Doug Ford réprime les manifestations étudiantes sous prétexte de défendre la « liberté d’expression »

Article publié le 14 septembre dernier sur le site de Fightback. Le 30 août dernier, le premier ministre ontarien Doug Ford a annoncé qu’il forcera les universités et les collèges à appliquer une soi-disant « politique de liberté d’expression ». Soyons très clairs : cette « politique de liberté d’expression » est en fait une […]

  • Sinthujha Kumarasamy et Alex Grant
  • lun. 1 oct. 2018
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Article publié le 14 septembre dernier sur le site de Fightback.


Le 30 août dernier, le premier ministre ontarien Doug Ford a annoncé qu’il forcera les universités et les collèges à appliquer une soi-disant « politique de liberté d’expression ». Soyons très clairs : cette « politique de liberté d’expression » est en fait une loi anti-manifestation, une muselière pour les étudiants qui veulent manifester de façon légitime contre les fascistes et les racistes sur les campus. Ce double discours orwellien signifie que Ford souhaite défendre la « liberté d’expression » de ses amis de droite tout en privant les étudiants et les travailleurs des campus de ce même droit.

Ford a aussi imposé des mesures draconiennes pour faire respecter cette loi anti-manifestation. Selon cette nouvelle politique, si les universités ne se soumettent pas à cette loi, leur financement sera coupé. Cet acte hypocrite et antidémocratique de Ford est sa manière de « promouvoir des milieux favorisant la liberté intellectuelle et les débats respectueux et responsables ». Ainsi, sous le couvert de la « liberté d’expression », Ford tente de criminaliser les manifestations, ce qui aura pour effet de renforcer son programme conservateur sur les campus. En plus de couper dans le financement des universités, cette loi prévoit de :

-Couper le financement et retirer leur statut aux syndicats étudiants qui ne veulent pas être complices de la loi;

-Couper le financement et dissoudre les clubs étudiants qui manifestent contre des groupes haineux;

-Imposer des mesures disciplinaires pouvant aller jusqu’à l’expulsion aux étudiants dont les actions sont contraires à la politique.

Ces actions auront des conséquences terribles pour les étudiants et les travailleurs sur les campus qui ne souhaitent pas être réduits au silence par l’intimidation du gouvernement.

Un « safe space » pour l’extrême droite

Un peu avant la publication de la soi-disant « politique de liberté d’expression », Ford a tenu une fête privée chez lui, à laquelle il a invité des membres de clubs pour la liberté d’expression, ainsi que Jordan Peterson, professeur à l’Université de Toronto. L’an dernier, Peterson a « doxxé » (révéler des renseignements personnels au grand public) un militant de Fightback, l’exposant aux attaques de ses partisans enragés. Ce militant et de nombreux autres ont rapidement reçu des menaces de mort, des images antisémites, des insultes racistes ainsi que des menaces de violence physique à l’endroit de membres de leur famille. Peterson a refusé de condamner ces actions. Ainsi, la distance entre ce professeur distingué et les fascistes est très mince. Le fait est que Peterson a intentionnellement mobilisé une campagne fasciste de harcèlement contre les militants de gauche sur les campus. C’est ces personnes que Ford souhaite protéger avec sa nouvelle politique.

L’ancienne journaliste chez Rebel Media et figure de proue de l’extrême droite, Faith Goldy, profitera aussi de cette loi anti-manifestation.

Goldy a connu bien des difficultés sur les campus ontariens jusqu’à maintenant. En août 2017, elle a été invitée à donner une conférence à l’Université Ryerson. Fightback a joué un rôle de premier plan dans l’organisation de la manifestation contre cet événement, qui a finalement poussé l’administration à annuler la conférence. Cet épisode a eu lieu seulement quelques semaines après les événements de Charlottesville, où des néonazis s’étaient rassemblés pour terroriser les étudiants, les immigrants ainsi que la communauté noire. Ces fascistes ne s’étaient pas réunis pour avoir un débat amical, mais cherchaient la violence et la confrontation en portant des torches et en criant des slogans nazis sur le campus de l’université. Un nationaliste blanc en a profité pour foncer en voiture dans une foule de manifestants antifascistes, tuant ainsi la militante Heather Heyer et blessant 19 autres personnes, prouvant à quel point ces groupes et les idées auxquelles ils adhèrent sont imprégnés de violence. Faith Goldy était à Charlottesville en soutien au rassemblement meurtrier. Quelques jours plus tard, elle était l’invitée d’une émission en baladodiffusion organisée par le Daily Stormer, un site Web ouvertement néonazi.

En mars dernier, Faith Goldy a été invitée à donner un discours à l’Université Wilfrid Laurier à propos de la fermeture des frontières et de l’immigration. Elle a intitulé sa conférence « Ethnocide: Multiculturalism and European-Canadian Identity» (« Ethnocide : Le multiculturalisme et l’identité euro-canadienne »). Les étudiants ont naturellement manifesté contre cet événement. Si Goldy souhaite parler de la création d’un « ethno-État » blanc au Canada — un objectif qui ne pourrait être atteint que par un génocide et des déportations — elle ne devrait pas être surprise que les gens qu’elle souhaite voir assassinés veuillent exprimer leur désaccord.

En avril dernier, Goldy est apparue sur une chaîne YouTube avec d’autres suprémacistes blancs pour recommander des lectures. Sur sa liste de recommandations figurait La Garde de fer : Pour les légionnaires, de Corneliu Codreanu. L’auteur de ce livre était un leader fasciste antisémite qui décrivait la communauté juive comme parasitaire envers l’humanité et appelait à l’élimination complète des Juifs. Aujourd’hui, Goldy se présente comme candidate à la mairie de Toronto avec une plateforme raciste et anti-immigration.

Parmi les autres groupes qui vont bénéficier de la protection paternelle de Ford figurent les Proud Boys Canada, qui ont récemment parlé de manière favorable de l’« efficace génocide » commis par le parti nazi d’Adolf Hitler. Ces parangons de la discussion polie étaient aussi impliqués dans le sabotage de réunions socialistes à Hamilton. Par ailleurs, des membres de l’alt-right ont déclenché l’alarme d’incendie lors d’une conférence organisée à Toronto pour discuter de la lutte contre Donald Trump. Des affiches socialistes ont été vandalisées et couvertes de symboles nazis. Tout cela nous montre que l’extrême droite ne se soucie pas du tout de la liberté d’expression. Ses membres ne font que se cacher lâchement derrière elle avec la complicité du régime de Doug Ford.

Selon la droite, la gauche attribue à tous ceux qui tiennent des propos offensants ou « controversés » l’étiquette de « fasciste ». Comme démontré par les exemples plus haut, certains de ces individus sont effectivement fascistes, même s’ils se cachent derrière la bannière de la liberté d’expression. Il est vrai que tous les gens de droite ne sont pas fascistes. N’empêche que les étudiants ont le droit démocratique de protester contre la promotion d’idées de droite. Comble de l’ironie, Ford est en train de se débarrasser de ceux qui critiquent son gouvernement en faisant fermer leurs clubs, en coupant leurs subventions et en les expulsant de leurs programmes. Tout cela sous la bannière de la liberté d’expression!

Le diktat de Ford est inspiré d’une politique de l’Université de Chicago qui interdit les « manifestations continues et perturbatrices qui interfèrent de manière significative avec le bon déroulement d’un événement ». Les socialistes défendent la liberté d’expression, y compris le droit de manifester et de s’organiser, mais nous voyons ici que Ford et la droite ont une définition complètement différente du terme. La liberté d’expression ne signifie pas l’absence de conséquences. La liberté d’expression ne signifie pas d’être à l’abri de la colère justifiée de ceux que l’on opprime. Ford a conclu une entente avec les forces réactionnaires de l’extrême droite afin de prendre la direction du parti conservateur. Maintenant, il tente d’utiliser le pouvoir étatique dans le but de les protéger et leur permettre de cracher leurs propos haineux en toute impunité. Allons-nous laisser Doug Ford définir ce qui constitue une « manifestation continue et perturbatrice »? Y a-t-il, selon lui, un nombre maximum de personnes qui sont autorisées à participer à une manifestation? Les chants politiques y sont-ils permis? La durée maximale est-elle de 45 minutes? L’idée est absurde dans son ensemble et orwellienne de nature. Le peu d’importance que Doug Ford accorde réellement à la liberté d’expression est d’ailleurs démontré par sa volonté d’avoir recours à la disposition de dérogation pour attaquer la liberté d’expression de la population de Toronto. Son unique objectif est de faire taire ses opposants tout en favorisant ses amis réactionnaires. L’hypocrisie que les défenseurs de la liberté d’expression n’admettront pas est que la nouvelle loi anti-manifestation est une attaque envers la liberté d’expression elle-même. 

Pour les socialistes, la liberté d’expression protège contre l’État. Tous devraient profiter du droit de parler, de s’organiser, de protester et de manifester sans répression policière ni répercussion sur leur emploi ou leurs études. Cependant, si un groupe ou un individu tient un discours raciste, sexiste ou homophobe tellement odieux que la communauté est amenée à dénoncer ce discours en public, ce groupe ou cet individu ne devrait pas être protégé contre une telle répercussion. Certains libéraux et réformistes disent que le meilleur moyen de présenter la droite sous son vrai jour est de laisser ses représentants s’exprimer, sans manifestation. Dans un échange d’idées libre et poli, nous disent-ils, les gens assisteront au triomphe radieux de la vérité qu’engendre la démocratie libérale! N’en déplaise à nos amis libéraux et réformistes, cette conception a été contredite à maintes reprises au cours de l’Histoire. La politique n’est pas un jeu de société, mais une lutte vivante.

La montée de l’extrême droite se produit généralement lorsque la société entre en crise et que le statu quo libéral est discrédité. Nous sommes aujourd’hui témoins de ce phénomène partout à travers le monde. Le seul moyen de vaincre les idées anti-establishment de droite est de présenter des idées anti-establishment de gauche. Les racistes blâment les immigrants et les minorités pour la crise sociale; les socialistes jettent le blâme sur ceux qui contrôlent, dans les faits, les leviers de l’économie : les patrons et les banquiers. C’est pourquoi la droite fait tout en son pouvoir pour que ces idées ne soient pas entendues, un effort qui est soutenu par les libéraux quand ils encouragent la gauche à ne pas manifester. Historiquement, les réactionnaires n’ont été vaincus que lorsque les travailleurs, la jeunesse et les opprimés se sont organisés pour dire qu’ils ne laisseraient plus leurs oppresseurs agir avec impunité. La bataille de Cable Street, en 1936, lors de laquelle la British Union of Fascists a été écrasée, en est un exemple. Même Hitler l’avait compris, affirmant lui-même : « une seule chose aurait pu nous arrêter : si nos adversaires avaient, dès le premier jour, écrasé le noyau de notre mouvement avec la plus extrême brutalité. »

Les paroles de l’extrême droite ne sont pas sans victimes. Leur croyance que le chômage et la pauvreté sont causés par les immigrants, les musulmans, les femmes et les autres groupes opprimés provoque des gestes violents. En janvier 2017, le Centre culturel islamique de Québec a été victime d’une fusillade. Alexandre Bissonnette, un nationaliste blanc et un antiféministe avoué qui déclarait supporter ardemment Trump, a assassiné six personnes et en a blessé plus d’une douzaine. Bissonnette avait été enhardi par la vague d’islamophobie et de xénophobie colportée, non seulement par les groupes nationalistes d’extrême droite, mais aussi par les politiciens et les radios-poubelles, qui ont recours à l’islamophobie afin de diviser les travailleurs. Depuis l’élection de Trump, la montée du populisme de droite au Canada est devenue une réalité et Ford en est sa nouvelle tête d’affiche. Face à cette menace, il est vital que ces idées haineuses soient vigoureusement combattues avant qu’elles ne soient banalisées et ne mènent à d’autres gestes violents.

Cependant, force est de constater que l’extrême droite est en train de perdre la bataille sur le plan des idées et de l’organisation. Les rassemblements des nationalistes blancs se butent à chaque fois à de larges contre-manifestations de centaines et même de milliers de personnes. En mars dernier, la figure de proue de l’alt-right, Richard Spencer, a mis fin à sa tournée des campus à la suite d’une série de manifestations contre sa présence. En raison de cette opposition de masse, Spencer a concédé que « les antifascistes sont en train de gagner » et a expliqué que ses tournées ne sont plus amusantes. Avec l’extrême droite qui est en déroute et la mobilisation beaucoup plus importante de la gauche, Ford essaie de tendre une bouée de sauvetage à ses amis racistes. Il est clair que Ford, de manière complètement hypocrite, attaque la liberté d’expression de certains tout en laissant le champ libre à d’autres, ce qui signifie que n’importe quelle opposition aux idées de l’extrême droite sur les campus sera qualifiée de manifestation perturbatrice.

L’interdiction de manifester de Ford aura aussi pour effet de museler les militants pro-choix qui combattent pour le droit des femmes à des interruptions volontaires de grossesse gratuites et sécuritaires. Le 5 septembre, Fightback et des militants pro-choix ont manifesté contre un groupe de fondamentalistes religieux qui affichaient des images dégoûtantes et traumatisantes de foetus morts lors de la journée d’intégration de l’Université Ryerson. Fightback et les militants en question ont utilisé de grandes bannières pour cacher les images traumatisantes et faire savoir qu’un tel contenu misogyne et sexiste n’est pas le bienvenu sur le campus. Le groupe anti-avortement a rapidement rangé son matériel et quitté les lieux. De nombreux étudiants – en particulier des jeunes femmes – nous ont remerciés d’avoir rapidement exprimé notre opposition.

Cette situation aurait pu se conclure de manière bien différente sous la nouvelle politique de Ford. Ceux qui s’opposent aux militants anti-avortement pourraient se faire harceler par la police ou le service de sécurité du campus au nom de la défense de la « liberté d’expression » de ces fondamentalistes qui tentent de traumatiser la communauté. Leurs clubs pourraient se voir retirer leur statut officiel ainsi que leurs subventions. Les étudiants pourraient se voir soumis à la discipline de l’administration de l’université. Voilà pourquoi des groupes réactionnaires tels que Campaign Life Coalition donnent leur appui à Ford.

Les marxistes sont les plus ardents défenseurs des droits démocratiques face à la répression de l’État. Nous ne demandons pas à l’administration des universités de réprimer l’extrême droite, puisque de telles demandes seraient contre-productives. L’extrême droite est essentiellement au service des patrons et de leur État. Toute loi votée dans le but de contrôler la droite sera par la suite employée contre la gauche tout en fermant les yeux devant les racistes. Les étudiants doivent compter sur leur propre force collective pour organiser des actions de masse contre les fascistes et les racistes sur les campus. Nous ne pouvons pas nous en remettre à l’État bourgeois lorsqu’il est question de protéger notre liberté d’expression, qui peut nous être retirée à tout moment. L’État ne s’attaquera à la droite que si la rhétorique de ses représentants provoque une mobilisation de masse encore plus importante au sein de la gauche. La clé est la mobilisation!

Il est crucial que la loi anti-manifestation de Ford soit défiée et rendue impossible à appliquer. Nous demandons à l’administration des universités de protéger le droit des étudiants de manifester sans crainte de répression étatique ni mesure disciplinaire. Autrement dit, nous demandons que les universités défendent une liberté d’expression digne de ce nom pour ceux qui s’opposent au gouvernement de Ford et à ses alliés racistes. Les lignes directrices de l’Université de Chicago doivent être explicitement rejetées comme une attaque envers cette liberté d’expression. Nous demandons aussi que tous les syndicats étudiants défient la loi et refusent de collaborer à son application. La Fédération canadienne des étudiantes et étudiants devrait prendre l’initiative de ce mouvement. Ne pas en faire autant équivaudrait à une trahison et mènerait au musèlement de la dissidence sur les campus, ce qui se terminerait par la disparition du syndicalisme étudiant.

Les étudiants ne peuvent pas laisser Ford lancer une bouée de sauvetage à l’extrême droite. La seule façon de l’arrêter est d’exercer notre propre droit de se réunir et de manifester, un droit historique gagné par le mouvement syndical lui-même. Les étudiants doivent tendre la main aux travailleurs pour qu’ils se joignent à eux dans la lutte contre l’interdiction de manifester. L’extrême droite a privé Heather Heyer de sa liberté d’expression quand elle l’a assassinée l’an dernier à Charlottesville. Nous ne pouvons pas les laisser créer les conditions propices à de nouvelles atrocités du genre.