mars, le Globe révélait également qu’au cours des neuf premiers mois de 2020, le ménage moyen a vu son patrimoine net augmenter d’environ 30 600 dollars, soit 5,4%.

Cet écart, note le Globe, découle d’une reprise très inégale. Environ deux tiers des gains de patrimoine net rapportés par le Globe provenaient de la hausse de la valeur des maisons et des économies réalisées par ceux qui peuvent travailler à domicile. « Le butin n’est pas partagé équitablement », fait remarquer le Globe.

La banque albertaine ATB, quant à elle, met en garde contre la venue d’une « reprise en forme de K ». Il s’agit d’une reprise où les personnes aux revenus les plus élevés reviennent à la normale, tandis que les salariés les moins bien rémunérés – les nombreux « travailleurs essentiels » qui ont été les plus exposés aux risques pendant la pandémie – s’appauvrissent davantage. L’ATB relève qu’il y a également moins d’espoir que les industries durement touchées par la pandémie se redressent et permettent un remboursement rapide. On peut lire dans le rapport :

« La branche supérieure du K sera constituée des travailleurs à salaire élevé qui n’ont pas perdu leur emploi pendant la pandémie. La demande accumulée au sein de ce groupe stimulera les dépenses de consommation. La branche inférieure sera formée par les travailleurs qui retrouvent un emploi faiblement rémunéré ou qui restent sans emploi parce que leur ancien employeur a définitivement fermé ou a besoin de moins de personnel. Si la période post-pandémique pourrait ressembler aux Années folles pour certains, elle sera difficile pour beaucoup d’autres. »

Et même ces professionnels aux salaires plus élevés pourraient ne pas être en mesure de retarder longtemps une crise immobilière. Une grande partie des gains découlant de la hausse de la valeur des actifs dépendent eux-mêmes en partie de la hausse constante des prix de l’immobilier, rendue possible, comme le note le Globe, par une abondance de crédit bon marché. De plus, les économies supplémentaires pourraient également être rongées par la hausse de l’inflation tout au long de cette année.

Le FMI a mis en garde contre l’augmentation des faillites et des fermetures d’entreprises à l’échelle mondiale, qui ont concentré l’emprise sur le marché entre les mains d’un nombre réduit de grandes entreprises. Ce phénomène est accéléré par l’augmentation des fusions et acquisitions entre secteurs et la diminution des dépenses de recherche et développement, ce qui menace la reprise mondiale.

Nous avons mieux à faire de ces maisons et de cet argent

L’activité accrue sur le marché résidentiel canadien ne reflète pas la santé sous-jacente de ce secteur; elle reflète la morbidité et le déclin de tout le reste.

Les capitalistes canadiens ont choisi de placer une partie de leur argent dans la spéculation immobilière, alors que beaucoup de gens sont dans le besoin. Et ce, sans même assurer une augmentation régulière de la construction de logements et sans baisser significativement les loyers dans des villes comme Toronto. Avant la pandémie, cette spéculation augmentait la disparité entre le nombre croissant de logements inoccupés et le nombre croissant de personnes sans logement. Depuis le début de la pandémie, alors que la spéculation sur le logement a progressé, les campements de fortune dans les plus grandes villes du Canada n’ont fait que se multiplier.

Cette spéculation a été subventionnée par l’argent des travailleurs qui ont subi le pire de la pandémie actuelle. Ils l’ont subventionnée à la fois en tant que contribuables et en payant des loyers et des hypothèques plus élevés, y compris avec leurs prestations d’urgence liées à la COVID-19.

S’il y a assez d’argent pour financer la spéculation immobilière, il y en a aussi assez pour payer l’équipement sanitaire pour combattre la pandémie. Et il y en a assez pour garantir des emplois futurs à tous les travailleurs de la construction qui travaillent actuellement dans le secteur résidentiel – soit pour construire des logements pour les personnes dans le besoin, soit pour réparer les écoles, les routes, les hôpitaux, les réseaux d’aqueduc et les autres infrastructures du Canada qui sont aujourd’hui en mauvais état.

Les banques, les spéculateurs, l’industrie de la construction résidentielle – et le capitalisme en général – se sont montrés incapables de fournir un logement adéquat à toutes et à tous. Cette industrie doit leur être retirée.