Climat de crise au Parti vert : Que se passe-t-il?

Le Parti vert du Canada est entré dans une importante crise interne. Depuis le 10 juin dernier, les verts ont perdu un tiers de leurs députés. Le parti est profondément divisé sur la question de la Palestine, ainsi que sur des enjeux de démocratie interne. Il semble se diriger vers une scission. Mais que se passe-t-il au Parti vert?

  • Simon Berger
  • mer. 30 juin 2021
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Le Parti vert du Canada est entré dans une importante crise interne. Depuis le 10 juin dernier, les verts ont perdu un tiers de leurs députés – passant de trois à deux. Le parti est profondément divisé sur la question de la Palestine, ainsi que sur des enjeux de démocratie interne. La chef du parti, Annamie Paul, fait face à des critiques incisives de la part des membres, et potentiellement à un vote de non-confiance. Le parti semble sur la voie de la scission, voire de l’auto-destruction. Plusieurs à gauche se demandent : mais que se passe-t-il au Parti vert?

Que la crise se produise maintenant peut avoir l’air contre-intuitif, puisque le Parti vert semblait avoir le vent dans les voiles depuis quelques années. Aux élections fédérales de 2019, les verts avaient gagné trois sièges, dont un au Nouveau-Brunswick : Jenica Atwin, leur première députée en dehors de la Colombie-Britannique. À l’échelle provinciale, le Parti vert de la Colombie-Britannique est pratiquement entré en coalition avec le gouvernement minoritaire néo-démocrate en 2017. À l’heure actuelle, il y a trois députés provinciaux verts en Colombie-Britannique, un en Ontario, trois au Nouveau-Brunswick et huit à l’Île-du-Prince-Édouard.

La montée des écosocialistes

Le Parti vert est depuis longtemps vu comme un parti de « conservateurs qui font du compostage ». Ses partisans sont beaucoup composés de petits propriétaires d’entreprises ayant des opinions politiques à droite des néo-démocrates, et même à droite des libéraux sur plusieurs enjeux. Mais dans un contexte où beaucoup de gens au Canada sont désillusionnés envers les partis traditionnels et où les solutions radicales pour régler la crise climatique sont de plus en plus populaires, une aile gauche a gagné en popularité au sein du parti. Ces écosocialistes défendent les nationalisations et la planification économique et tiennent des positions anti-impérialistes. 

Lors de la course à la chefferie de 2020, l’écosocialiste Dimitri Lascaris est arrivé deuxième position avec 45% des voix. C’est Annamie Paul, la candidate de l’establishment du parti, qui l’a emporté. Elle représentait une continuation des politiques libérales des verts, « ni de gauche, ni de droite ».

Nous avons expliqué à l’époque que cette élection reflétait une polarisation grandissante au sein du parti. Depuis, les divisions dans le Parti vert ont continué à s’accentuer.

La crise récente

La reprise des hostilités en Israël-Palestine au cours du mois de mai dernier a braqué les yeux du monde entier sur cette région. Une vague de solidarité envers les Palestiniens opprimés par l’État israélien a déferlé à travers le monde, dont au Canada.

Mais la droite du parti vert ne voyait pas les choses de la même manière. La chef Annamie Paul a partagé sur twitter un communiqué officiel du Parti qui appelait vaguement à la « désescalade » de la violence et à un « retour au dialogue » – comme s’il s’agissait d’un conflit entre deux parties égales! De quel genre de dialogue parle-t-on ici? Ce qui se passe depuis des décennies entre l’État israélien sioniste et les Palestiniens n’a rien d’un dialogue; c’est de l’oppression. Un appel abstrait au pacifisme, et non à la défaite de l’impérialisme israélien, revient à un soutien indirect à cette oppression.

L’aile gauche du parti a rapidement riposté. Dans un tweet, qui a été supprimé depuis, la députée Jenica Atwin a affirmé que la déclaration officielle du parti était inappropriée et représentait essentiellement un soutien implicite à l’État israélien. Quelques jours plus tôt, le député vert Paul Manly avait dénoncé l’éviction forcée des familles de Jérusalem Est comme une forme de nettoyage ethnique. Dimitri Lascaris a également publié plusieurs tweets condamnant Israël et la position d’Annamie Paul.

Ce n’est pas la première fois que le parti se divise sur cette question. En 2016, le parti était ressorti profondément divisé d’un débat sur la question de soutenir ou non la campagne de boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) contre Israël. À cette époque, les partisans de BDS avaient été accusés d’antisémitisme. De plus, durant la récente course à la chefferie, l’écosocialiste Dimitri Lascaris avait été accusé d’antisémitisme à cause de ses positions sur Israël.

Cette fois, la goutte qui a fait déborder le vase a été l’intervention de Noah Zatzman, le conseiller principal de la chef Annamie Paul. En réponse aux publications d’Atwin, Manly et Lascaris, Zatzman a publié une déclaration délirante, aujourd’hui retirée, dans laquelle il accuse les députés verts, en plus de Jagmeet Singh, Dimitri Lascaris et des députés libéraux, d’antisémitisme. Il a aussi promis de travailler à leur défaite prochaine.

Il faut être clair que critiquer l’État d’Israël n’est pas de l’antisémitisme. On peut très bien critiquer les actions de l’État israélien sans critiquer les Juifs en général. Les Juifs ne sont nullement responsables des actions de l’État israélien. Au contraire, l’impérialisme israélien et l’oppression des Palestiniens ne sont pas dans les intérêts de la classe ouvrière israélienne, ni dans celui des Juifs dans le reste du monde, et plusieurs groupes juifs de gauche s’y opposent. En fait, c’est de croire que tous les Juifs forment un bloc monolithique, uni derrière l’État israélien, qui est antisémite!

Ainsi, les accusations d’antisémitisme envers la gauche du parti sont une attaque grave. Face à ces propos d’un membre du personnel proche d’Annamie Paul, de nombreux membres de la base ainsi que des représentants de la gauche ont exigé que la chef présente des excuses ou dénonce publiquement Zatzman. Mais Paul a gardé le silence. Jusqu’à aujourd’hui, elle refuse toujours de condamner publiquement son conseiller.

Une lettre demandant le départ de Zatzman a reçu 1400 signatures. Puis, le 4 juin, le comité exécutif du parti a voté pour ne pas renouveler le contrat de Zatzman, et il a été tenu à l’écart depuis.

Atwin quitte les Verts

Le débat est devenu une question d’actualité nationale lorsque, le 10 juin dernier, la députée Jenica Atwin a décidé de quitter le Parti Vert. Il est clair que c’est le débat sur Israël-Palestine qui l’a poussée à quitter.

Atwin a donc quitté le parti… pour aller où? Pour rejoindre les libéraux. Drôle de choix, considérant que le Parti libéral défend clairement les politiques impérialistes israéliennes! En fait, l’arrivée d’Atwin dans leurs rangs a semblé effrayé l’establishment du parti qui a décidé, dès le lendemain, de tenir un « sommet sur l’antisémitisme ». Encore une fois, la droite instrumentalise les accusations d’antisémitisme pour faire taire les voix de gauche qui critiquent l’impérialisme israélien et l’impérialisme canadien qui y est allié.

Quelques jours plus tard, les libéraux ont forcé Atwin à reculer. Elle a affirmé que, même s’il n’y a pas « deux côtés responsables » dans le conflit, son choix de mots (« apartheid ») était inapproprié. Elle a alors réduit la situation à de la « souffrance » vécue des deux côtés. Dans les faits, cette déclaration d’Atwin représentait un recul, car elle écartait le caractère systémique de l’oppression des Palestiniens. Cela prouve à nouveau (avions-nous vraiment besoin d’une autre preuve?) que les libéraux sont le parti principal de la classe capitaliste canadienne.

Pendant ce temps au Parti vert, le départ d’Atwin n’a fait que jeter de l’huile sur le feu et plonger le parti dans une crise plus profonde encore. Un grand nombre de membres du parti ont tenu la chef responsable pour le départ d’Atwin, étant donné les propos de son conseiller Noah Zatzman. Des membres ont immédiatement commencé à faire circuler une lettre demandant qu’un vote de non-confiance envers Annamie Paul soit tenu. La section québécoise du parti appelle désormais formellement à la démission de Paul, ou à sa destitution si elle refuse de partir.

À travers tout cela, Annamie Paul a maintenu que le conflit autour de la question israélo-palestinienne n’était pas la vraie raison du départ d’Atwin. Selon elle, le coupable est Justin Trudeau et les libéraux, qui auraient conspiré pour voler Atwin aux verts – comme si les conflits qui font rage dans le parti depuis des semaines, voire des années, n’y étaient pour rien.

Divisions dans la bureaucratie

Au fil des jours, il est devenu de plus en plus clair que le problème était plus grand qu’une seule députée, et que la frustration envers Annamie Paul venait de plusieurs endroits dans le parti. Deux membres du conseil fédéral du Parti vert – la plus haute instance du parti – ont signé une lettre dans laquelle elles affirment que Paul a « agi avec une attitude autoritaire d’hostilité, de superiorité et de rejet ».

Elizabeth May, l’ancienne chef, a demandé à Annamie Paul de s’excuser à Atwin pour la convaincre de revenir au parti. Paul a jusqu’à présent refusé.

En réponse, Paul a présenté un ultimatum à Elizabeth May, lui demandant un soutien inconditionnel dans la crise actuelle, ou sinon il y aurait des conséquences.

Puis, le 15 juin dernier, le conseil fédéral du parti, dirigé par la clique bureaucratique autour de May et son mari, a discuté d’enclencher le processus de vote de non-confiance envers Annamie Paul. 

Ce que l’on voit est, d’un côté, l’establishment du parti qui essaie de dompter sa chef et, de l’autre, la chef qui essaie de dominer cette bureaucratie. Les divisions générales gauche-droite chez le verts se sont donc doublées d’un conflit dans les plus hauts échelons du parti.

Annamie Paul était à l’origine le choix de l’ancienne chef Elizabeth May pour la chefferie du parti. May avait même brisé les règles internes du parti pour la soutenir lors de la course de l’automne dernier. Mais maintenant, Paul veut diriger seule.

L’establishment vert sous l’influence de May se retrouve maintenant dans une drôle de situation. Se débarrasser de leur protégée pourrait se retourner contre eux et galvaniser la gauche du parti. Voilà pourquoi, au lieu du vote de non-confiance, le conseil fédéral a plutôt demandé à Paul de se distancier publiquement de Zatzman et de ses propos, et d’exprimer une pleine confiance envers son caucus parlementaire. C’est seulement si elle refuse que le conseil envisagerait le processus de vote de non-confiance, qui pourrait commencer le 20 juillet prochain. Voilà aussi pourquoi May et Manly se sont distanciés de la lettre accusant Paul d’autoritarisme.

L’establishment essaie essentiellement de se sauver la face, mais ne fait qu’ajouter de la confusion à toute cette affaire.

Des attaques « racistes » et « sexistes »?

Devant les demandes du conseil fédéral, Annamie Paul a pour l’instant refusé de céder un pouce. En fait, au contraire, elle est passée à l’attaque. Le 16 juin, elle a accusé un « petit groupe de membres de l’exécutif » – celles ayant écrit la lettre – de conspirer pour la déloger et d’avoir produit des accusations « racistes et sexistes ».

Elle a affirmé qu’en tant que première femme noire chef d’un parti fédéral, il est plus difficile pour elle de se faire respecter et qu’elle doit résister contre ceux qui voudraient l’empêcher d’exercer son rôle de chef – y compris le Parti libéral et les membres de son propre parti.

En réalité, les critiques envers Annamie Paul n’ont rien à voir avec le fait qu’elle soit une femme noire, mais plutôt avec ses positions politiques. L’instrumentalisation de la question du racisme et du sexisme par Paul est ici très hypocrite. Ce qui est raciste, c’est de refuser de soutenir le peuple palestinien dans sa lutte contre l’oppression!

Pour tout dire, il n’est pas surprenant de la voir sortir cette carte de sa manche, puisqu’Annamie Paul a misé sur les politiques identitaires pour gagner la course à la chefferie. Maintenant qu’elle fait face à la critique, elle utilise la question de l’identité pour se défendre de manière tout aussi artificielle. Voilà la conclusion logique des politiques identitaires. Voilà pourquoi les marxistes mettent l’accent sur les idées politiques, le programme et les méthodes de lutte de classe dans la lutte contre le racisme et le sexisme, plutôt que sur l’identité des candidats qui nous représentent.

La vraie cause de la crise

Toute cette histoire ressemble un peu à un roman-savon. La vieille clique bureaucratique qui perd le contrôle, la chef intransigeante, la députée qui se fait avoir par les libéraux, un conflit dans le haut-conseil… Mais bien que la personnalité des protagonistes ait un certain impact sur la tournure des événements, en fait, la véritable cause de toute cette crise est plus profonde : il s’agit des divisions de classe à l’intérieur du Parti vert.

Tant que le Parti vert était une petite formation politique marginale, il pouvait maintenir sa nature hétérogène, unissant des militants écologistes avec des capitalistes « verts ». Cependant, maintenant que le parti a grandi, les contradictions de classe sont amplifiées. De plus, il est de plus en plus sujet aux pressions de la classe dominante, ce qui signifie un manque de démocratie et la nécessité de se plier aux intérêts des grandes entreprises. 

Sur une question comme celle d’Israël-Palestine, les capitalistes et les petits-bourgeois carriéristes ont plutôt intérêt à suivre la politique étrangère officielle du Canada, qui est alignée avec l’impérialisme israélien. Ils ne veulent pas trop faire de bruit pour que le Parti vert gagne une place dans l’establishment politique canadien. D’un autre côté, les militants socialistes, qui soutiennent les luttes des travailleurs et des opprimés ici et à l’international, prennent une position de solidarité avec les Palestiniens opprimés.

L’ironie est que la crise actuelle chez les verts n’est pas due à leur faiblesse, mais à leur croissance. Quand ils étaient petits, les divisions de classes pouvaient être balayées sous le tapis, mais maintenant qu’ils sont un parti d’une certaine envergure, la question de classe ne peut être ignorée. Elle finit toujours par s’affirmer à long terme. Le Parti vert possède bien une charte avec de beaux principes verts, souvent évoqués durant le conflit. Mais il ne s’agit pas d’une question de principes moraux abstraits, mais plutôt des intérêts des différentes classes dans la société qui s’affrontent à l’intérieur du parti. C’est aussi symptomatique de la crise du capitalisme, qui fait s’échauffer la lutte de classe et aiguiser les contradictions de toutes sortes.

Quel avenir pour les verts?

La crise actuelle pourrait évoluer dans plusieurs directions. Annamie Paul a récemment menacé de poursuivre son propre parti en justice pour ne pas avoir à s’excuser publiquement, comme le demande son conseil fédéral. Cela montre qu’elle n’est pas prête à reculer. Il est donc possible qu’elle fasse face à un vote de non-confiance durant l’été. Mais cela dépend de la décision de l’establishment du parti, et demeure donc incertain.

Du côté de la gauche, Dimitri Lascaris, l’écosocialiste arrivé deuxième à la dernière course à la chefferie, veut que les écosocialistes restent chez les Verts. Lascaris croit évidemment qu’il sera bien placé pour gagner une future course à la chefferie si Paul est poussée vers la sortie. D’un autre côté, certaines personnes dans le parti, dégoûtées par toute cette histoire, parlent déjà de quitter les verts et pour créer un nouveau parti ou une coalition écosocialiste.

Mais que Paul reste ou parte, les divisions profondes sont là pour rester. Il n’est pas impossible que les écosocialistes l’emportent dans une éventuelle nouvelle course à la chefferie, mais cela ne serait que le prélude à une scission dans laquelle la clique bureaucratique de Paul et celle de May essaieraient d’infliger un maximum de dommage. Autrement, si l’une des deux cliques bureaucratiques éco-capitalistes garde le contrôle, la gauche sera purgée. Ainsi, une forme ou une autre de scission semble inévitable.

Tout cela reflète essentiellement la polarisation croissante de la société et de l’échauffement de la lutte de classe. Des contradictions insolubles vont continuer à s’accumuler dans toutes les organisations politiques, notamment chez les verts.

Ce qui manque au Canada, c’est d’une expression politique anticapitaliste et socialiste claire. Lascaris et l’aile écosocialiste des verts peuvent jouer un rôle important dans la création d’une telle formation. Cependant, isolés dans l’environnement petit-bourgeois hostile du Parti vert, il est difficile pour les socialistes d’obtenir une base de masse, même dans l’éventualité où Lascaris finirait par gagner une course à la direction. Il est vital que les socialistes des verts, du NPD, des syndicats et indépendants trouvent un moyen de travailler ensemble dans le but de construire une force qui unisse tous ceux qui veulent abattre le capitalisme. En attendant, la crise chez les verts semble loin d’être terminée.