Depuis des années, le marché immobilier au Québec a semblé défier toute logique. La bulle immobilière qui a touché Toronto et Vancouver a épargné Montréal, où les logements sont demeurés accessibles et les loyers plutôt bas. La situation est toutefois en train de changer dans la province et sa métropole. À Montréal, tout le monde a pu le constater en cette saison des déménagements. Les logements disponibles se font rares dans les grands centres, et les prix des loyers augmentent à un rythme accéléré. Les pressions du marché capitaliste n’épargnent aucun endroit, et le Québec n’y fait pas exception.
Manque de logements abordables
Pour la première fois depuis 2005, le taux d’inoccupation des logements dans la grande région de Montréal est descendu sous les 2%. De 2016 à la fin de l’année 2018, ce taux est passé de 3,9% à 1,9% dans la métropole, et de 4,4% à 2,3% dans l’ensemble de la province. Dans le domaine de l’immobilier, on considère qu’il y a pénurie lorsque le taux d’inoccupation descend sous le seuil d’équilibre des 3%. La situation est pire à Gatineau, où le taux d’inoccupation est de 0,7%. À Québec, où le loyer moyen est le plus élevé de la province, le taux est passé de 4,5% en 2017 à 3,3% en 2018, ce qui laisse présager que la ville se dirige aussi vers la pénurie.
Si les organismes communautaires sonnent l’alarme depuis un long moment déjà, c’est que la pénurie de logements aura des conséquences dévastatrices sur de nombreuses familles qui pourraient se retrouver à la rue le 1er juillet. En juillet dernier, on avait constaté une augmentation de 40% par rapport à 2017 du nombre de familles ayant sollicité l’aide des organismes communautaires face à la pénurie. La situation risque d’empirer cette année. Actuellement, le taux d’inoccupation pour les logements de trois chambres et plus, soit le type de logements recherché par bien des familles, est très bas dans la province (1,4%), et est particulièrement critique à Montréal (0,8%) et Gatineau (1,0%). La ville de Montréal songe d’ailleurs à mettre en place un plan d’aide d’urgence cet été.
Comme nous pouvons nous y attendre, la pénurie commence déjà à avoir un effet sur le coût des loyers. Dans la dernière année, le loyer moyen mensuel a augmenté de 2,5% à Montréal et, dans certains secteurs où le taux d’inoccupation est extrêmement bas, comme Villeray-Saint-Michel-Parc-Extension, cette augmentation a été de plus de 5%. À Drummondville, dont le taux d’inoccupation des logements est de 1,7%, la hausse du prix moyen du loyer a été de 3,1% en 2018. La situation est similaire à Gatineau, où le loyer mensuel moyen pour un logement de 2 chambres a augmenté de 3,5% entre 2017 et 2018. Nous devons certes tenir compte de l’inflation, qui se situait juste au-dessous de 2% pour 2018 à l’échelle de la province. Cela dit, la hausse des loyers suivant une baisse drastique du taux d’inoccupation peut prendre une certaine période avant de se manifester de manière significative, comme cela a été le cas lors de la crise du logement au début des années 2000. Ainsi, on peut s’attendre à ce que la situation se détériore dans la prochaine année, ce qui mettra une grande pression sur de nombreux locataires. Les effets commencent déjà à se faire sentir pour les ménages les plus pauvres, comme ce sont principalement les logements moins dispendieux qui se font rares et que commence à apparaître un phénomène de mise aux enchères des loyers pour les locataires les plus offrants.
Cette pénurie s’inscrit dans le contexte où la pression est déjà grande sur les travailleurs québécois. De nombreuses familles consacrent une part importante de leur budget à l’hébergement, au détriment d’autres besoins. On estime que 33% des Québécois consacrent plus de 30% de leur revenu au logement et 14% y consacrent plus de 50%. La pénurie de logements ne peut donc qu’accentuer la pression économique déjà grande sur de nombreux travailleurs québécois.
Les facteurs de la crise
De manière réciproque, il semble que cette précarité financière soit en partie responsable de la pénurie de logements, puisque l’accès à la propriété est de plus en plus difficile. Selon une enquête de la firme Léger réalisée en février dernier, 76% des 18 à 34 ans n’arrivent pas à accumuler la mise de fonds suffisante pour acheter une maison. Également, la période nécessaire à une jeune famille québécoise pour accumuler la mise de fonds de 5% est passée de deux ans et demie à quatre ans depuis le début des années 2000. Bien des gens n’ont d’autre choix que de rester locataires plus longtemps, ce qui participe de la rareté des logements.
Il est vrai que Montréal a été épargnée par l’immense bulle immobilière qui a frappé Toronto et Vancouver dans les dernières années. Il n’empêche que le prix médian des maisons dans la grande région de Montréal a augmenté de 5,5% au premier trimestre de 2019 et de 8,1% pour le centre de Montréal (comparativement à une hausse de 3,4% à Toronto et une baisse de 1,5% à Vancouver). Ceci fait de Montréal « le marché le plus vigoureux parmi les trois plus grandes régions métropolitaines du pays » pour le début de l’année 2019, selon une étude de Royal LePage. La firme Moody’s Analytics prévoit que la hausse des prix se poursuivra au même rythme pour le marché immobilier montréalais dans la prochaine année. Ce contexte n’améliorera pas l’accès à la propriété, et ne peut qu’exacerber la pénurie de logements dans la région de Montréal.
À ce portrait s’ajoutent d’autres facteurs qui contribuent à la crise, comme la reprise de logements par les propriétaires et la transformation de logements en condominiums. La location touristique des appartements, via des plateformes comme AirBnb, a aussi un impact de plus en plus important sur l’offre de logements. C’est d’ailleurs à Montréal qu’on retrouve la moitié des dix quartiers canadiens les plus concentrés en logements AirBnb. Une enquête de Radio-Canada a récemment montré que la majorité des annonces de la métropole sur le site de cette entreprise étaient faites par des multinationales, propriétaires d’hôtels déguisés en unités d’habitation. En plus de réduire l’offre de logements résidentiels, la location touristique crée un effet de « bulle » qui fait pression à la hausse sur le prix des loyers.
Par ailleurs, comme la demande pour chaque logement libre est très grande, les propriétaires peuvent se permettre d’être plus sélectifs dans leur choix de locataire. Les personnes victimes de racisme ou d’autres formes de discrimination ont plus de risques d’être laissés en plan. Même s’il est possible de porter plainte à la Commission des droits de la personne lorsqu’une personne s’estime victime de discrimination, c’est une situation particulièrement difficile à prouver et les procédures juridiques peuvent prendre des années. Pour quelqu’un qui doit absolument se trouver un logement dans l’immédiat, ce ne sont pas les tribunaux qui vont l’aider! Même avoir des enfants peut devenir un obstacle dans la recherche d’appartement. Certains propriétaires l’indiquent même explicitement dans leur annonce. Pour certaines familles, la seule issue sera de louer un logement en piètre condition, trop petit ou insalubre, ou bien de se tourner vers un logement plus cher aux dépends d’autres besoins de base.
Depuis la dernière crise du logement du début 2000, les gouvernements successifs ont promis d’investir pour créer des logements sociaux abordables et pour augmenter le parc locatif. Mais bien des promesses ne se concrétisent jamais et, même lorsque des sommes sont investies, elles ne sont jamais suffisantes pour répondre aux besoins. Le gouvernement libéral fédéral a annoncé dans son dernier budget des prêts de 385 millions pour stimuler la construction immobilière au pays. Comme le dénonce le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU), ces sommes ne serviront qu’à l’enrichissement des promoteurs immobiliers, sans répondre au besoin criant de logements abordables. Le récent budget de la CAQ n’a quant à lui présenté aucun montant pour la création de logements sociaux, outre ce qui était déjà prévu par les budgets précédents. C’est une première en plus de 20 ans. Selon le FRAPRU, il y a plus de 23 000 personnes sur la liste d’attente pour accéder à un logement social (HLM) au Québec et les besoins augmentent. Le FRAPRU et divers comités de logements font pression pour que le Québec se dote d’un plan massif de logements sociaux.
Projet 20-20-20 à Montréal
En réponse à la crise qui s’accroît, le Conseil municipal de Montréal présentera sous peu un projet de règlement « 20-20-20 » qui serait « une première en Amérique du Nord. » C’était une des promesses électorales de la nouvelle mairesse Valérie Plante, qui voulait forcer les promoteurs à inclure dans leurs grands projets de logements résidentiels 20% de logements sociaux, 20% de logements familiaux et 20% de logements abordables. Même si peu de détails ont été dévoilés jusqu’à présent, on peut déjà anticiper que cette idée du « 20-20-20 » ne s’appliquera pas partout sur l’île, surtout que la Ville a tenté de rassurer les promoteurs immobiliers en disant que ses règles allaient demeurer flexibles pour ne pas nuire au développement immobilier.
Comme on pouvait s’y attendre, le projet a rencontré l’opposition des promoteurs immobiliers. En effet, ce projet de règlement a été retardé depuis des mois en raison des négociations avec les grands promoteurs. Roger Plamondon, le président d’un grand acheteur immobilier à Montréal et Toronto, a souligné à La Presse canadienne que « les capitaux sur le marché sont très mobiles ». Autrement dit, si la ville impose des limites à leurs profits, ils n’hésiteront pas à quitter le marché montréalais.
Considérant cette attitude des promoteurs immobiliers, avons-nous vraiment besoin d’eux? Pendant que les travailleurs montréalais peinent à trouver des logements abordables, le marché des propriétés de luxe a fait des records en 2018 et prévoit poursuivre sa lancée cette année, étant donné que le marché montréalais n’est pas entravé par les taxes foncières supplémentaires qu’ont imposées Toronto et Vancouver. En vérité, les promoteurs sont plus intéressés à faire de l’argent qu’à loger des gens. Plutôt que de compter sur eux, la ville devrait construire directement des logements sociaux, abordables, et familiaux. Après tout, c’est elle qui va défrayer les coûts du plan « 20-20-20 », sous forme de prêts ou de subventions. Débarrassées des promoteurs privés, les communautés locales pourraient avoir le contrôle direct et démocratique de ces projets d’habitation, sans avoir à se préoccuper des profits de ces parasites.
Une crise du capitalisme
La crise du logement est une illustration de l’absurdité du système capitaliste, incapable de répondre aux besoins de base de la population. Tandis que des gens risquent de se retrouver à la rue ou doivent constamment galérer et se priver de tout pour payer leur loyer, les propriétaires s’enrichissent par la spéculation, l’augmentation des loyers, la construction de condos, etc. Le règne du marché capitaliste dans le domaine de l’immobilier force trop souvent des travailleurs à quitter leur quartier, suite à une augmentation importante des loyers. C’est le phénomène de la gentrification que connaissent toutes les grandes villes dont Montréal : des quartiers populaires sont transformés en quartier plus aisés, après qu’on y ait construit de nombreux condos et qu’une bulle immobilière et commerciale y ait fait augmenter le prix des loyers. Pendant que les promoteurs immobiliers y font des profits, les travailleurs et les plus démunis sont progressivement évincés, victimes de la croissance du marché.
L’anarchie qui règne dans le secteur du logement est à l’image du système capitaliste dans son ensemble, où l’impératif du profit prime sur les besoins des gens. Tant que le marché privé dominera l’immobilier, la question du logement demeurera un problème fondamental de notre société. Des réformes, comme l’investissement dans des logements sociaux ou un meilleur contrôle des loyers, ne sont que des soulagements partiels et temporaires. Si nous voulons résoudre la crise de manière définitive, la seule solution réaliste est de rompre avec la logique du marché, en nationalisant les grands immeubles à logement et les propriétés utilisées à des simples fins de spéculation et en les mettant sous le contrôle démocratique de comités de quartier. Ces comités pourraient mettre en place un vaste plan rationnel de construction d’habitations abordables et de qualité.
Cette transformation nécessaire de l’anarchie capitaliste vers un plan rationnel de construction et de gestion des logements ne pourra cependant pas se faire sans s’attaquer au système dans son ensemble. Comme Engels l’expliquait en 1872 dans La question du logement : « Ce n’est pas la solution de la question du logement qui résout du même coup la question sociale, mais bien la solution de la question sociale, c’est-à-dire l’abolition du mode de production capitaliste, qui rendra possible celle de la question du logement. » Autrement dit, résoudre le problème du logement requiert la construction d’une nouvelle société, une société socialiste. Quand la production ne servira plus les intérêts privés d’une poignée de capitalistes, nous pourrons utiliser les immenses ressources de la société pour répondre réellement aux besoins de la population.