Les Thèses d’avril de Lénine

  Introduction Lénine prononça son fameux discours des Thèses d’avril à la Conférence panrusse des soviets de députés ouvriers et soldats le 4 avril 1917. Il n’est pas exagéré de dire que son discours eut l’effet d’une bombe pour son auditoire. « Lénine est-il devenu fou? Lénine est-il devenu trotskyste? », se disaient les uns et les […]

  • V.I. Lénine, introduction par Alex Grant
  • mer. 5 avr. 2017
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Introduction

Lénine prononça son fameux discours des Thèses d’avril à la Conférence panrusse des soviets de députés ouvriers et soldats le 4 avril 1917. Il n’est pas exagéré de dire que son discours eut l’effet d’une bombe pour son auditoire. « Lénine est-il devenu fou? Lénine est-il devenu trotskyste? », se disaient les uns et les autres. Avant l’arrivée de Lénine en Russie, Kamenev et Staline orientaient la politique des bolchéviks vers un soutien critique au « Gouvernement provisoire » et vers une fusion avec les menchéviks, qui défendaient la même perspective. Les libéraux bourgeois du Gouvernement provisoire s’étaient déclarés détenteurs du pouvoir sans mandat démocratique, malgré le fait que c’étaient les travailleurs et les soldats dans les soviets qui s’étaient battus et étaient morts pour renverser le tsar lors de la révolution de Février.

Lénine expliqua que la seule raison pour laquelle les travailleurs avaient échoué à prendre le pouvoir en février était qu’ils n’avaient pas atteint un de gré de conscience de classe suffisamment élevé. Il indiqua ensuite qu’en tant que gouvernement capitaliste, le Gouvernement provisoire ne pouvait que conduire une guerre impérialiste et ne pourrait pas apporter la paix. Étant lié aux banquiers et aux propriétaires terriens, il ne pouvait donner la terre aux paysans. Les capitalistes ne pouvaient pas résoudre la crise dans la société et donner le pain aux travailleurs, ni leur offrir une quelconque forme de démocratie constitutionnelle. Seul un gouvernement de soviets d’ouvriers pourrait résoudre ces problèmes. Dans son essence, la position de Lénine était maintenant identique à celle de la révolution permanente de Trotsky – et à New York, indépendamment de Lénine, Trotsky avançait des slogans similaires à Lénine.

Les Thèses d’avril de Lénine nous montrent l’importance cruciale des idées dans la lutte révolutionnaire. Certaines personnes se demandent pourquoi les marxistes passent tant de temps à étudier, discuter et débattre des idées. « Ne serait-il pas mieux de mettre ces enjeux abstraits de côté et de se concentrer sur le travail pratique? » est une phrase qui revient souvent. La réalité est que lorsque cela compte vraiment, des idées soi-disant « abstraites » font toute la différence entre la victoire et la défaite, entre la révolution et la réaction. Un soutien au Gouvernement provisoire capitaliste aurait mené les bolchéviks à défendre la guerre, l’échec de la réforme agraire, et le report continuel du suffrage universel. Cela aurait mené à la ruine de la révolution et à la victoire probable d’un fascisme russe (par exemple Kornilov). Si la révolution russe est le plus grand événement de l’histoire de l’humanité, les Thèses d’avril sont les grandes idées qui l’ont rendue possible.

Les tâches du prolétariat dans la présente révolution  

Thèses d’avril 

N’étant arrivé à Petrograd que dans la nuit du 3 au 4 avril, je ne pouvais, naturellement, à la réunion du 4, présenter un rapport sur les tâches du prolétariat révolutionnaire qu’en mon nom propre et en faisant les réserves motivées par mon manque de préparation.

La seule chose que j’aie pu faire pour faciliter mon travail, et celui des contradicteurs de bonne foi, a été de préparer des thèses écrites. J’en ai donné lecture et transmis le texte au camarade Tsérétélli. Je les ai lues très lentement et à deux reprises : d’abord à la réunion des bolchéviks, ensuite à celle des bolchéviks et des menchéviks.

Je présente ici ces thèses qui me sont personnelles, accompagnées simplement de très brèves remarques explicatives; elles ont été développées avec beaucoup plus de détails dans mon rapport. 

Thèses 

1. Aucune concession, si minime soit-elle, au « jusqu’auboutisme révolutionnaire » ne saurait être tolérée dans notre attitude envers la guerre qui, du côté de la Russie, même sous le nouveau gouvernement de Lvov et Cie, est demeurée incontestablement une guerre impérialiste de brigandage en raison du caractère capitaliste de ce gouvernement.

Le prolétariat conscient ne peut donner son consentement à une guerre révolutionnaire, qui justifierait réellement le jusqu’auboutisme révolutionnaire, que si les conditions suivantes sont remplies :  a) passage du pouvoir au prolétariat et aux éléments pauvres de la paysannerie, proches du prolétariat; b) renonciation effective, et non verbale, à toute annexion; c) rupture totale en fait avec les intérêts du Capital.

Étant donné l’indéniable bonne foi des larges couches de la masse des partisans du jusqu’auboutisme révolutionnaire qui n’admettent la guerre que par nécessité et non en vue de conquêtes, et étant donné qu’elles sont trompées par la bourgeoisie, il importe de les éclairer sur leur erreur avec une persévérance, une patience et un soin tout particuliers, de leur expliquer qu’il existe un lien indissoluble entre le Capital et la guerre impérialiste, de leur démontrer qu’il est impossible de terminer la guerre par une paix vraiment démocratique et non imposée par la violence, sans renverser le Capital.

Organisation de la propagande la plus large de cette façon de voir dans l’armée combattante.

Fraternisation.

2. Ce qu’il y a d’original dans la situation actuelle en Russie, c’est la transition de la première étape de la révolution, qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie par suite du degré insuffisant de conscience et d’organisation du prolétariat, à sa deuxième étape, qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux couches pauvres de la paysannerie.

Cette transition est caractérisée, d’une part, par un maximum de possibilités légales (la Russie est aujourd’hui, de tous les pays belligérants, le plus libre du monde); de l’autre, par l’absence de contrainte exercée sur les masses, et enfin, par la confiance irraisonnée des masses à l’égard du gouvernement des capitalistes, ces pires ennemis de la paix et du socialisme.

Cette situation originale exige que nous sachions nous adapter aux conditions spéciales du travail du Parti au soin de la masse prolétarienne innombrable qui vient de s’éveiller à la vie politique.

3. Aucun soutien au Gouvernement provisoire; démontrer le caractère entièrement mensonger de toutes ses promesses, notamment de celles qui concernent la renonciation aux annexions. Le démasquer, au lieu d’« exiger » – ce qui est inadmissible, car c’est semer des illusions – que ce gouvernement, gouvernement de capitalistes, cesse d’être impérialiste.

4. Reconnaître que notre Parti est en minorité et ne constitue pour le moment qu’une faible minorité, dans la plupart des soviets des députés ouvriers, en face du bloc de tous les éléments opportunistes petits-bourgeois tombés sous l’influence de la bourgeoisie et qui étendent cette influence sur le prolétariat. Ces éléments vont des socialistes-populistes et des socialistes-révolutionnaires au Comité d’Organisation[1] (Tchkhéidzé, Tsérétélli, etc.), à Stéklov, etc., etc.

Expliquer aux masses que les soviets des députés ouvriers sont la seule forme possible de gouvernement révolutionnaire, et que, par conséquent, notre tâche, tant que ce gouvernement se laisse influencer par la bourgeoisie, ne peut être que d’expliquer patiemment, systématiquement, opiniâtrement aux masses les erreurs de leur tactique, en partant essentiellement de leurs besoins pratiques.

Tant que nous sommes en minorité, nous nous appliquons à critiquer et à expliquer les erreurs commises, tout en affirmant la nécessité du passage de tout le pouvoir aux soviets des députés ouvriers, afin que les masses s’affranchissent de leurs erreurs par l’expérience.

5. Non pas une république parlementaire, – y retourner après les soviets des députés ouvriers serait un pas en arrière, – mais une république des soviets de députés ouvriers, salariés agricoles et paysans dans le pays tout entier, de la base au sommet.

Suppression de la police, de l’armée[2] et du corps des fonctionnaires.

Le traitement des fonctionnaires, élus et révocables à tout moment, ne doit pas excéder le salaire moyen d’un bon  ouvrier.

6. Dans le programme agraire, reporter le centre de gravité sur les soviets de députés des salariés agricoles.

Confiscation de toutes les terres des grands propriétaires fonciers.

Nationalisation de toutes les terres dans le pays et leur mise à la disposition des soviets locaux de députés des salariés agricoles et des paysans. Formation de soviets de députés des paysans pauvres.

Transformation de tout grand domaine (de 100 à 300 hectares environ, en tenant compte des conditions locales et autres et sur la décision des organismes locaux) en une exploitation modèle placée sous le contrôle des députés des salariés agricoles et fonctionnant pour le compte de la collectivité. 

7. Fusion immédiate de toutes les banques du pays en une banque nationale unique placée sous le contrôle des soviets des députés ouvriers. 

8. Notre tâche immédiate est non pas d’« introduire » le socialisme, mais uniquement de passer tout de suite au contrôle de la production sociale et de la répartition des produits par les soviets des députés ouvriers. 

9. Tâches du Parti :

a) convoquer sans délai le congrès du Parti;  

b) modifier le programme du Parti, principalement : 

1) sur l’impérialisme et la guerre impérialiste, 

2) sur l’attitude envers l’État et notre revendication d’un « État-Commune[3] », 

3) amender le programme minimum, qui a vieilli;  

c) changer la dénomination du Parti[4]

10. Rénover l’Internationale.

Prendre l’initiative de la création d’une Internationale révolutionnaire, d’une Internationale contre les social-chauvins et contre le « centre[5] ». 

Afin que le lecteur comprenne pourquoi j’ai dû envisager spécialement, comme tout à fait exceptionnel, le « cas éventuel » de contradicteurs de bonne foi, je l’invite à comparer à ces thèses l’objection suivante de monsieur Goldenberg : Lénine « a planté l’étendard de la guerre civile au sein de la démocratie révolutionnaire » (cité dans le n°5 de l’Edinstvo[6] de M. Plekhanov).

N’est-ce pas une perle, en vérité?

J’écris, je déclare, je ressasse : « Étant donné l’indéniable bonne foi des larges couches de la masse des partisans du jusqu’auboutisme révolutionnaire…. et étant donné qu’elles sont trompées par la bourgeoisie, il importe de les éclairer sur leur erreur avec une persévérance, une patience et un soin tout particuliers… » 

Or, voici comment ces messieurs de la bourgeoisie, qui se disent sociaux-démocrates, qui ne font partie ni des larges couches ni de la masse des partisans du jusqu’auboutisme, exposent avec un front serein ma position  : « L’étendard (!) de la guerre civile (dont il n’est pas dit un mot dans les thèses, dont il n’a pas été dit un mot dans le rapport!) est planté (!) » « au sein (!!) de la démocratie révolutionnaire… »

Qu’est-ce à dire? En quoi cela diffère-t-il de la propagande des ultras? de la Rousskaïa Volia[7]?

J’écris, je déclare, je ressasse : « Les soviets des députés ouvriers sont la seule forme possible de gouvernement révolutionnaire et, par conséquent, notre tâche ne peut être que d’expliquer patiemment, systématiquement, opiniâtrement aux masses les erreurs de leur tactique, en partant essentiellement de leurs besoins pratiques… »

Or des contradicteurs d’une certaine espèce présentent mes idées comme un appel à la « guerre civile au sein de la démocratie révolutionnaire »!!

J’ai attaqué le Gouvernement provisoire parce qu’il n‘a pas fixé un terme rapproché, ni aucun terme en général, à la convocation de l’Assemblée constituante, et s’est borné à des promesses. Je me suis appliqué à démontrer que sans les soviets des députés ouvriers et soldats, la convocation de l’Assemblée constituante n’est pas assurée et son succès est impossible.

Et l’on me prétend adversaire d’une convocation aussi prompte que possible de l’Assemblée constituante!!!

Je qualifierais ces expressions de « délirantes » si des dizaines d’années de lutte politique ne m’avaient appris à considérer la bonne foi des contradicteurs comme une chose tout à fait exceptionnelle. 

M. Plekhanov a, dans son journal, qualifié mon discours de « délirant ». Fort bien, monsieur Plekhanov! Mais voyez comme vous êtes gauche, maladroit et peu perspicace dans votre polémique. Si, pendant deux heures, j’ai prononcé un discours délirant, comment des centaines d’auditeurs ont-ils pu supporter mon délire? Cela ne tient pas debout, mais pas du tout. 

Certes, il est beaucoup plus facile de s’exclamer, d’injurier, de pousser les hauts cris, que d’essayer de raconter, d’expliquer, de rappeler la façon dont Marx et Engels ont analysé en 1871, 1872, 1875 l’expérience de la Commune de Paris et ce qu’ils ont dit de la nature de l’État qui est nécessaire au prolétariat. 

M. Plekhanov, ex-marxiste, ne veut probablement pas se souvenir du marxisme. 

J’ai cité Rosa Luxemburg, qui, le 4 août 1914[8] qualifiait la social-démocratie allemande de « cadavre puant ». Or MM. les Plekhanov, les Goldenberg et Cie s’en « formalisent »… pour qui? – pour les chauvins allemands qualifiés de chauvins!

Les voilà bien empêtrés, les pauvres social-chauvins russes, socialistes en paroles, chauvins en fait. 

Paru le 7 avril 1917 dans le n°26 de la « Pravda ».


[1] Le Comité d’Organisation était le regroupement formé en 1912 par les liquidateurs, chauvin durant la guerre mondiale. Il fonctionnera jusqu’à l’élection, en août 1917, du Comité central menchévique. 

[2] C’est-à-dire remplacement de l’armée permanente par l’armement du peuple tout entier. (Note de l’auteur) 

[3] C’est-à-dire d’un État dont la Commune de Paris a été la préfiguration. (Note de l’auteur) 

[4] À l’appellation de « social-démocratie », il faut substituer celle de Parti communiste, les chefs officiels de la social-démocratie (« jusqu’auboutistes » et « kautskistes » hésitants) ayant trahi le socialisme dans le monde entier et passé à la bourgeoisie. (Note de l’auteur) 

[5] On appelle « centre », dans la social-démocratie internationale la tendance qui hésite entre les chauvins (« jusqu’auboutistes ») et les internationalistes, à savoir Kautsky et Cie en Allemagne, Longuet et Cie en France, Tchkhéidzé et Cie en Russie, Turati et Cie en Italie, Macdonald et Cie en Angleterre, etc. (Note de l’auteur) 

[6] Edinstvo (l’Unité) était le quotidien dont Plekhanov était le rédacteur en chef. Parût de mars à novembre 1917, puis en décembre 1917-janvier 1918. 

[7] Rousskaïa Volia (la Volonté russe) : quotidien subventionné par les grandes banques qui parût de décembre 1916 à octobre 1917. Lénine le tenait pour l’un des plus infâmes journaux bourgeois. 

[8] Le 4 août 1914, la social-démocratie allemande votait les crédits de guerre et passait par là même du côté de l’ordre bourgeois. La gauche sociale-démocrate s’opposa à ce vote au sein de la fraction parlementaire mais respecta la discipline de vote, se soumettant ainsi provisoirement à l’appareil social-démocrate.