50 ans plus tard : la montée et la chute du Parti québécois – Deuxième partie

Voici la deuxième partie d’un article qui revient sur les cinquante ans d’histoire du Parti québécois. <<Première partie | Troisième partie>> 1976 : « Les séparatistes gagnent au Québec » Ainsi titre le New York Post le lendemain de la victoire du PQ, le 15 novembre 1976. Malgré son caractère de parti réformiste modéré, la […]

  • Julien Arseneau
  • jeu. 15 nov. 2018
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Voici la deuxième partie d’un article qui revient sur les cinquante ans d’histoire du Parti québécois.


<<Première partie | Troisième partie>>

1976 : « Les séparatistes gagnent au Québec »

Ainsi titre le New York Post le lendemain de la victoire du PQ, le 15 novembre 1976. Malgré son caractère de parti réformiste modéré, la classe capitaliste voit le PQ comme une menace, surtout au Canada anglais. La montée puis l’arrivée au pouvoir du PQ constituent aux yeux d’une grande partie de la population québécoise une grande victoire sur le statu quo.

Lors des élections de 1970, dans un de ses éditoriaux, le Montreal Star affirmait que René Lévesque était « le Kerensky de la révolution québécoise » (en référence au dernier premier ministre de la Russie avant la révolution d’Octobre 1917), qui allait paver la voie aux Lénine, Trotsky et Staline (Auf Der Maur, p. 17)! René Lévesque a même obtenu le surnom de « Fidel Castro du Québec » de la part de Rémi Paul, ministre de la Justice de l’Union nationale en 1969-1970.

L’analogie avec le gouvernement de Kerensky en Russie est beaucoup plus juste qu’elle pourrait en avoir l’air. Lors de la révolution russe de 1917, après la révolution de Février qui avait renversé la monarchie tsariste, le pays s’est trouvé dans une situation où les travailleurs se radicalisaient vers la gauche et cherchaient à pousser la révolution en avant, tandis que les propriétaires fonciers et les capitalistes tentaient de mettre fin au mouvement. Les travailleurs s’organisaient à travers des soviets, soit des conseils ouvriers spontanément apparus lors de la révolution, tandis que les classes dominantes étaient représentées par le gouvernement provisoire et voulaient ultimement renverser les soviets. Au cours des mois suivants, les deux camps allaient lutter sur la direction à suivre. La révolution et la contre-révolution étaient en lutte sans que l’une ou l’autre ne l’emporte. Dans de telles situations, une figure qui fait la médiation entre les deux camps est souvent poussée à prendre le pouvoir. C’est ce qui est survenu à l’été de 1917 : Kerensky, membre du parti socialiste-révolutionnaire, est devenu chef du Gouvernement provisoire. Kerensky était poussé en avant par la classe ouvrière en lutte contre les capitalistes. Il était vu par les masses comme un « socialiste » qui représentait les travailleurs dans le gouvernement. Il disait parler au nom de la révolution, au nom des masses. Cependant, Kerensky tentait par là de calmer le mouvement et de le canaliser dans une voie qui ne posait pas de danger pour les capitalistes.

En 1917, les bolcheviks ont compris le rôle de Kerensky, ont expliqué patiemment aux masses la nécessité que la classe ouvrière prenne le pouvoir directement par les soviets, et ont réussi à la mobiliser  pour renverser le gouvernement provisoire au profit du pouvoir des soviets. Si les bolcheviks n’avaient pas agi ainsi, il est très probable que Kerensky serait à ce jour considéré comme un partisan de la révolution russe.

Le Parti québécois de René Lévesque a joué un rôle semblable à Kerensky. Dans les années 70, le mouvement ouvrier québécois était constamment mobilisé, et a réussi à aller chercher des concessions de la part des capitalistes. Cependant, les travailleurs n’ont pas mené jusqu’au bout la lutte pour le socialisme, tandis que la bourgeoisie ne pouvait pas simplement écraser le mouvement. Le PQ et Lévesque ont surfé sur la vague et ont monté jusqu’au pouvoir, où ils ont joué les conciliateurs. Lévesque tentait de parler au nom des « Québécois », parfois même au nom des travailleurs, tout en freinant le mouvement ouvrier afin de plaire aux capitalistes québécois naissants. Cependant, il n’existait pas de Parti bolchevique au Québec dans les années 70 qui aurait pu expliquer le rôle de René Lévesque. Les dirigeants du mouvement ouvrier ont plutôt capitulé devant le Kerensky du Québec.

Les hauts cris des médias anglophones exprimaient la peur de la classe dirigeante canadienne d’une révolution au Québec. La classe dirigeante craignait sérieusement que le PQ et Lévesque perdent le contrôle de la situation au profit d’éléments plus à gauche et anticapitalistes, un peu comme il était arrivé à Kerensky en 1917. La différence est que les dirigeants du mouvement ouvrier au Québec n’ont pas offert de solution de rechange à René Lévesque et au PQ, contrairement aux bolcheviks face à Kerensky.

Le régime libéral de Robert Bourassa, au pouvoir depuis 1970, avait tenté d’écraser le mouvement ouvrier. Au déclenchement des élections de 1976, Bourassa s’attaque immédiatement aux travailleurs : le 19 octobre 1976, dans son annonce des élections, il parle de « réévaluer l’équilibre des groupes sociaux au sein de notre collectivité », de « certains dirigeants syndicaux qui ne veulent plus respecter le contrat social établi avec eux en 1964 » (en référence au Code du travail), d’ « abus inadmissibles dans l’exercice du droit de grève, abus qui à certains moments équivalaient à des gestes de cruauté à l’égard de personnes innocentes et démunies ». Il va même jusqu’à dire, le 2 novembre : « ils vont voir que la population va décider qui mène, les syndicats ou le gouvernement » (Bauer, p. 309).

Devant ces provocations ouvertes et en l’absence d’un véritable parti des travailleurs, le PQ réussit à canaliser la colère contre le statu quo et à tirer profit des positions réactionnaires de Bourassa. Le parti a l’air d’être la seule force à faire quoi que ce soit pour les travailleurs. René Lévesque, pendant cette période, affirme que son parti a un « préjugé favorable envers les travailleurs ». En présentant un programme de réformes, il réussit à gagner l’appui des dirigeants syndicaux et d’une bonne partie de la classe ouvrière. Comme nous l’avons dit dans la première partie, toutes les centrales appellent à voter soit pour le PQ, soit contre les libéraux, ce qui revient au même. Le PQ compte même des  syndicalistes connus qui se présentent sous sa bannière en 1976, notamment Denis Perron du Syndicat canadien de la fonction publique et Guy Bisaillon de la CEQ.

Les dirigeants syndicaux accueillent dans la joie le premier gouvernement péquiste. Normand Rodrigue, président de la CSN, parle de « victoire du monde ordinaire sur les forces obscures du capitaliste [sic] anglo-saxon ». Fernand Daoust, de la FTQ, affirme : « On a l’impression, ce soir, qu’un vent de changement extraordinaire déferle sur le Québec et on pense qu’avec autant d’élus sensibilisés aux problèmes des gagne-petit, le climat des relations de travail va changer en profondeur. » (Bauer, p. 307.)

La CEQ, la plus radicale des trois centrales, demeure prudente. Yvon Charbonneau, son président, déclare : « Même s’il n’y a rien de très clair pour les travailleurs dans le programme péquiste, il est au moins clair que ce gouvernement amorcera de grands débats, notamment sur la question de l’indépendance. Mais il devra dire au profit de qui se fera cette indépendance. » (Panneton, p. 321.)

Le programme du PQ contient de nombreuses promesses en faveur des travailleurs, dont le plein emploi et l’assurance-automobile. Le discours de René Lévesque lors du dévoilement de son cabinet parle d’un « rêve de réunir tous les Québécois, quelle que soit leur langue, leur classe, leur provenance ou leur origine, un rêve d’une nouvelle nation, née sans conflit ». L’histoire du PQ peut être résumée par cette tentative de jouer les équilibristes et de concilier les différents intérêts de classe.

Le premier budget du PQ d’avril 1977, présenté par le ministre des Finances, Jacques Parizeau, est un budget d’austérité. Comme l’explique Graham Fraser dans son livre sur l’histoire du PQ au pouvoir, « les promesses coûteuses furent reportées, les emprunts furent réduits, et les contribuables furent frappés par des droits de permis plus élevés, une augmentation de la taxe de vente sur les plats au restaurant, et […] une taxe de 8% sur l’achat de vêtements et de souliers pour enfants. » (Fraser, p. 117.)

Fraser poursuit : « Sa vraie audience [à Parizeau] était à Wall Street, et il fut acclamé là où il en avait le plus besoin. Le qualifiant de “retenu” et “discipliné”, les investisseurs étaient satisfaits […] Cinq mois plus tard, Parizeau put apprécier le résultat : le Québec garda sa cote de crédit AA à Wall Street. » (Fraser, p. 117.)

Malgré ces débuts visant surtout à calmer les capitalistes, le PQ réalise quand même certaines mesures progressistes afin de gagner l’appui des travailleurs en vue de son éventuel référendum. En janvier 1977, le parti augmente le salaire minimum à 3$ l’heure, ce qui en faisait le plus haut du pays avec la Colombie-Britannique (Tanguay, p. 180). Le PQ abandonne également toutes les poursuites liées aux négociations du front commun intersyndical de 1975-76. En 1977, le parti adopte une loi anti-briseur de grève et l’année suivante, l’assurance-automobile publique est créée. C’est ici le « préjugé favorable aux travailleurs » de René Lévesque.

Il est important de comprendre que les réformes du PQ surviennent suite à la plus grande vague de luttes ouvrières de l’histoire du Québec. En effet, entre 1971 et 1975, plus de deux millions de journées de travail ont été perdues en grèves au Québec, comparativement à 1,4 million pour 1966-1970. Puis ce nombre a grimpé à trois millions entre 1975 et 1980 (Rouillard, p. 448). Cette vague de luttes avait causé toute une frousse à la bourgeoisie en 1972 lors du Front commun intersyndical. La mobilisation s’est poursuivie au cours des années 70, même si l’apogée du mouvement, la grève générale spontanée de mai 1972, était passé. La combativité de la classe ouvrière s’était répercutée sur le PQ qui, sous la pression de la classe ouvrière, avait adopté dans son programme des mesures pro-ouvrières.

Malgré ces concessions significatives, le PQ est toujours soucieux de garder son image modérée et pragmatique. En 1977, René Lévesque invite les « révolutionnaires » à quitter son parti (Le Devoir, 21 mars 1977) et lors d’un sommet économique tenu en mai de la même année, il traite les dirigeants syndicaux de gauche de « Cassandres professionnelles qui se tuent à prédire que l’apocalypse est pour demain matin si le système économique en entier n’est pas immédiatement aboli » (Fraser, p. 117-118). Tout en octroyant des concessions, le PQ garde une distance à l’égard des syndicats, et particulièrement de leurs dirigeants plus radicaux.

Référendum de 1980 : acheter la paix des classes

Avec la décision de tenir un référendum sur la souveraineté-association en 1980, il devient nécessaire pour le PQ de gagner l’appui du mouvement ouvrier. C’est ce que le parti tente lors des négociations avec le secteur public en 1979.

Le PQ octroie de généreuses concessions aux travailleurs lors de cette ronde de négociations. Andrew Brian Tanguay explique que Parizeau « avait essentiellement acheté la paix sociale en accordant aux syndicats un certain nombre de concessions généreuses, particulièrement en matière de congés de maternité et de sécurité d’emploi » (Tanguay, p. 181). De même, le budget péquiste de 1978, contrairement à celui de 1977, est déficitaire et augmente les impôts de ceux qui gagnent plus de 30 000$ (environ 110 000$ en dollars d’aujourd’hui).

L’objectif du PQ est clair, soit de gagner à lui les masses en vue de son projet de souveraineté-association. Fraser ajoute que « Comme négociateur, Parizeau était motivé tant par l’idéalisme et le cynisme : l’idéalisme dans ses attentes envers le Front commun, et le cynisme dans son désir de conserver l’appui des syndicats pour le référendum. Le résultat, en 1979, fut une erreur coûteuse : une entente pré-référendum extravagante avec le Front commun » (Fraser, p. 164).

René Lévesque relate cette période dans ses mémoires, commentant le fait que les syndicats demandaient des augmentations de 30% : « Mais ce n’était pas encore la crise et les appétits demeuraient illimités, de même que le cynisme avec lequel on s’était habitué à prendre les citoyens en otages. Çà et là, on fermait des hôpitaux, le transport en commun était paralysé à Montréal. De nouveau, il fallut acheter la paix au prix fort, moins ruineux tout de même qu’à la fin des rondes précédentes » (Lévesque, p. 399-400, mes italiques).

Les concessions du PQ vers la fin des années 70 ont leurs effets. La FTQ appuie le OUI lors du référendum, de même que la CSN, qui propose un « oui critique » (Rouillard, p.428).

Chez la CEQ, qui a toujours été la centrale syndicale la plus réticente face au PQ, il y a davantage de résistance face à la montée du projet de souveraineté-association. En 1978, à son congrès, la CEQ rejette le projet du PQ « proposé par la classe petite-bourgeoise » (Rouillard, p. 369) et conclut qu’il faut lier le projet d’indépendance à la nécessité d’un changement de système. Cependant, l’année suivante, on rejette l’idée de lier la lutte pour l’indépendance à un projet de société « bâtie en fonction des travailleurs ». Au final, la CEQ prend une position d’abstention lors du référendum, tout en réaffirmant le droit à l’autodétermination.

Que représente le référendum de 1980?

Pour les marxistes, il n’y a pas de réponse prédéterminée à la question de la manière concrète dont un peuple ou une nation devrait exercer son droit à l’autodétermination. Comme l’expliquait Lénine :

« Répondre par “oui ou non” à la question de la séparation de chaque nation? C’est là, semble-t-il, une revendication très “pratique”. Or, en fait, elle est absurde (…) et, pratiquement, elle tend à subordonner le prolétariat à la politique de la bourgeoisie. La bourgeoisie place toujours au premier plan ses propres revendications nationales. Elle les formule de façon catégorique. Pour le prolétariat, elles sont subordonnées aux intérêts de la lutte de classe. » (Lénine, « Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes », p. 597-598)

Cela veut dire qu’avant tout, il faut défendre ce qui fait avancer la lutte de la classe ouvrière. Nous sommes prêts à lutter sur tous les terrains pour y arriver. La lutte de la classe ouvrière québécoise et canadienne pourrait se développer dans le cadre d’un seul et même État, ou avoir à passer par l’indépendance du Québec pour avancer. Lénine expliquait : « Le fait que la social-démocratie reconnaît le droit de toutes les nationalités à la libre disposition, ne signifie nullement qu’elle renonce à porter son propre jugement sur l’opportunité pour telle ou telle nation, dans chaque cas particulier, de se séparer en un État distinct. Au contraire, les social-démocrates doivent porter un jugement qui leur appartienne en propre, en tenant compte aussi bien des conditions du développement du capitalisme et de l’oppression des prolétaires des diverses nations par la bourgeoisie de toutes nationalités réunies, que des objectifs d’ensemble de la démocratie, et au tout premier chef, des intérêts de la lutte de classe du prolétariat pour le socialisme. » (Lénine, « Thèses sur la question nationale », p. 256) Ce qui favorise le développement de la lutte des classes est progressiste et doit être appuyé. Ce qui favorise la conciliation des travailleurs avec la bourgeoisie ou fomente les divisions chez les travailleurs est réactionnaire.  C’est avec cette perspective qu’il faut regarder chaque mouvement national et qu’il faut prendre position lorsque la question de l’autodétermination, c’est-à-dire la souveraineté nationale ou l’indépendance, est à l’ordre du jour.

Le grand dirigeant syndical Michel Chartrand expliquait qu’il y a une « différence énorme entre le nationalisme et une véritable libération nationale ». Il faut comprendre que le référendum de 1980 sur la souveraineté-association est un projet radicalement différent de la lutte que les syndicats avaient menée dans les années 70 contre le capitalisme et l’impérialisme anglophone. Le projet péquiste tente de réaliser la souveraineté dans les limites acceptables du capitalisme, tandis que la lutte des années 70 tentait d’en arriver à une véritable libération nationale en s’attaquant au système capitaliste lui-même. D’ailleurs, René Lévesque lui-même parlait de son projet comme étant de réaliser « une indépendance tranquille » (McRoberts et Posgate, p. 228). Il tenait ce discours devant le Economic Club of New York, un club de discussion de la grande bourgeoisie américaine! Tout au long de son premier mandat, on voit que le PQ se veut rassurant, notamment auprès des investisseurs américains, et insiste sur le fait que l’indépendance ne doit pas constituer une « rupture ». Le PQ tente de canaliser la lutte de libération nationale et de l’orienter dans des canaux sécuritaires pour la classe dominante. Comme nous l’avons déjà expliqué, il s’agit d’un recul par rapport à la lutte de classe intense du début des années 70, où le socialisme était à l’ordre du jour.

Les travailleurs, après des années à lutter à coup de grèves et de manifestations, sont de plus en plus las et la lutte de classe pour le socialisme n’aboutit pas. Après ces échecs, la direction syndicale est elle aussi démoralisée et, n’ayant pas de perspective sur la voie à suivre, commence à se modérer et finit par donner son appui au PQ, de manière ouverte ou à mots couverts. En se rangeant derrière le projet nationaliste du PQ, le mouvement ouvrier se retrouve à la remorque de celui-ci, dans une alliance avec les nationalistes bourgeois et petits-bourgeois, sans s’être doté de son propre véhicule politique.

La formulation de la question du référendum de 1980 souligne avec acuité le danger que posait la coalition nationale pour le mouvement ouvrier. Elle mérite d’être citée en entier :

« Le Gouvernement du Québec a fait connaître sa proposition d’en arriver, avec le reste du Canada, à une nouvelle entente fondée sur le principe de l’égalité des peuples ; cette entente permettrait au Québec d’acquérir le pouvoir exclusif de faire ses lois, de percevoir ses impôts et d’établir ses relations extérieures, ce qui est la souveraineté, et, en même temps, de maintenir avec le Canada une association économique comportant l’utilisation de la même monnaie ; aucun changement de statut politique résultant de ces négociations ne sera réalisé sans l’accord de la population lors d’un autre référendum ; en conséquence, accordez-vous au Gouvernement du Québec le mandat de négocier l’entente proposée entre le Québec et le Canada? »

Cette question montre qu’il ne s’agit même pas de l’indépendance du Québec, sans parler d’une véritable libération nationale. Si on regarde cette question, on réalise que ce qu’on demande, c’est de laisser au gouvernement du PQ le soin de négocier avec les capitalistes canadiens pour trouver comment établir une nouvelle relation avec le Canada sans leur causer du tort. On y voit donc une manœuvre pour faire que la lutte de libération nationale du Québec se fasse par le haut, entre politiciens bourgeois et petits-bourgeois. Le mouvement ouvrier ne peut donner son appui à ce projet qui consiste à mettre la classe ouvrière à la remorque du PQ et à lui accorder sa confiance. On demandait ici à la classe ouvrière de sacrifier ses propres intérêts pour ceux de la petite bourgeoisie et son « projet national ».

Malheureusement, c’est ce qui arrive. Comme les dirigeants du mouvement n’ont pas de solution de rechange à offrir au PQ et son projet, le sort du mouvement ouvrier est laissé entre les mains de Lévesque, Parizeau et compagnie. Les travailleurs se retrouvent ainsi à la merci d’un parti qui veut depuis sa fondation concilier les travailleurs et les capitalistes, au lieu de lutter pour les intérêts de la classe ouvrière. Les conséquences de ce fait allaient devenir claires au cours des années 80 quand le parti s’est retourné contre la classe ouvrière.

René Lévesque, « le boucher de New Carlisle »

Immédiatement après le référendum de mai 1980, où le NON l’emporte avec près de 60% des voix, le PQ entame son virage décisif à droite, qui s’est poursuivi jusqu’à ce jour. Avec la crise économique du début des années 80, la classe dirigeante demande la fin des budgets dépensiers et réclame des politiques d’austérité pour « régler » la crise. Le PQ allait laisser tomber son masque de gauche et montrer son vrai visage.

Comme l’explique Tanguay, après le référendum de 1980, « il n’était plus nécessaire de jouer les équilibristes comme avant 1980 afin de réconcilier les intérêts antagonistes des différentes classes au Québec, comme le PQ l’avait fait dans l’espoir de bâtir une fragile coalition pour l’indépendance. Ses objectifs principaux après la défaite du référendum étaient de se maintenir au pouvoir, de défendre les intérêts du Québec aussi jalousement que possible au sein du système fédéral canadien, et d’encourager le développement d’une classe capitaliste francophone, en partie en réduisant la taille de l’État et en faisant preuve d’une gestion responsable des finances. » (Tanguay, p. 182)

Les dirigeants syndicaux, en refusant de construire une solution de rechange au PQ, lui laissent le champ libre pour tourner vers la droite. Fraser dit que « le gouvernement était à l’abri d’une contestation à gauche – ainsi, il a pu bouger vers le centre-droit et être aussi rassurant et conservateur qu’il le pouvait » (Fraser, p. 267).

Il y avait toujours eu des anciens de l’Union nationale au sein du PQ, mais ceux-ci prennent maintenant plus de place. En 1981, Rodrigue Biron, l’ancien chef de l’UN, est élu sous la bannière du PQ et devient ministre de l’Industrie et du Commerce. Raynald Fréchette, un autre ancien du parti de Duplessis, devient ministre du Travail en 1982.

Le virage à droite au PQ correspond à la crise économique qui sévit au Canada. Deux mois après sa réélection, René Lévesque affirme dans un discours : « pas uniquement pour l’année qui passe, […] le temps des croissances tous azimuts est révolu. […] Comme toutes les sociétés, sans exception, le Québec est désormais confronté à des limites… auxquelles il est absolument impossible d’échapper » (Lévesque, p. 440).

Le pays entre en récession en 1981-1982. Le Québec est particulièrement frappé, et encaisse 44% des pertes d’emploi du pays (Fraser, p. 322). En 1981, le chômage atteint 15,5% et l’économie du Québec chute de 6,3%, tandis que 32 000 entreprises québécoises font faillite en 1981 et 1982 (Tanguay, p. 183). Les déficits accumulés par le PQ dans les années 70 et au début des années 80 pèsent sur les finances publiques.

Lors d’un sommet économique en avril 1982, Lévesque affirme qu’il y a un trou de 700 millions de dollars dans les finances du gouvernement. Les créditeurs demandent que le déficit budgétaire ne dépasse pas les trois milliards. Mais sans coupes, le déficit sera de 3,7 milliards. René Lévesque, qui n’avait plus besoin de plaire aux syndicats en vue d’un référendum, choisit de refiler la facture aux travailleurs.

Dans une tentative de diviser les travailleurs, Lévesque affirme qu’il n’est plus possible que les « parties de la société non organisées et moins puissantes » payent pour les privilèges des travailleurs du secteur public. Il soutient que la sécurité d’emploi, le coût élevé du secteur de la santé et les retraites coûteuses ne sont pas soutenables en période de contraction économique (Tanguay, p. 183).

Fin 1982, le PQ dépose le projet de loi 70, qui impose une diminution de salaire de 20% pour trois mois à tous les employés de l’État, devant s’appliquer de janvier à mars 1983. Suite à l’échec des négociations de ces coupes drastiques avec les syndicats, le PQ adopte le projet de loi 105, qui impose des conventions collectives à tous les employés du secteur public, et révoque du même coup leur droit de grève. Le 29 janvier 1983, une manifestation de 30 000 syndiqués a lieu à Québec contre la loi, l’une des plus grandes manifestations de l’histoire de la ville. Pour la première fois, une manifestation est dirigée contre René Lévesque lui-même, contre le PQ, plutôt que contre le gouvernement fédéral ou Pierre-Elliot Trudeau. Un orateur lors de la manifestation lance : « Enfin René, on voit ton vrai visage ». Lise Bissonnette, journaliste au Devoir, décrit le projet de loi 105 comme « la plus odieuse loi spéciale jamais adoptée par l’Assemblée nationale ». Mais ce n’est rien comparé à ce qui s’en venait.

Les enseignants et enseignantes décident de défier la loi et déclenchent une grève illégale. Après quelques semaines, le 17 février 1983, René Lévesque présente le projet de loi 111. Il prévoit que si la grève se poursuit, les grévistes feront face à des congédiements sans droit de recours ou d’appel, des pertes de salaire et d’ancienneté, et il contient une clause qui suspend l’application de la Charte des droits de la personne du Québec et de la Charte canadienne des droits et libertés. Cette loi sera surnommée la « loi matraque ».

Robert Bisaillon de la Centrale des enseignantes et enseignants du Québec (CEQ) dit que la loi montre aux membres qu’ils « ont affaire avec une bande de maniaques à la tronçonneuse ». Louis Laberge, président de la FTQ, pourtant favorable au PQ par le passé, affirme que « la stratégie du PQ est digne des pires années du duplessisme » (Fournier, p. 184). Les syndicats donnent alors à René Lévesque le sympathique sobriquet de « boucher de New Carlisle ».

Dans ses mémoires, René Lévesque décrit ainsi la situation de crise dans laquelle le PQ se trouve en 1981-83 : « Si je ne m’abuse, notre gouvernement fut le premier à prendre ainsi le taureau par les cornes. Non pas que nous fussions plus perspicaces que d’autres, tout bonnement nous n’avions pas le choix » (Lévesque, p. 457, mes italiques).

Il y a une chose sur laquelle nous pouvons être d’accord avec Lévesque. Les réformistes tentent habituellement de redistribuer la richesse tout en respectant la propriété privée des grandes entreprises et des banques. Mais lorsque les finances se portent mal, quelqu’un doit inévitablement payer. La question est : les travailleurs ou les patrons? Le PQ n’avait aucune intention de faire payer les patrons pour le « trou » dans les finances publiques. Les créanciers exigeaient des coupes. Et si le parti avait décidé de taxer les riches et les entreprises? Cela n’aurait fait que les inciter à quitter la province ou à investir encore moins. Le PQ n’avait donc « pas le choix » de faire porter le fardeau de la crise à la classe ouvrière. La trahison de la classe ouvrière est inhérente au réformisme. Dans le cadre du capitalisme, lorsque le système entre en crise, il n’y a pas de place pour les réformes. D’un point de vue marxiste, la solution est de nationaliser les banques et les grandes entreprises, d’en donner le contrôle aux travailleurs et d’entamer la transition vers le socialisme. Ce n’était pas la perspective du PQ. Celui-ci n’avait donc « pas le choix » de se plier à la nécessité d’attaquer les travailleurs.

La « loi matraque » marque la fin d’une époque, celle où le PQ pouvait prétendre avoir un quelconque « préjugé favorable aux travailleurs ». Un ministre péquiste aurait même dit au sujet de la loi : « Je ressens la sérénité du castor qui se gruge la patte pour se libérer de la trappe » (Fraser, p. 330). Le PQ s’était effectivement « libéré » de sa proximité avec le mouvement ouvrier. Il avait choisi son camp, celui de la bourgeoisie.

Alors que la FTQ avait donné son appui au PQ lors des élections de 1976 et de 1981 et lors du référendum, ses membres réunis en congrès spécial refusent à 58% de l’appuyer de nouveau aux élections de 1985, à l’encontre de la recommandation de leur direction (Fournier, p. 204). Les effectifs du PQ passent de 200 000 membres en février 1982 à 80 000 en février 1985. Lévesque affirme dans ses mémoires :  « Nombre de ces syndiqués avaient compté naguère parmi nos meilleurs militants. Pleins de rancoeur, ils ne songeaient plus maintenant qu’à nous faire payer très cher leur première grande défaite en vingt ans » (Lévesque, p. 474). Lors des élections de 1985, le PQ est écrasé par les libéraux.

Le PQ avait utilisé les sentiments nationalistes issus de l’oppression historique des travailleurs canadiens-français pour unir la classe ouvrière québécoise à sa propre bourgeoisie autour du projet souverainiste. Ayant plus ou moins réussi, il s’était retourné contre les travailleurs au début des années 80. Le projet de souveraineté-association avait été un outil de choix pour détourner les travailleurs de la lutte des classes vers le nationalisme. Au final, le PQ des années 80 avait réussi à mettre fin à la période d’essor du mouvement ouvrier, une période où la création d’un parti ouvrier et la lutte pour le socialisme étaient à l’ordre du jour.

La Révolution tranquille avait permis l’émergence d’une bourgeoisie québécoise qui s’était appuyée sur l’État provincial pour se faire une niche, et le processus était essentiellement complété dans ces années. Le processus de réformes sociales entamé avec la Révolution tranquille allait maintenant commencer à se dérouler en sens inverse. C’est ce que Pierre-Marc Johnson, le chef du PQ ayant succédé à Lévesque en 1985, affirme lors d’une entrevue avec le Devoir en novembre de cette année-là lorsqu’il affirme : « On prend acte, une fois pour toutes, que la Révolution tranquille est finie » (Le Devoir, 20 novembre 1985).