Cet article est une version modifiée et traduite d’un article paru le 15 janvier 2009 sur le site In Defence of Marxism.


« “L’ordre règne à Berlin!” sbires stupides! Votre “ordre” est bâti sur le sable. Dès demain la révolution “se dressera de nouveau avec fracas” proclamant à son de trompe pour votre plus grand effroi : J’étais, je suis, je serai! » (Rosa Luxemburg, « L’ordre règne à Berlin », janvier 1919)

Il y a exactement 100 ans, l’une des plus grandes révolutionnaires de l’histoire humaine, Rosa Luxemburg, a été brutalement assassinée. Sa vie héroïque représente une mine d’or d’enseignements applicables aux luttes d’aujourd’hui.

Premières années de militantisme

Rosa Luxemburg est née à Zamość, un petit village polonais, le 5 mars 1871. À 16 ans, elle investit le mouvement socialiste en rejoignant Prolétariat, un parti révolutionnaire fondé en 1882.

Dès 1889, sa participation au mouvement est connue de la police et elle doit fuir la Pologne. Ses camarades pensent aussi qu’elle peut jouer un rôle plus utile en exil qu’en prison. Elle se rend à Zurich, en Suisse, là où se trouve le centre des émigrés polonais et russes à l’époque. Elle entame des études universitaires en sciences naturelles, en mathématiques et en économie. Mais contrairement aux autres exilés, elle participe activement au mouvement ouvrier local tout en continuant le travail révolutionnaire d’une émigrée polonaise.

Dès l’âge de 22 ans, elle est déjà bien connue dans le mouvement ouvrier international. Elle représente son parti polonais au congrès de l’Internationale socialiste de 1893. En 1898, elle se rend en Allemagne, le centre ouvrier le plus avancé de l’époque. Elle y travaille pour le journal théorique du SPD (le Parti social-démocrate allemand), Die Neue Zeit.

Son travail en vient rapidement à s’étendre au-delà de l’écriture. Elle prend part à toutes les sphères du travail d’une cadre révolutionnaire professionnelle : elle tient des discours lors de grandes assemblées, fait la tournée des usines pour parler aux ouvrières dans les usines, édite les journaux quotidiens du mouvement social-démocrate et du mouvement syndical, etc.

La dégénérescence du SPD

Il est clair que Luxemburg est une organisatrice de talent. Cependant, ce n’est pas son unique talent. À bien des égards, elle est une brillante représentante de la pensée marxiste. Un bon nombre de ses ouvrages tels que La crise de la sociale démocratie et Grève de masse font figure de classiques du marxisme. Cependant, son oeuvre la plus importante est issue d’une polémique engagée contre le développement d’une aile réformiste dirigée par Bernstein à l’intérieur du SPD.

Pendant de nombreuses années, le SPD a défendu le socialisme en soutenant qu’il s’agissait de la seule solution à la crise du système capitaliste. En 1914, avant la guerre, le parti compte 1 085 905 membres et ses candidats obtiennent 4 250 000 voix lors des élections de 1912.

Mais cette puissance considérable est accompagnée de l’expansion de l’appareil organisationnel du parti. Celui-ci publie 90 journaux quotidiens, et emploie 267 journalistes à temps plein et plus de 3000 travailleurs dans ses imprimeries. La majorité de ses 110 députés au parlement travaillent aussi en tant que professionnels à temps plein, tout comme la majeure partie de ses 2886 députés des assemblées législatives régionales.

Cela ne représente pas en problème en soi, tant que l’appareil sert des fins révolutionnaires et est soumis au contrôle des travailleurs et de la base du parti. En fait, Lénine présente le SPD allemand, avec ses révolutionnaires professionnels, comme un modèle dans son célèbre livre Que faire?

Mais petit à petit, les dirigeants du SPD commencent à se distancer de la classe ouvrière et l’appareil finit par se transformer en son contraire. Cette transformation tire ses bases matérielles dans les salaires et le mode de vie de ses administrateurs, qui les éloignent de plus en plus des conditions de la classe ouvrière. Ce n’est pas pour rien que le marxisme nous enseigne que ce sont les conditions matérielles qui déterminent la conscience.

Réformistes et révolutionnaires

Les idées révisionnistes de Bernstein sont l’une des premières expressions de ce nouveau phénomène.

Bernstein souhaite « moderniser » le marxisme et réformer graduellement les institutions d’État, plutôt que de lutter pour le renversement du capitalisme par un mouvement révolutionnaire. C’est Luxemburg qui est la première à répliquer de manière cohérente à ces idées. Dans son célèbre ouvrage Réforme sociale ou révolution?, d’une manière intelligente et efficace, elle met à nu la fausseté des thèses de Bernstein :

L’État actuel n’est justement pas une « société » dans le sens de « classe ouvrière ascendante », mais le représentant de la société capitaliste, c’est-à-dire un État de classe. (…)

Et le parlementarisme dans son ensemble n’apparaît pas du tout, comme le croit Bernstein, comme un élément immédiatement socialiste, qui imprégnerait peu à peu toute la société capitaliste, mais au contraire comme un instrument spécifique de l’État de classe bourgeois, un moyen de faire mûrir et de développer les contradictions capitalistes.

Dans le même ouvrage, elle explique les contradictions inhérentes au capitalisme qui rendent la transformation graduelle vers le socialisme impossible, et conclut :

La réforme légale et la révolution ne sont donc pas des méthodes différentes de progrès historique que l’on pourrait choisir à volonté comme on choisirait des saucisses chaudes ou des viandes froides au buffet, mais des facteurs différents de l’évolution de la société de classe, qui se conditionnent et se complètent réciproquement, tout en s’excluant, comme par exemple le pôle Sud et le pôle Nord, la bourgeoisie et le prolétariat.

À chaque époque, en effet, la constitution légale est un simple produit de la révolution. Si la révolution est l’acte de création politique de l’histoire de classe, la législation n’est que l’expression, sur le plan politique, de l’existence végétative et continue de la société. Le travail légal de réformes ne possède aucune autre forme motrice propre, indépendante de la révolution; il ne s’accomplit dans chaque période historique que dans la direction que lui a donnée l’impulsion de la dernière révolution, et aussi longtemps que cette impulsion continue à se faire sentir ou, pour parler concrètement, seulement dans le cadre de la forme sociale créée par la dernière révolution. Nous sommes là au cœur du problème.

Il est inexact et contraire à la vérité historique de se représenter le travail de réforme comme une révolution diluée dans le temps, et la révolution comme une réforme condensée. Une révolution sociale et une réforme légale ne sont pas des éléments distincts par leur durée, mais par leur contenu; tout le secret des révolutions historiques, de la prise du pouvoir politique, est précisément dans le passage de simples modifications quantitatives en une qualité nouvelle ou, pour parler concrètement, dans le passage d’une période historique d’une forme de société donnée à une autre.

Quiconque se prononce en faveur de la réforme légale, au lieu et à l’encontre de la conquête du pouvoir politique et de la révolution sociale, ne choisit pas en réalité une voie plus paisible, plus sûre et plus lente conduisant au même but; il a en vue un but différent : au lieu de l’instauration d’une société nouvelle, il se contente de modifications superficielles apportées à l’ancienne société. Ainsi les thèses politiques du révisionnisme conduisent-elles à la même conclusion que ses théories économiques. Elles ne visent pas, au fond, à réaliser l’ordre socialiste, mais à réformer l’ordre capitaliste, elles ne cherchent pas à abolir le système du salariat, mais à doser ou à atténuer l’exploitation, en un mot elles veulent supprimer les abus du capitalisme et non le capitalisme lui-même.

Ces phrases ont été écrites il y a plus de 100 ans, mais représentent toujours la réponse parfaite à ceux qui défendent des politiques réformistes aujourd’hui.

La guerre, le SPD et la Ligue spartakiste

Luxemburg se consacre au mouvement avec une énergie grandissante. En 1904, elle est condamnée à neuf mois de prison pour avoir « insulté le Kaiser », bien qu’elle ne passe qu’un mois en prison. Elle est également présente aux différents congrès de l’Internationale socialiste, et elle rencontre Lénine et Trotsky. Malgré certains désaccords, les deux ont beaucoup d’estime pour elle et leur solidarité restera ininterrompue tout au long de leur vie. Trotsky relate cette histoire dans Ma vie, son autobiographie :

« Sur la question dite de “la révolution permanente”, Luxembourg défendait la position de principe qui était aussi la mienne. Dans les couloirs, il s’éleva entre Lénine et nous un débat émaillé de plaisanteries sur ce sujet. Les délégués nous entourèrent en groupe pressé.

-Tout ça, dit Lénine à l’adresse de Rosa, c’est parce qu’elle ne parle pas assez bien le russe.

-Oui, répliquai-je, mais elle parle bien le marxiste.

Les délégués riaient, et nous avec eux. »

Entre la publication de Réforme sociale ou révolution? en 1900 et le déclenchement de la guerre en 1914, les contradictions entre les réformistes et les révolutionnaires s’accumulent de jour en jour. Mais comme on sait, c’est lorsque surviennent de grands événements que les groupes, tendances et partis sont réellement mis à l’épreuve. Les plus grands événements dans l’histoire humaine sont les guerres et les révolutions.

Au moment décisif, tous les dirigeants du SPD balaient du revers de la main leurs slogans internationalistes et votent en faveur des crédits de guerre au parlement. Cette trahison est sans précédent. Même Lénine n’y croit pas, et pense que l’édition du journal Vorwärts qui annonce la décision est un faux fabriqué par l’état-major allemand.

La trahison de la bureaucratie réformiste du SPD paralyse les travailleurs pour un moment et les embourbe dans une guerre. Cependant, celle-ci aura des effets profonds sur la conscience de la classe ouvrière. Les désastres au front, les problèmes et la grogne qui règnent chez les soldats et les misères qui affectent les quartiers ouvriers dans les villes vont forcer le prolétariat à tenter de changer la société.

Alors que les principaux dirigeants du SPD, y compris les anciens gauchistes réunis autour de Karl Kautsky, succombent au chauvinisme, Rosa Luxembourg ne bronche pas. Elle rassemble une couche de camarades autour d’elle, notamment Karl Liebknecht, le premier député à avoir voté contre les crédits de guerre au Parlement, qui est aussi un agitateur de talent. Les autres figures importantes de ce qui était connu comme la Ligue spartakiste sont Leo Jogiches, Franz Mehring et Clara Zetkin.

Si l’on veut rendre justice à une révolutionnaire du calibre de Rosa Luxembourg, il faut étudier ses forces autant que ses faiblesses. Il est clair qu’elle a commis des erreurs, notamment sur le plan des méthodes d’organisation, qui ont fini par lui coûter cher. À maintes reprises, elle entretient une polémique avec Lénine sur différents sujets. En dehors des désaccords sur la question nationale, la cause fondamentale des crises du système capitaliste, les politiques agraires des bolcheviks, le rôle du menchevisme, etc., elle discute aussi âprement avec Lénine de la question de la construction du parti.

Il est clair qu’à l’époque, le SPD est l’organisation la plus importante de la classe ouvrière allemande, même si ses dirigeants travaillent au service de la bourgeoisie. Rosa Luxembourg et ses camarades ne quittent pas le parti, ce qui est sans aucun doute une bonne décision. Ils luttent afin de gagner le plus grand nombre de travailleurs possible aux idées du marxisme authentique tout en demeurant au sein du parti. Leur grande erreur est de ne pas avoir fait un travail sérieux et systématique pour organiser une tendance marxiste. Ils ne consacrent pas suffisamment d’énergie à l’éducation des cadres spartakistes pour élever leur niveau politique et théorique et les unir autour d’un journal publié de façon régulière.

Nous pouvons aussi dire qu’ils comprennent trop tard le processus amorcé au sein du SPD. Ils pensent que la lutte entre réformistes et révolutionnaires va se poursuivre à l’intérieur du parti, même si une section importante s’oriente vers une scission. Cette section, dirigée par d’importants députés réformistes de gauche, se sépare en 1916 et fonde l’USPD : le Parti social-démocrate indépendant.

Ces événements nous offrent un enseignement précieux. D’un côté, ils témoignent de la nécessité absolue de construire une tendance marxiste organisée afin de lutter contre l’aile droite du mouvement ouvrier. Comme l’affirme Paul Levi, un autre spartakiste qui a pris plus tard la direction du KPD, en 1920, « Nous sommes nombreux à regretter de ne pas avoir entamé la formation de l’embryon du Parti communiste dès 1903 » (l’année où le noyau du bolchevisme a été formé en Russie).

D’un autre côté, ces événements montrent que les discussions sur les perspectives sont essentielles et que les conclusions tirées se révèlent cruciales au moment de passer à l’action. Des perspectives erronées peuvent mener à de graves erreurs lorsqu’elles sont mises en application dans la lutte des classes.

Rosa Luxembourg et ses camarades ont eu raison de se joindre à l’USPD, mais ils n’avaient pas prévu sa formation et ne s’y étaient donc pas préparés. Alors que 170 000 membres demeurent au sein du SPD, 120 000 (y compris 33 députés) quittent pour l’USPD. Ce dernier est un parti centriste qui oscille entre le réformisme et le marxisme authentique; ses dirigeants scandent des slogans révolutionnaires mais, dans la pratique, ils vacillent et tendent à conclure des ententes avec les bureaucrates du SPD.

1918 : Année de révolution

Les événements internationaux auront un effet profond sur la conscience du prolétariat allemand. La révolution russe d’octobre 1917 voit les soviets de députés ouvriers, soldats et paysans, menés par les bolcheviks, prendre le pouvoir. Cela donne un énorme élan à l’enthousiasme des travailleurs allemands. De l’autre côté, les défaites militaires incessantes, le chaos et la désintégration de l’armée allemande sur le front de l’ouest participent à saper la confiance de la population envers le régime.

Lorsque l’état-major allemand se prépare à une ultime bataille et mobilise la flotte pour arrêter la progression de l’ennemi, un mouvement révolutionnaire est déclenché. Le 3 novembre 1918, les marins et débardeurs de Kiel, soutenus par les sections locales du SPD et de l’USPD, descendent dans les rues, fusionnent leur comité avec celui des travailleurs et saisissent le pouvoir dans la ville. Le mouvement s’étend partout au pays. Des mutineries surviennent dans une division militaire après l’autre. Des comités de soldats et travailleurs se forment à travers tout le pays. C’est alors le pouvoir même qui est en jeu.   

Mais même si Karl Liebknecht proclame la victoire de la révolution socialiste le 11 novembre, la direction du SPD fait rapidement dérailler le mouvement avec l’aide de la direction centriste de l’USPD, en formant ensemble un gouvernement. Rosa Luxemburg, qui se trouve en prison depuis juillet 1916, est relâchée et se lance dans le mouvement avec un dévouement et une énergie renouvelés.

Sans trop entrer dans les détails, il convient de remarquer que Révolution allemande de novembre 1918 et la Révolution russe de février 1917 présentent de nombreuses ressemblances. Les masses qui font pendant ces révolutions leurs premières expériences politiques ne comprennent pas encore tout à fait pourquoi il est nécessaire de rompre avec la bourgeoisie. Elles ont encore certaines illusions démocratiques et les dirigeants du SPD, qui promettent une amélioration de leurs conditions de vie, mais sans « révolution violente», jouissent encore d’une grande confiance. La classe ouvrière a le pouvoir entre ses mains, mais n’en a pas conscience et s’en remet encore aux dirigeants du SPD qui travaillent sous les ordres de la bourgeoisie allemande.

En réalité, c’est un stade normal du développement de la conscience de la classe ouvrière et n’est pas en soi un problème. Après la révolution de Février, Lénine comprend que la solution est d’expliquer patiemment le programme bolchevique et de construire les forces révolutionnaires pour gagner les masses et les mener à la conquête du pouvoir.

L’ultra-gauchisme prend le dessus

Mais cette approche, qui permet au parti bolchevique de gagner la majorité en 1917, n’a pas autant d’appui chez les spartakistes. Alors que les cadres plus expérimentés comme Rosa Luxemburg et Leo Jogiches veulent retarder la formation du Parti communiste afin de gagner à eux un plus gros groupe de militants de l’USPD, la majorité inexpérimentée des spartakistes pousse impatiemment pour une scission immédiate.

Beaucoup de ces éléments ultra-gauchistes sont des jeunes qui n’ont pas absorbé les leçons de la Révolution russe. Impatients devant la lenteur des événements, ils cherchent des raccourcis. Ils ne tiennent pas sérieusement compte de l’état de la conscience des masses, ce qui les mène à sauter par dessus l’étape de la conquête des masses et à passer tout de suite à la conquête du pouvoir.

Pour les marxistes, il est toujours crucial de reconnaître que la classe ouvrière, la jeunesse et les paysans contiennent différentes couches qui apprennent et tirent les conclusions nécessaires à des rythmes différents. Les militants formant les sections les plus avancées du mouvement ouvrier prendront conscience de la trahison des réformistes plus rapidement que les travailleurs de la base. En général, les travailleurs sont assez loyaux envers les organisations qui les ont menés dans leurs premiers mouvements et les ont éveillés à la vie politique. De grands événements sont nécessaires pour que les travailleurs se détournent de leurs vieux dirigeants et cherchent une solution de rechange.

Dans les rangs des spartakistes, l’impatience augmente de jour en jour. Contrairement à ce que proposent Rosa Luxemburg et Leo Jogiches, la Ligue décide de former le Parti communiste allemand (spartakiste) (KPD[S]) en décembre 1918. Cependant, le congrès de fondation se tient sans préparation sérieuse et sans effort pour gagner un maximum d’appuis. Par exemple, le réseau des délégués syndicaux révolutionnaires de Berlin avait présenté une série de revendications correctes comme conditions pour son intégration au parti, mais il est rejeté dès le début. Ainsi, une portion décisive de l’avant-garde révolutionnaire du mouvement ouvrier demeure à l’extérieur du nouveau parti.

Le congrès de fondation du KPD(S) obtient l’appui des bolcheviks, qui envoient Karl Radek comme représentant. Toutefois, le congrès refuse d’utiliser les mêmes méthodes que les bolcheviks en Russie. En fait, les éléments ultra-gauchistes sectaires dominent le congrès. Celui-ci adopte une résolution en faveur du boycott des élections à venir pour l’Assemblée constituante, malgré une intervention de Rosa Luxemburg en faveur de la participation. Deux résolutions sectaires portant sur les syndicats sont également proposées : que le membership du parti soit incompatible avec le membership d’un syndicat (sous prétexte que les syndicats allemands étaient réformistes), et de ne pas faire de travail syndical au profit du travail dans les conseils ouvriers. Heureusement, ces résolutions sont renvoyées à une commission sur le syndicalisme et ne sont pas adoptées. Mais il faudra attendre octobre 1919 avant que le parti entame un véritable travail au sein des syndicats dominés par le SPD réformiste.

Ces questions de tactique révolutionnaire doivent être discutées par les révolutionnaires d’aujourd’hui. Si nous devions refuser de travailler dans les syndicats traditionnels et instaurer des syndicats « purs », nous serions condamnés à l’isolement. Rejeter le travail dans telle ou telle confédération syndicale simplement parce que ses dirigeants sont réactionnaires serait une énorme erreur.

La question du parlement est également importante. Les marxistes, bien sûr, savent que les questions fondamentales ne sont jamais résolues au parlement, mais dans la rue et dans les usines. Cependant, nous croyons que la classe ouvrière doit utiliser tous les moyens à sa disposition pour promouvoir son message révolutionnaire. Tant et aussi longtemps que les révolutionnaires n’ont pas la force de renverser une institution, c’est-à-dire tant qu’ils n’ont pas gagné la majorité de la classe à leur programme, ils devraient utiliser toutes les plateformes afin de défendre leurs idées et gagner des appuis.

Malheureusement, rien de tout cela n’est pris en compte par la majorité des délégués du congrès de fondation du KPD(S).

Janvier 1919 : les révolutionnaires tombent dans le piège

Selon Paul Frölich, Rosa Luxemburg n’avait pas une attitude pessimiste, même après avoir perdu le débat sur les points principaux lors du congrès de fondation du KPD(S).

Elle pensait qu’un nouveau-né devait crier et elle exprime (…) sa conviction que le jeune parti communiste saurait se frayer un chemin même à travers les erreurs car il comptait le noyau le meilleur du prolétariat allemand. (Cité dans Pierre Broué, La révolution allemande 1917-23).

Au premier abord, elle semble avoir raison. Malgré les confusions du congrès de fondation, rien n’est perdu pour les communistes allemands. Lors du mois de décembre, on assiste à une intensification de la lutte de classe. L’USPD est expulsé du gouvernement par Ebert, le chancelier du SPD. Lorsque dix divisions militaires sont appelées pour intervenir à Berlin afin de protéger le pouvoir de la réaction, les soldats s’y opposent, eux qui sont sous l’influence de la propagande révolutionnaire. Lentement mais sûrement, les illusions démocratiques de novembre disparaissent. La bourgeoisie allemande le sait. Elle forme les Corps francs, un groupe paramilitaire qui atteint rapidement 80 000 membres à Berlin.

En janvier, la droite lance une provocation. À Berlin, Eichhorn, un membre bien connu de la gauche de l’USPD, est renvoyé de son poste de dirigeant de la police dans la capitale allemande. L’USPD et le KPD(S) répondent en appelant à manifester le 5 janvier. Des centaines de milliers de travailleurs prennent la rue. Mais les révolutionnaires n’ont aucun plan pour la lutte, et ne donnent pas de directive claire. Un Comité révolutionnaire est formé par des représentants des organisations de Berlin : la gauche de l’USPD, le KDP(S) et les délégués syndicaux révolutionnaires. Cependant, ils passent tout leur temps à discuter sans fin alors que la plupart des travailleurs rentrent chez eux.

Une fois le 5 janvier passé, les communistes tombent dans le piège. Sans consulter la direction du KPD(S), Karl Liebknecht et Pieck (un autre dirigeant communiste) apposent leur signature à une déclaration des dirigeants du Comité révolutionnaire affirmant que le but immédiat est de « renverser le gouvernement ». Cependant, ils le font sans porter attention à la nécessité de gagner la majorité des comités de soldats et d’ouvriers et sans préparation militaire sérieuse. De nombreux édifices de Berlin sont saisis et l’insurrection trouve un écho chez l’avant-garde. Mais ce n’est pas suffisant.

Karl Radek et d’autres dirigeants spartakistes comme Leo Jogiches et Paul Levi tentent de convaincre Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht d’effectuer un repli temporaire. Bien que Rosa Luxemburg était contre l’insurrection au départ, une fois qu’elle commence, elle ne comprend pas la nécessité d’effectuer un repli. Elle soutient de façon insistante que la défense de l’occupation des bureaux du Vorwärts (le quartier général du journal du SPD allemand) est une question de principe.

On constate ici la conséquence directe du manque d’éducation systématique des cadres chez les spartakistes. Dans les moments décisifs, Rosa Luxemburg et les autres autour d’elle ont été écartés par les travailleurs de gauche au sein de l’avant-garde, qui étaient impatients d’entrer en action, mais à qui il manquait une estimation sérieuse du rapport de force. Dans une lettre dans laquelle il compare, avec raison, « l’insurrection spartakiste » de janvier 1919 et les « Journées de juillet » de 1917, Karl Radek explique :

L’unique force capable de freiner et d’empêcher ce désastre, c’est vous : le parti communiste. Vous avez assez de perspicacité pour savoir que ce combat est sans espoir : que vous le savez, vos membres, les camarades Levi et Duncker me l’ont dit. (…) Rien ne peut empêcher celui qui est plus faible de battre en retraite devant une force supérieure. En juillet 1917, alors que nous étions infiniment plus forts que vous ne l’êtes aujourd’hui nous avons de toutes nos forces retenu les masses et, comme nous n’y avons pas réussi, nous les avons conduites, au prix d’efforts inouïs, vers la retraite, hors d’une bataille sans espoir. (Cité dans Pierre Broué, La révolution allemande 1917-23)

Selon Radek, un repli stratégique est nécessaire. Ce rempli, semblable à celui que les bolcheviks avaient dû effectuer à l’été 1917, aurait été temporaire et aurait eu le même objectif : soit que le KPD(S) puisse entamer une campagne pour gagner à lui la majorité dans les comités d’ouvriers et de soldats. Malheureusement, ce judicieux conseil ne trouvera pas d’écho. Les dirigeants spartakistes n’effectuent pas le repli nécessaire à temps.

Il est révélateur que Rosa Luxemburg, dans les jours qui précèdent son assassinat, commence à insister davantage sur le rôle que doit jouer le parti révolutionnaire.

Le 6 janvier, elle écrit :

L’Allemagne était jusqu’ici la terre classique de l’organisation, on y avait le fanatisme de l’organisation, disons-le, on en faisait parade. Tout devait être sacrifié à « l’organisation », l’esprit, les buts, la capacité d’action du mouvement. Et aujourd’hui, que voyons-nous? Aux moments décisifs de la révolution, ce « talent d’organisation » tant vanté fait fiasco de la plus piteuse façon. (Die Rote Fahne, 6 janvier 1919)

Le 11 janvier, elle écrit :

L’absence de direction, l’inexistence d’un centre chargé d’organiser la classe ouvrière berlinoise, ne peuvent plus durer. Si la cause de la révolution doit progresser, si la victoire du prolétariat, si le socialisme doivent être autre chose qu’un rêve, il faut que les ouvriers révolutionnaires mettent sur pied des organismes dirigeants en mesure de guider et d’utiliser l’énergie combative des masses. (Die Rote Fahne, 11 janvier 1919)  

Malheureusement, il est trop tard. La classe dirigeante tire pleinement avantage de l’insurrection spartakiste hâtive. Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht sont arrêtés le 15 janvier puis assassinés. Comme Pierre Broué l’explique dans son ouvrage brillant sur la révolution allemande, «le jeune parti communiste est privé simultanément de sa meilleure tête politique et de son tribun le plus prestigieux ». Deux mois s’écoulent avant que Leo Jogiches soit assassiné lui aussi, supposément alors qu’il « tentait de s’enfuir ».

Un aigle

La mort de ces dirigeants – et surtout de Rosa Luxemburg – est un coup dur et a un impact énorme sur les perspectives pour la révolution allemande. Sans ces dirigeants, le Parti communiste allemand et sa masse de membres jeunes et inexpérimentés gaspillent de nombreuses occasions de saisir le pouvoir, notamment en 1923.

Lénine a été très clair dans son jugement final sur Rosa Luxemburg. Il a affirmé qu’elle était « un aigle » de la classe ouvrière. En réponse à ses détracteurs et à ceux qui tentaient de tirer profit des désaccords passés entre elle et lui, Lénine écrit ceci :

À cela, nous répondrons par deux vers d’une bonne fable russe : il arrive aux aigles de descendre plus bas que les poules, mais jamais les poules ne pourront s’élever aussi haut que les aigles. Rosa Luxemburg s’est trompée sur la question de l’indépendance de la Pologne; elle s’est trompée en 1903 dans son appréciation du menchevisme; elle s’est trompée dans sa théorie de l’accumulation du capital; elle s’est trompée lorsqu’elle a défendu en juillet 1914, aux côtés de Plekhanov, de Vandervelde, de Kautsky, etc., l’unification des bolcheviks et des mencheviks; elle s’est trompée dans ses écrits de prison de 1918 (d’ailleurs elle-même, à sa sortie de prison à la fin de 1918 et au début de 1919, a corrigé une grande partie de ses erreurs). Mais, malgré ses erreurs, elle était et elle reste un aigle; et non seulement son souvenir sera toujours précieux pour les communistes du monde entier, mais encore sa biographie et ses oeuvres complètes (que les communistes allemands mettent un retard impossible à publier; on ne peut les excuser partiellement que par leurs pertes énormes dans une lutte très dure) constitueront une leçon très utile pour l’éducation de nombreuses générations de communistes du monde entier. « La social-démocratie allemande après le 4 août 1914 est un cadavre puante » – c’est avec cette sentence de Rosa Luxemburg que son nom entrera dans l’Histoire du mouvement ouvrier mondial. (V.I. Lénine, « Note d’un publiciste », février 1922)