« Au Mexique, chaque jour, il y a 10 féminicides »

Entrevue avec Ana Karen Campos, militante de Izquierda socialista, sur le travail de la Ligue des femmes révolutionnaires et la situation des femmes au Mexique.

  • Révolution (Belgique)
  • mer. 10 mars 2021
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Nos camarades belges se sont entretenus avec Ana Karen Campos, militante de Izquierda socialista (la section mexicaine de la Tendance marxiste internationale), sur le travail de la Ligue des femmes révolutionnaires et la situation au Mexique.


Comment définiriez-vous la situation des femmes au Mexique?

Ana Karen Campos : La question des violences contre les femmes au Mexique est vraiment terrible : le Mexique est le pays avec le plus grand nombre de féminicides en Amérique latine. Selon les chiffres du Secrétariat exécutif du Système national de sécurité publique, de janvier à octobre 2020, 704 féminicides ont été enregistrés.

Selon les données des Nations unies, au moins six femmes mexicaines sur dix ont été confrontées à des violences, à un moment ou à un autre de leur vie; quatre femmes sur dix de plus de 18 ans ont subi une forme de violence sexuelle au cours du second semestre de 2019. Le taux d’impunité pour les crimes sexuels est supérieur à 90%.

En plus de la question de la violence, d’autres facteurs entraînent une forte oppression des femmes. L’ONU Femmes a ainsi indiqué que le Mexique est le pays d’Amérique latine où l’écart salarial est le plus important; selon le magazine Forbes, cet écart salarial est de 16%. Des données indiquent également que les femmes qui travaillent consacrent jusqu’à 42,8 heures aux travaux ménagers, contre 16,5 heures pour les hommes.

Comme nous pouvons le constater, la violence et l’inégalité sont le pain quotidien des femmes mexicaines : nous quittons chaque jour nos foyers sans savoir si nous rentrerons chez nous en toute sécurité.

Pourquoi avez-vous fondé la Ligue des femmes révolutionnaires (LMR), quelle est sa raison d’être et comment se développe-t-elle?

Ana Karen Campos : Le drapeau de lutte de la Ligue des femmes révolutionnaires se dresse après un profond débat au sein de notre organisation sur la question des femmes. De cette discussion est née la série de livrets de formation politique « Oppression, femmes et révolution », où nous abordons des questions telles que : L’origine de l’oppression des femmes, Marxisme ou féminisme, Le rôle des femmes dans les luttes révolutionnaires au Mexique, Concepts sur les femmes dans le Capital de Marx, entre autres textes qui nous ont servi de base pour mieux comprendre et expliquer nos idées.

Notre travail au sein de la LMR a été étroitement lié au travail de notre plate-forme étudiants-jeunes, puisque, au sein des universités, c’est généralement le secteur le plus actif du mouvement. Nous avons participé au processus de visibilité de la violence et du harcèlement dans les écoles, en organisant des activités telles que des séminaires, des rassemblements, des assemblées, où nous avons expliqué notre position et nos méthodes de lutte contre la violence et le harcèlement.

En cette dernière année d’enfermement, notre travail au sein de la LMR a été pratiquement virtuel. Nous avons commencé par le séminaire des femmes socialistes ’Clara Zetkin’, que nous avons divisé en trois parties : la première intitulée « Femmes et socialisme », la seconde sur les vagues du féminisme et la troisième sur les méthodes de lutte dans le mouvement des femmes. Enfin, en novembre, nous avons organisé la réunion nationale de la Ligue des femmes révolutionnaires avec la participation de 50 personnes intéressées par la lutte pour l’émancipation des femmes, venant de différents États du pays.

Notre travail consiste essentiellement à former des cadres révolutionnaires pour l’intervention et l’organisation dans la lutte pour les droits démocratiques des femmes et pour l’émancipation complète des femmes et de notre classe.

La pandémie a-t-elle davantage touché les femmes, et comment?

Ana Karen Campos : La pandémie n’a pas entraîné une diminution de la violence à l’égard des femmes, bien au contraire. Malgré l’enfermement, au cours des sept premiers mois de 2020, 2240 femmes ont été assassinées au Mexique, ce qui représente une moyenne quotidienne de 10,5 meurtres, soit une augmentation de 3,1% par rapport à l’année précédente. Il y a également eu des cas de violence sexuelle et une augmentation de 120% des appels au 911 pour violence domestique.

La question de l’enfermement a entraîné une plus grande vulnérabilité des femmes, car elles ont dû rester enfermées avec leur agresseur, essayant de prendre soin de leur santé physique et mentale. La majorité des féminicides commis pendant cette période ont été perpétrés par des partenaires intimes. L’enfermement et la crise économique, dont souffrent la plupart des familles, sont un terreau fertile pour que cette situation perdure.

Quelles sont les perspectives pour ce gouvernement?

Ana Karen Campos : Il y a deux ans, le Mexique a entamé un nouveau processus, la « quatrième transformation ». C’est ainsi que le gouvernement appelle l’arrivée à la présidence de López Obrador (AMLO), un président qui bénéficie d’un soutien populaire massif[1]. Nous avons un gouvernement de gauche progressiste, réformiste, qui a été très clair : il n’a pas l’intention de rompre avec le capital, mais veut appliquer la même stratégie, plusieurs fois mise en échec en Amérique latine, de conciliation des classes. Cela montre clairement qu’il y aura des problèmes que ce gouvernement ne pourra pas résoudre, quel que soit le nombre de réformes qu’il mettra en place, parce qu’ils sont intimement liés aux contradictions du système capitaliste. La violence contre les femmes est l’un de ces problèmes.

Même si des mesures sont mises en œuvre, telles que la déclaration d’une « alerte à la violence de genre » dans tout le pays, la construction de refuges pour les femmes qui ont été violées, des moyens de transport réservés aux femmes, des boutons d’alarme dans les rues, des protocoles de lutte contre la violence de genre dans les universités, une police ayant une perspective de genre, etc., cela ne suffira pas. Pour éradiquer la violence faite aux femmes, il faudrait briser complètement les bases matérielles de l’oppression qui génèrent l’inégalité et la pauvreté, c’est-à-dire lutter contre le système capitaliste, ce que le réformisme d’AMLO n’est pas prêt à faire. En fait, en ce qui concerne la question de la violence contre les femmes, les actions du gouvernement fédéral ont été très regrettables, car il a minimisé le problème. Le président est même allé jusqu’à déclarer que la violence a diminué et que tout est en harmonie dans les familles mexicaines, ce qui, comme nous l’avons déjà expliqué, est faux. L’attitude du gouvernement a poussé la droite à prendre une position d’« alliée » à la cause des femmes); la droite s’est positionnée sur cette question et a poussé le gouvernement à disqualifier la lutte des femmes, assurant qu’il s’agissait d’un coup de l’opposition politique.

En tant que marxistes, nous comprenons que la base de l’oppression est la société divisée en classes, et nous sommes convaincues que la destruction de la base matérielle de l’oppression est ce qui conduira les femmes à leur véritable émancipation.


[1] La première transformation a été l’indépendance, la deuxième la réforme agraire, la troisième la révolution et celle-ci est la quatrième