La classe dirigeante mise sur Mark Carney

Il serait difficile de trouver quelqu’un en politique qui soit un représentant plus direct de la classe dirigeante que Mark Carney.

  • Marissa Olanick et Joel Bergman
  • lun. 17 mars 2025
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Photo : World Economic Forum via Wikimedia Commons

Mark Carney est le nouveau chef du Parti libéral et premier ministre du Canada. Il a miraculeusement ressuscité les libéraux, en capitalisant sur les craintes suscitées par les menaces de Trump. Même si Carney tient tête à Trump, la question demeure : dans l’intérêt de qui?

Les libéraux reviennent d’entre les morts

Carney a complètement dominé la course à la chefferie du Parti libéral, remportant 85,9% des suffrages. Sa rivale Chrystia Freeland, ancienne acolyte de Trudeau, n’a recueilli que 8% des voix. Carney a même battu Freeland dans sa propre circonscription, ce qui témoigne avant tout d’un désir des libéraux de prendre leurs distances de Trudeau.

Le premier ministre du Canada est désormais un ancien banquier, qui n’a jamais été élu au moindre poste politique. Il a également été élu à l’issue d’une course à la chefferie au cours de laquelle seuls 38% des libéraux inscrits ont voté, soit un peu plus de 150 000 personnes. Les libéraux ont pu ainsi changer de premier ministre en cours de mandat après avoir obtenu du représentant de la Couronne britannique qu’il proroge le parlement afin de leur donner le temps pour régler leurs problèmes! Voilà ce que c’est que de vivre dans un pays « démocratique ».

Selon certains sondages, avec Carney à la tête du parti, les libéraux sont désormais à égalité avec les conservateurs de Pierre Poilievre. Cette ascension fulgurante peut être attribuée presque entièrement au changement de dynamique politique provoqué par les menaces de Donald Trump contre le Canada.

Avant cela, les libéraux se trouvaient dans une crise grave. Ayant présidé au plus grand effondrement du coût de la vie depuis une génération, la colère contre Trudeau atteignait des niveaux inégalés. Poilievre, martelant que « le Canada est brisé », avait largement profité du mécontentement populaire contre le statu quo, dénonçant le gouvernement pour tout et n’importe quoi.

Mais face à la menace d’un désastre économique, Carney est considéré par beaucoup comme un « homme de confiance » pour traverser la crise.

La question est : homme de confiance pour qui? 

Carney et Poilievre : les deux faces de la même médaille capitaliste

Carney déclare qu’il fera passer « les gens avant l’argent », et il accuse Poilievre de se prosterner devant « l’autel du libre marché ». Pourtant, lorsqu’on examine leurs programmes respectifs, on constate qu’ils sont identiques sur toutes les questions fondamentales.

En fait, il serait difficile de trouver quelqu’un en politique qui soit un représentant plus direct de la classe dirigeante que Mark Carney. Il a été gouverneur de la Banque du Canada et de la Banque d’Angleterre, et a travaillé pour des sociétés comme Goldman Sachs, Brookfield Asset Management et Bloomberg, qui gèrent collectivement des milliers de milliards de dollars d’actifs.

Quant à leurs programmes, Poilievre et Carney ont tous deux déclaré qu’ils voulaient mettre fin aux dépenses déficitaires de Trudeau et équilibrer le budget – un euphémisme pour parler d’austérité. En fait, Carney va plus loin que Poilievre. Il a déclaré qu’il arriverait à l’équilibre budgétaire en trois ans, tandis que Poilievre est resté plus vague.

Carney et Poilievre veulent tous deux augmenter les dépenses militaires pour atteindre l’objectif de deux pour cent fixé par l’OTAN. Toutefois, Carney a déclaré qu’il y parviendrait d’ici à 2030, soit deux ans avant l’objectif fixé par Trudeau, tandis que Poilievre n’a pas voulu s’engager sur un échéancier et a rejeté la faute sur le fait qu’il héritait d’un budget « catastrophique ».

Par ailleurs, Carney et Poilievre ont tous deux déclaré qu’ils allaient supprimer la taxe carbone et annuler la hausse prévue de l’impôt sur les gains en capital.

Les libéraux se tournent vers l’austérité

En 2015, Justin Trudeau a accédé au pouvoir en surfant sur une vague de mécontentement populaire contre le gouvernement conservateur de Harper. Son approche contrastait fortement avec celle des libéraux de Paul Martin et Jean Chrétien, qui s’obstinaient à atteindre l’équilibre budgétaire par des coupes massives dans la santé et l’éducation. Au lieu de cela, il a enregistré un déficit chaque année.

Carney représente une rupture décisive par rapport à cette approche. Pour se faire une idée de la direction prise par Carney, il suffit de lire son discours inaugural du 9 mars, dans lequel il a commencé par rendre hommage à Jean Chrétien, qui, selon lui, « est entré dans l’histoire en prenant des décisions courageuses » et l’a encouragé à « poursuivre sa tradition de responsabilité budgétaire ».

Pour ceux qui n’étaient pas là ou qui ont la mémoire courte, le gouvernement Chrétien, dans les années 1990, a procédé aux plus importantes réductions des dépenses de santé et d’éducation de l’histoire du pays.

Carney a déjà pris contact avec un certain nombre de figures libérales parmi les plus conservatrices sur le plan fiscal dans tout le pays, pour tenter de constituer son équipe. Carlos Leitão, qui a été ministre des Finances du Québec et a présidé à des coupes brutales dans les dépenses sociales, a confirmé qu’il était en discussion avec Carney. « Nous allons examiner, programme par programme, s’il est toujours pertinent de le maintenir ou de l’éliminer complètement. » Cela sonne comme Elon Musk? Non, c’est le même Leitão que Carney veut dans son équipe qui a dit ça en 2014.

Il a également été révélé que Carney courtise l’ancien premier ministre du Québec, Jean Charest. Charest est surtout connu pour avoir provoqué le plus grand mouvement étudiant de l’histoire du pays, qui l’a chassé du pouvoir lorsqu’il a tenté de doubler les frais de scolarité en 2012, parmi une série d’autres mesures d’austérité. Charest a commencé sa carrière en tant que conservateur fédéral et a tenté de se présenter à la direction du Parti conservateur fédéral, mais perdu face à Poilievre. D’autres, comme l’ancienne première ministre de la Colombie-Britannique Christy Clark, envisagent également de se lancer dans l’aventure. Elle est également détestée pour sa corruption, ses attaques contre les syndicats et sa déréglementation.

Bien sûr, Carney ne parle pas ouvertement d’austérité. Après tout, il a besoin d’être élu. Au lieu de cela, il joue sur les mots, parlant de diviser le budget fédéral en « budget opérationnel » et en « dépenses d’investissement ». Il affirme qu’il équilibrera le budget opérationnel tout en accusant un léger déficit dans les dépenses d’investissement – « dépenser moins, investir plus », selon son slogan.

En clair, cela signifie qu’il est prêt à s’endetter pour financer des projets privés, mais pas des services sociaux.

En effet, le budget opérationnel comprend des éléments tels que les salaires des fonctionnaires, les dépenses pour des programmes comme l’assurance-emploi et les transferts aux provinces pour la santé et l’éducation. Carney affirme qu’il ne fera pas de coupes dans les services, mais c’est impossible s’il veut équilibrer le budget. Il prévoit de plafonner le nombre d’employés du secteur public et de revoir les dépenses de programmes.

Mais l’idée qu’il suffit de « réduire le gaspillage » (expression utilisée par Poilievre et Carney) pour équilibrer le budget relève de la pure fantaisie. En 2023, les dépenses de programmes fédérales s’élevaient à 450,3 milliards de dollars et le déficit fédéral à 61,9 milliards de dollars. Pour atteindre l’objectif de l’OTAN dès maintenant, le Canada devrait augmenter ses dépenses militaires de 20 milliards de dollars supplémentaires. Pour équilibrer le budget et augmenter les dépenses militaires en même temps, il faudrait réduire les dépenses de 18%. Carney pourrait licencier tous les fonctionnaires fédéraux, il lui faudrait encore réduire les dépenses de 21 milliards de dollars.

Le dilemme de la classe dirigeante

La classe dirigeante du Canada est confrontée à un énorme dilemme. Les perspectives économiques sont sombres et la guerre commerciale avec les États-Unis menace de provoquer une catastrophe. Entre Poilievre et Carney, nous avons le choix entre deux mauvaises voies.

Poilievre affirme qu’il va « réduire le BS corporatif », mais si c’est le cas, de nombreuses entreprises qui en dépendent fermeront tout simplement leurs portes, ce qui entraînera des dizaines de milliers de pertes d’emplois.

D’autre part, Carney promet un gouvernement plus interventionniste en déclarant que « les marchés sont l’outil le plus puissant que nous ayons jamais inventé. […] Lorsqu’ils sont mal gouvernés – ou pas du tout – ils produisent une richesse énorme pour quelques chanceux et des temps durs pour les autres ».

Selon le plan de Carney, il est prêt à s’endetter pour financer des dépenses d’investissement, c’est-à-dire des dépenses ponctuelles comme celles liées à l’infrastructure. Il prétend que cela « catalysera d’énormes investissements privés ». Ce n’est qu’une façon détournée de dire qu’il subventionnera les entreprises privées.

Mais c’est exactement ce que font tous les niveaux de gouvernement au Canada depuis des années, qu’il s’agisse des subventions pendant la pandémie, de l’achat de l’oléoduc Trans Mountain ou de l’octroi de subventions à Volkswagen et Northvolt. Aucune de ces subventions  n’a été suivie d’un « énorme investissement privé » – elles ont tout simplement été empochées par les capitalistes.

Carney et Poilievre s’efforcent tous deux de trouver une issue au dilemme auquel le système est confronté. Mais aucune de leurs prétendues solutions ne permettra de « catalyser d’énormes investissements privés » (Carney) ou de « libérer le libre marché » (Poilievre). Le capitalisme a échoué et les beaux jours ne reviendront pas.

Un homme de confiance pour la classe dirigeante

Avant la démission de Trudeau, une couche de la bourgeoisie canadienne, mécontente des « astuces politiques coûteuses » de Trudeau et de son projet de hausse de l’impôt sur le gain en capital, se rangeait derrière Poilievre, qui représentait l’option la plus austère. Ils comprenaient que face à la crise du système, il fallait réduire la dette et éliminer les obstacles à l’investissement privé afin de rendre le Canada plus concurrentiel sur le marché mondial. 

Mais à dire vrai, la classe dirigeante n’a jamais vraiment fait confiance à Poilievre, étant irritée par sa rhétorique populiste, anti-élite et anti-Bay Street. Elle comprenait qu’en se présentant comme un champion de la classe ouvrière allant tenir tête à « l’élite financière », Poilievre jouait un jeu dangereux, qu’elle n’est pas disposée à jouer.

Carney est donc le sauveur de la classe dirigeante. Il représente pour elle l’homme de confiance dont elle a besoin pour piloter le navire dans les eaux tumultueuses. Mais cela sera plus facile à dire qu’à faire.

Au cours de l’histoire du Canada, le Parti libéral a soigneusement cherché à maintenir un équilibre entre la défense des intérêts du système et l’octroi de quelques miettes à la classe ouvrière afin d’assurer la paix sociale. Certains ont décrit cette stratégie comme « d’obtenir de l’argent des riches et des suffrages des pauvres, sous prétexte de les protéger les uns des autres ». Et cela a fonctionné pendant un certain temps.

Mais cette époque est définitivement révolue. Si Carney remporte les prochaines élections, cette approche sera totalement intenable. Si nous lisons entre les lignes, le gouvernement de Carney sera résolument plus à droite et plus conservateur sur le plan fiscal que celui de Trudeau. Bien qu’il essaie d’être le visage souriant du système, affirmant qu’il peut répondre à la fois aux besoins des capitalistes et des travailleurs, cela n’est plus possible.