Pourquoi la classe dirigeante canadienne ne veut pas régler la crise du logement

Pour les capitalistes canadiens, il est plus profitable de maintenir l’offre au plus bas pour vendre les maisons plus cher et garder les loyers élevés. 

  • Benoît Tanguay
  • lun. 19 août 2024
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Une des formes les plus brutales que prend la crise du capitalisme au Canada est la crise du logement. Il s’agit maintenant d’une véritable épidémie. Dans virtuellement toutes les villes du pays, on voit une explosion du coût des maisons et des loyers. 

Les villes de tentes se multiplient, alors que de plus en plus de gens ne trouvent simplement nulle part où se loger.

Nos dirigeants cherchent des boucs émissaires. Les immigrants sont leur cible de choix. « 100% des problèmes de logement » sont liés à l’immigration, affirme le premier ministre du Québec François Legault. Le même genre de discours est relayé par le chef du Parti conservateur du Canada, Pierre Poilièvre. 

Même le gouvernement libéral de Justin Trudeau, jouant habituellement la carte pro-immigration, est tombé dans cette rhétorique et a adopté des mesures pour réduire le nombre d’étudiants étrangers.

Toutefois, il s’agit bel et bien de boucs émissaires. La réalité est que toute la classe politique capitaliste canadienne n’a aucune solution à la crise du logement. Au contraire, c’est elle et son système qui sont à blâmer. 

Problème d’offre ou de demande?

L’idée que l’immigration est la cause de la crise du logement revient à dire que la demande est trop élevée par rapport à l’offre, ce qui provoque une hausse des prix. Cette idée peut sembler raisonnable, mais elle ne résiste pas à l’analyse. 

Même s’il est vrai qu’il y a eu une hausse importante de l’immigration dans les dernières années, cela n’explique rien. La hausse massive du coût des logements est complètement disproportionnée par rapport à la croissance de la population. 

La population du Canada est passée de 32 millions à 41 millions entre 2005 et 2024, une augmentation de près de 30%. Pendant la même période, le prix de vente moyen d’une maison a presque triplé. Il est passé de 241 000 dollars en janvier 2005, à 720 000 dollars en janvier 2024, avec un pic de 836 000 dollars en février 2022.  

De plus, une société saine devrait être capable de construire des logements pour répondre à la demande accrue. C’est d’ailleurs ce que nous disent constamment les partisans du capitalisme, selon qui la toute puissante « main invisible du marché » devrait équilibrer le marché et rétablir une offre suffisante par rapport à la demande. 

Mais ce n’est visiblement pas le cas. En fait, alors qu’en 2023 la population augmentait dans sa proportion la plus élevée depuis 1957 (3,2%), le nombre de mises en chantier diminuait par rapport à 2022 et 2021.

Le marché n’étant pas capable de se réguler lui-même, beaucoup de commentateurs bourgeois proposent toutes sortes de mesures pour l’encourager, comme des changements aux règles de zonage, des réductions de taxes, etc. 

Mais ces mesurettes ne vont rien changer. Il s’agit de cadeaux aux capitalistes qui ne vont que servir à enrichir davantage les promoteurs immobiliers. Les conditions qui ont mené à la crise du logement restent intouchées.

Programme massif

Le fait est qu’il faudrait un programme massif de construction de logements, à la fois pour répondre à la demande, et pour faire baisser les prix.

La Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL) estimait en 2022 qu’il faudrait, pour rétablir l’abordabilité des logements, construire 3,5 millions de logements de plus que les 2,2 millions qui sont déjà projetés d’ici 2030. Le coût de construction d’un projet aussi massif s’élèverait à la somme colossale de 1000 milliards de dollars. 

Mais le fait est que les promoteurs immobiliers ne veulent pas se lancer dans un tel plan de construction, et les différents paliers de gouvernements non plus. Le petit plan pour le logement de Justin Trudeau, qui met de côté quelques milliards pour construire quelques centaines de milliers de logements, ne sera certainement pas suffisant.

Les experts bourgeois blâment différents facteurs, comme le coût élevé des matériaux, le manque de main-d’œuvre et son coût élevé.

Mais le problème est plus profond. Les capitalistes ne veulent pas construire parce que cela n’est pas profitable. 

Un bon exemple de cela est le Programme de prêts pour la construction d’appartements de la SCHL, un programme fédéral de prêts à faible taux d’intérêt pour des promoteurs qui acceptent de construire des logements à loyer abordable. Depuis le début du programme en 2017, qui a versé 17 milliards de dollars de prêts provenant des coffres fédéraux, seuls 46 000 logements ont été construits! 

De plus, une enquête du Globe and Mail a découvert que les critères d’attribution de la SCHL n’étaient pas réellement l’abordabilité. Seulement environ la moitié des logements construits grâce au programme de prêts étaient loués à un loyer abordable. Selon les promoteurs interrogés par le Globe, il n’est pas rentable de construire des logements dans le but de les louer à des loyers bas. « Personne ne voudrait de ces prêts », si les critères étaient plus stricts, affirme le promoteur Dan Dixon.

Pour les capitalistes canadiens, il est plus profitable de maintenir l’offre au plus bas pour vendre les maisons plus cher et garder les loyers élevés. 

C’est ce qu’explique le professeur Steve Pomeroy dans le rapport « Rethinking Canada’s Target for 5.8 Million New Homes by 2030 », du Collectif canadien pour la recherche sur le logement :  « Les promoteurs et les constructeurs ne sont pas désireux d’inonder le marché d’une offre excédentaire qui réduirait les bénéfices potentiels des ventes; en fait, ils sont plutôt enclins à l’inverse, à gagner du temps jusqu’à ce qu’il y ait plus de certitude et de possibilités que la nouvelle offre soit absorbée à un taux de rendement plus élevé sur l’investissement. »

Cela nous mène au cœur du problème. La classe dirigeante ne veut pas régler la crise du logement parce que les raisons mêmes de la crise sont pour elle source d’enrichissement.

Too big to fail

Comme nous l’avons expliqué ailleurs, les capitalistes canadiens trouvent l’industrie manufacturière de moins en moins intéressante. La crise de surproduction réduit leurs marges de profit, et ils cherchent alors des canaux d’investissements plus rentables. 

Investir dans l’immobilier est graduellement devenu beaucoup plus attirant pour les capitalistes. L’économie canadienne est donc devenue accroc à l’immobilier dans les quelque 20 dernières années. 

Pendant que le secteur manufacturier reculait, passant en 2004 d’un produit intérieur brut de 225 milliards de dollars à 213 milliards en 2023, le secteur des Services immobiliers a explosé de 175 milliards à 291 milliards pendant la même période. Il a ainsi dépassé le secteur manufacturier pour devenir la principale industrie canadienne – une industrie complètement improductive.

On a ainsi vu une bulle spéculative se créer : les investisseurs achètent des maisons en sachant qu’elles vont gagner en valeur, mais créent alors davantage de demande, ce qui augmente d’autant plus le prix, ce qui en retour confirme l’intérêt d’y placer son argent.

Ainsi, alors qu’il représentait 22,4% de l’investissement brut en l’an 2000, l’investissement résidentiel est maintenant une énorme partie – 37,2% en 2020 – de l’investissement brut au Canada. Cela en fait le taux le plus élevé de l’OCDE.  

Aujourd’hui, de larges pans de l’économie canadienne dépendent du secteur immobilier, de la construction à la finance en passant par l’assurance et toutes sortes de services connexes. 

Mais cette industrie repose largement sur du vent : sur la vente et la location de maisons souvent déjà construites. En fait, pendant que l’activité dans le secteur explosait de 2004 à 2023 comme on l’a vu, le nombre de nouveaux chantiers diminuait, ne retournant à son pic de 2004 qu’en 2021. 

De plus, cette industrie est largement alimentée non pas par des gens achetant des maisons dans le but de s’y loger, mais par des investisseurs cherchant à revendre ces propriétés à gros prix plus tard ou à les louer à des prix exorbitants. Selon la Banque du Canada, les investisseurs représentent environ 20% des acheteurs de maison. Dans les deux marchés les plus surchauffés au Canada, soit l’Ontario et la Colombie-Britannique, ce chiffre monte à 30% et 43% respectivement. 

Le portrait que nous venons de dresser permet mieux de comprendre pourquoi les personnes au pouvoir ne font rien pour régler la crise du logement, et pourquoi elles blâment les immigrants. 

Le Canada et son économie capitaliste basée sur la propriété privée et la recherche du profit pourraient difficilement encaisser une baisse significative du prix des maisons et des loyers. 

L’énorme secteur immobilier repose sur une bulle causée par des prix gonflés. Une dynamique claire de baisse significative des prix pourrait faire éclater la bulle, alors que les investisseurs seraient encouragés à vendre rapidement leurs propriétés avant une baisse encore plus importante. 

Cela amènerait un recul dans le secteur immobilier – le principal secteur de l’économie comme nous l’avons vu – et découragerait encore davantage les promoteurs à construire des logements. Cela pourrait être le facteur qui pousserait la fragile économie canadienne dans la récession.

Par ailleurs, il faut aussi voir que presque la moitié des Canadiens possèdent leur maison. Ces maisons ont gagné près de 300% de valeur depuis 2005. Cela veut dire que le patrimoine des ménages est largement attaché à la valeur de leur maison – plus précisément à 44% au quatrième trimestre de 2023. Mais ce patrimoine est largement placé dans un bien à valeur spéculative. 

Les familles qui ont acheté une maison à un prix exorbitant et à un taux d’intérêt élevé se verraient du jour au lendemain prises avec une hypothèque impayable sur une maison qui ne vaut plus autant.

Ce qui rendrait le logement abordable pour une partie de la population ruinerait de nombreux ménages.

Surtout, toute la classe dirigeante s’est enrichie massivement sur la bulle immobilière des 20 dernières années. Elle n’est absolument pas intéressée à réduire la valeur des logements – ce qui reviendrait à réduire sa propre richesse.

Exproprions les gros promoteurs et les banques!

La classe dirigeante est donc prise entre l’arbre et l’écorce. 

D’un côté, la crise du logement crée une colère toujours croissante et une instabilité politique – une situation de plus en plus intenable, alors qu’un nombre grandissant de gens sont incapables de se loger et sont jetés à la rue. 

De l’autre, en essayant d’agir pour régler la crise, elle risque de provoquer une crise encore plus grande.

Alors sa seule option dans un cadre capitaliste est de jouer l’équilibriste en essayant de réduire progressivement la demande par une limitation de l’immigration, tout en augmentant progressivement l’offre par de maigres investissements et changements à la taxation et à la réglementation. 

Pendant ce temps, des millions de pauvres et de travailleurs souffrent dans des taudis, dans le stress de perdre leur logement, ou dans la rue. Pour détourner l’attention de leur propre responsabilité dans cette crise, les politiciens comme Poilievre et Legault pointent du doigt les immigrants. Ils présentent leur discours anti-immigration comme une simple réalité économique, mais ils savent bien quel message subliminal raciste ils envoient. Cette soi-disant solution pratique à la crise du logement ne règlera rien, mais alimentera le racisme ambiant. 

Les travailleurs doivent rejeter ce genre de fausse solution. Il s’agit d’un écran de fumée. Ces politiciens sont des serviteurs des mêmes patrons et propriétaires qui nous paient des salaires de misère tout en nous facturant des loyers astronomiques. Les travailleurs canadiens et québécois ont le choix entre continuer à souffrir dans une crise du logement insolvable, ou prendre les choses en main. Les moyens existent pour construire des millions de logements. Des centaines de milliards de dollars dorment dans les comptes de banque des entreprises. L’obstacle à leur utilisation productive est la recherche du profit et l’absurdité de l’économie de marché.

Pour régler la crise du logement, il nous faut exproprier les gros propriétaires, les promoteurs immobiliers et les banques pour financer un programme massif de construction de logements. Les logements gardés vides par des spéculateurs doivent être expropriés immédiatement pour y loger des gens sans abri. L’argent exproprié des banquiers devrait aussi servir à fournir une pension de retraite universelle élevée pour que personne n’ait à dépendre de la valeur de sa maison pour avoir une vie décente à la retraite.

Ultimement, la crise du logement est une caractéristique du système capitaliste, qui doit être renversé pour que nous puissions enfin bien vivre.


Eux contre nous : La politique immobilière est décidée par des proprios

Pas étonnant que les politiciens soient aussi réticents à sévir contre le parasitisme des propriétaires immobiliers : ils sont eux-mêmes des proprios. Une enquête de Davide Mastracci pour The Maple révèle qu’environ 40% des députés fédéraux sont des propriétaires, ou leur conjoint ou leurs dépendants le sont. La situation est semblable pour les députés provinciaux, avec par exemple 30% des députés à l’Assemblée nationale et 35% des députés à l’Assemblée législative de l’Ontario qui sont propriétaires. Et il faut noter que ces chiffres n’incluent que ceux qui tirent des revenus de la location de leurs propriétés immobilières, ou qui ont des investissements ou travaillent dans le domaine comme agents immobiliers. Il ne s’agit pas des députés qui sont propriétaires de leur maison ou d’un chalet. On peut être certains que ce chiffre est bien plus élevé. L’enquête se base aussi seulement sur les informations sur leur patrimoine rendues publiques par les députés eux-mêmes. Dans cette situation, on ne peut pas réellement s’attendre à ce que nos politiciens veuillent rendre le logement abordable – combien de députés voteraient pour s’appauvrir? La Chambre des communes devrait être rebaptisée la chambre des lords!