Beaucoup d’encre a déjà coulé, y compris dans ces pages, sur le fond raciste du projet de loi 21 sur la pseudo-laïcité. Il y a toutefois un autre aspect réactionnaire, peut-être plus insidieux, du projet de loi caquiste qu’il nous faut démasquer. Outre tout le battage médiatique assourdissant sur l’Islam et l’islamisation et l’invasion de méchantes voilées qui veulent empêcher le retour des Nordiques, les médias poubelles, comme ceux qui se veulent plus respectables, nous ont servis au cours des derniers mois une trâlée d’articles sur la nature éminemment québécoise de ce projet de loi, sur son lien supposé avec notre identité profonde de Canadiens-Français, que les Canadiens-Anglais-Multiculturalistes ne peuvent donc pas comprendre. En vérité, le PL21 est comme La poule aux oeufs d’or : ce n’est pas parce que c’est québécois que c’est bon.

Le ministre Jolin-Barrette l’a présenté comme un « modèle typiquement québécois ». D’autres ont insisté qu’il s’agit d’une laïcité « républicaine », qui tire ses racines dans notre héritage français, fondamentalement différente de la « neutralité religieuse » de source britannique. Les chroniqueurs du Journal de Montréal, triomphants, n’ont pas manqué de souligner qu’une majorité de la population francophone soutient le projet de loi. Dans cette situation, ses opposants seraient des « diffamateurs […] de la majorité francophone » selon Denise Bombardier, des islamistes « québécophobes » à l’en croire Lise Ravary, ou encore seraient les « vrais racistes », laisse entendre Antoine Robitaille. « Nous entrons sur le territoire de la bataille pour la loi 101 », affirme Ravary dans un autre article (d’ailleurs intitulé « Les Anglos et la laïcité »!).

Ainsi, le projet de loi 21 sert non seulement à faire des musulmans des boucs émissaires, mais aussi à rallumer la flamme du nationalisme. Grandiloquent, Joseph Facal invite les Québécois à se rallier derrière leur Chef Legault pour une guerre avec le Canada anglais: « Le vrai fond de l’affaire est de savoir si le Québec peut ou non être différent sans obtenir la permission du Canada. Le gouvernement Legault entre dans la tempête, les francophones du Québec avec lui, et nous serons seuls. Sera-t-il, serons-nous, à la hauteur? »

Le nouveau pape du nationalisme québécois, Mathieu Bock-Côté, annonce de façon pathétique avoir retrouvé sa fierté nationale avec l’élection de la CAQ et son projet de laïcité à deux cennes : « Les Québécois francophones, qui se divisaient entre eux exagérément depuis vingt ans, et se condamnaient ainsi à l’impuissance politique dans leur propre pays, ont repris le contrôle de leur destin. Ce retour à la normale a réanimé notre identité, comme en témoigne la résolution tranquille du gouvernement dans le dossier sur la laïcité. » 

MBC met ici le doigt sur l’essence du problème. Effectivement, au cours des deux dernières décennies, la question nationale a laissé la place à la question de classe. Le PQ s’est effondré, l’appui à l’indépendance est à son plus bas, et tous les grands mouvements ont porté sur des questions liées au pain et au beurre. Sous le coup de la stagnation de l’économie et des salaires, ainsi que de l’austérité et de la destruction de l’État-providence, la classe ouvrière francophone a commencé à prendre conscience que ses ennemis ne sont pas les « Anglais », et ne siègent pas qu’à Ottawa, mais aussi à l’Assemblée nationale et surtout dans les grandes tours du centre-ville de Montréal, Toronto et New York.

C’est dans ce contexte que la classe dirigeante a besoin de raviver le nationalisme. Pour faire oublier aux travailleurs qu’elle leur tape sur la tête depuis 20 ans, et pour les unir derrière elle, la bourgeoisie a besoin de créer le mythe de la nation québécoise, du « nous » canadien-français. En vérité, il existe deux cultures québécoises : la culture de la classe ouvrière québécoise, et la culture de la classe capitaliste québécoise. L’une mange au Tim Horton’s, envoie ses enfants dans les écoles publiques infestées de moisissures et crève à petit feu dans les files d’attente interminables du système de santé public, et l’autre mange dans les restos chics du Plateau, envoie ses enfants à l’école privée et utilise les cliniques privées et le système de santé américain. Les travailleurs québécois francophones ont beaucoup plus en commun avec les travailleurs québécois anglophones et musulmans qu’avec le millionnaire Legault, Pierre-Karl Péladeau ou tout chroniqueur du Journal de Montréal.

Quand il s’agit d’affirmer leur amour de « notre » identité et « notre » culture, les catholaïques de l’empire Québécor écrivent chronique après chronique, la main sur le coeur (tatoué d’une fleur de lys) en bavant un filet de sirop d’érable sur leur clavier, la Bolduc en fond musical. Mais quand vient le temps de soutenir réellement les travailleurs et les jeunes Québécois, le sirop d’érable se transforme en venin. Trop payés, paresseux, chialeux, niaiseux, tout y passe. Ces nationalistes sont bien fiers d’être Québécois quand leur gouvernement adopte une loi qui s’en prend aux minorités religieuses, mais ne prennent jamais le bord de nos infirmières et de nos enseignantes à bout de souffle. Leur fierté dégoulinante envers « notre » peuple s’arrête devant nos élèves du secondaire qui se sont mobilisés par dizaines de milliers en mars pour notre planète, devant nos fortes traditions syndicales et devant nos étudiants capables d’organiser un mouvement aussi formidable que celui de 2012. Leur amour des Québécois francophones cesse dès qu’il s’agit de hausser « notre » salaire minimum, d’améliorer « nos » programmes sociaux ou d’aider « nos » plus démunis.

François Legault, pourfendeur du multiculturalisme canadien, était récemment en visite à Washington pour rencontrer le patron d’Alcoa, le propriétaire majoritaire de l’Aluminerie de Bécancour (ABI), qui a mis ses milliers d’employés en lockout depuis 16 mois. Notre champion des Québécois de souche en a profité pour se désolidariser de ses compatriotes pour mieux lécher les souliers vernis du boss américain. Les nationalistes bourgeois comme Legault deviennent les plus fervents multiculturalistes dès qu’il faut choisir entre « nos » travailleurs et les grandes entreprises américaines.

Comme disait Lénine, la bourgeoisie « avec ses discours douceâtres ou fougueux sur la “patrie” […] s’efforce de diviser le prolétariat et de détourner son attention de ses agissements à elle […] et de l’alliance à la fois politique et économique qui l’unit à la bourgeoisie des autres nations. » Il faut le dire : cette rhétorique du « nous » est un piège qui sert à semer chez les travailleurs l’illusion qu’ils ont les mêmes intérêts que leurs patrons. Ne tombons pas dans le panneau!