Léon Trotsky, au centre

Ce texte est un extrait du livre Trois points, c’est tout de Fred Zeller (1912-2003). Zeller, qui était à l’époque secrétaire des Jeunesses socialistes de la Seine (Paris) et sympathisant du mouvement trotskyste pendant les années 30, s’était rendu voir Trotsky en Norvège à la fin du mois d’octobre 1935. C’était à un moment où les dirigeants du Parti socialiste français (SFIO) expulsaient les Jeunesses Socialistes et dissolvaient la tendance bolchevik-léniniste (le groupe trotskyste français), dont les membres avaient rejoint la SFIO à la fin de 1934.

À la suite de ces discussions avec Trotsky, Zeller se sépare de l’aile centriste, dirigée par Marceau Pivert, et rejoint les bolcheviks-léninistes. Il a d’abord joué un rôle de premier plan, mais a ensuite quitté le mouvement. Le texte donne un aperçu de l’approche de Trotsky sur un certain nombre de questions, notamment les problèmes organisationnels auxquels les trotskystes étaient confrontés. Ces réflexions de Trotsky sont précieuses pour les révolutionnaires d’aujourd’hui.


Trotsky insistait souvent sur les problèmes d’organisation. Il y attachait à juste titre une énorme importance. « Si vous ne formez pas de bons administrateurs sérieux à tous les échelons du mouvement, même si vous avez mille fois raison, vous ne vaincrez pas. Ce qui a toujours manqué aux bolcheviks-léninistes – et aux Français en particulier – ce sont des organisateurs, de bons financiers, des comptes en ordre et des publications lisibles et bien corrigées… »

L’accrochage le plus sérieux, si j’ose dire, que j’eus avec lui porta sur le centralisme démocratique, dont la conception autoritaire implacable me paraissait aussi dangereuse que la méthode sociale-démocrate qui ne permet jamais aux simples militants des sections d’influencer de manière décisive la direction du parti.

L’application du centralisme par le bureau politique de Lénine permit la prise du pouvoir. Sous Staline, elle amena les défaites révolutionnaires et la dégénérescence des partis dits « communistes ». Trotsky, tout en insistant fortement sur le fait que le bureau politique de Lénine appliqua un centralisme « démocratique » alors que celui de Staline appliqua un centralisme « bureaucratique », reconnut avoir buté sur ce problème au Deuxième Congrès [du Parti Social-Démocrate Russe, en 1903], ce qui le sépara de Lénine pendant des années. «Cependant, ajouta-t-il, une fois encore Lénine eut raison. Sans un parti fortement centralisé, nous n’aurions jamais pris le pouvoir. Le centralisme, c’est la plus haute tension organisationnelle vers le « but ». C’est le seul moyen de mener des millions d’hommes au combat contre les classes possédantes. »

« Si l’on admet, avec Lénine, que nous sommes au stade de l’impérialisme, dernière étape du capitalisme, il faut une organisation révolutionnaire suffisamment souple pour répondre aux exigences de la lutte clandestine et à celles de la prise du pouvoir. D’où la nécessité d’un parti fortement centralisé, capable d’orienter, de diriger les masses et de soutenir la lutte gigantesque dont elles doivent sortir victorieuses. D’où la nécessité aussi de faire, à chaque étape, collectivement, une autocritique loyale. »

Il ajoutait que l’application du centralisme ne devait pas être systématique, mais qu’elle devait évoluer en fonction de la situation politique. Il citait en exemple le P.C. russe de 1921 passant du type ultra-centralisé et militaire imposé par la guerre civile à une organisation appuyée sur les cellules d’entreprises en fonction des nécessités de la reconstruction économique : « Entre deux congrès, c’est le comité central et son bureau politique qui dirigent le parti et veillent à l’application rigoureuse, à tous les échelons, de la politique décidée par la majorité. Il n’est pas admissible de revenir à chaque instant sur les questions de direction et de fausser ainsi l’application de la politique définie par le parti. »

Il revenait souvent aussi sur un des plus grands dangers qui guettent I’avant-garde ouvrière : le sectarisme qui épuise, dessèche, démoralise et isole : « C’est ce qui menaçait la section française. Ce fut une des raisons principales qui nous fit pousser nos camarades à entrer comme « tendance » à la SFIO. L’expérience s’est révélée bonne puisqu’elle leur a permis de travailler les masses en profondeur, de vérifier la justesse de leur politique, d’étendre leur influence et de se renforcer sur le plan organisationnel. »

« Toute sa vie, Lénine a lutté contre les déviations sectaires qui couperaient, et qui ont coupé, les révolutionnaires des mouvements des masses et de l’intelligence d’une situation. À plusieurs reprises, il dut lutter contre les « vieux bolcheviks », tout juste capables en son absence de faire coïncider les « textes sacrés » avec l’actualité. »

Trotsky rappelait ce qui s’était passé en 1905, les bolcheviks ne jouant alors qu’un rôle effacé en raison de la position sectaire qu’ils adoptèrent, en l’absence de Lénine, vis-à-vis du soviet de Petrograd : « La routine théorique, cette absence de création politique et tactique, ne remplaça pas la perspicacité, le coup d’œil, le flair qui « sentent » une situation, en démêlent les fils principaux et dégagent une stratégie d’ensemble. C’est dans une période révolutionnaire, et surtout insurrectionnelle, que ces qualités deviennent décisives. »

Trotsky revenait régulièrement sur la nécessité de resserrer des liens fraternels entre les camarades de lutte : 

« Il faut les préserver, les encourager, veiller sur eux, répétait-il. Un militant ouvrier expérimenté représente pour l’organisation un capital inestimable. Il faut des années pour former un bon dirigeant. On doit donc tout faire pour préserver un militant. Ne pas le briser s’il flanche, mais I’aider à surmonter sa défaillance, à sortir de son moment de doute.

Ne perdez pas de vue ceux qui « calent » en route. Facilitez leur retour dans l’organisation si vous n’avez rien à leur reprocher d’irrémédiable sur le plan de la morale révolutionnaire. »

Quand nous nous promenions le soir dans la montagne, il lui arrivait d’évoquer la santé physique du militant, la « forme », dirions-nous aujourd’hui. Il y était attentif. Il songeait à surveiller ceux qui s’épuisaient, à ménager les forces des plus faibles : « Lénine s’est toujours préoccupé de la santé de ses collaborateurs. « Il faut aller le plus loin possible dans le combat et le chemin est long », disait-il. »

Le climat intérieur de l’organisation le rendait soucieux. Dans les petits mouvements d’avant-garde qui luttent à contre-courant, les querelles internes sont souvent les plus sévères et les plus violentes. Après les exclusions de la SFIO, le GBL (Groupe bolchevik-léniniste) se divisait ainsi en plusieurs fractions hostiles : « Si les camarades regardent au delà et portent leurs efforts vers l’extérieur et le travail pratique, la « crise » se résorbera », disait Trotsky, « mais il faut toujours veiller à ce que I’atmosphère demeure saine et le climat intérieur acceptable pour tous. Il faut que chacun travaille de tout son cœur et avec le maximum de confiance. »

« La construction du parti révolutionnaire exige la patience et de durs efforts. À aucun prix, on ne doit décourager les meilleurs, et vous devez vous montrer capables de travailler avec tout le monde. Chacun est un rouage à utiliser au maximum pour renforcer le parti. Lénine en connaissait I’art. Après les plus vives discussions, les plus âpres polémiques, il savait trouver les mots et les gestes qui atténuaient des paroles malheureuses ou blessantes. »

Pour Trotsky, l’essentiel dans la période que nous nous apprêtions alors à vivre consistait à former et à consolider un appareil d’organisation. Sans appareil, pas de possibilité d’appliquer une politique : tout se borne alors à des bavardages sans portée réelle. La difficulté des grandes constructions humaines, c’est le choix judicieux de la personnalité apte à remplir telle on telle fonction. L’art des organisateurs consiste à plier les individualités au travail collectif pour que chacun devienne le complément des autres. Un « appareil », c’est un orchestre où chaque instrument s’exprime seul pour se fondre et s’effacer dans l’harmonie créée.

« Évitez, disait Trotsky, de désigner dans une commission de travail des militants d’égale valeur et de même tempérament. Ils s’annuleraient mutuellement sans obtenir les résultats escomptés. Savoir choisir les camarades adaptés à une tâche déterminée ; leur expliquer patiemment ce que l’on attend d’eux ; agir avec souplesse et tact, c’est ainsi que s’impose une vraie direction. Laissez le maximum d’initiative aux responsables de secteurs. En cas d’erreurs, corrigez-les en expliquant amicalement en quoi elles sont préjudiciables à la collectivité du parti. Ne prenez de sanctions que dans les cas les plus graves. La règle générale doit être de permettre à chacun de progresser, de se dépasser, de devenir meilleur. »

« Ne vous perdez donc pas dans les détails secondaires qui vous masquent l’ensemble de la situation. Ne faites que ce que vous pouvez, avec les forces dont vous disposez. Jamais davantage. Sauf, bien entendu, dans les situations décisives. » 

Le Vieux ajoutait qu’il ne faut pas tendre indéfiniment les nerfs des camarades. Après chaque effort, on doit souffler, faire le point, se renouveler, en demeurant méthodique et précis sans rien laisser au hasard : « Quoi que vous fassiez, fixez-vous un objectif, même très modeste, mais efforcez-vous de I’atteindre. Procédez ainsi pour chaque rouage de l’organisation. Puis élaborez un plan à court ou à long terme, et appliquez-le sans faiblir, d’une main de fer. C’est le seul moyen d’avancer et de faire progresser toute l’organisation. »

Un matin, le courrier apporta des tracts et un bulletin intérieur des bolcheviks-léninistes français. À leur lecture, Trotsky montra de l’impatience, de l’agacement. Armé d’un crayon rouge, il biffait ou soulignait sans arrêt, avant de lancer brusquement : « Vos publications ronéotypées sont très mauvaises. C’est très désagréable à lire. Comme vos journaux, du reste. Avec les machines modernes, je me demande comment vous faites pour sortir ainsi des textes qui sont peut-être bons politiquement mais illisibles. Adressez-vous donc à des spécialistes. Je vous assure que l’ouvrier ne fera pas l’effort de lire un tract mal imprimé. »

« Je me souviens de mes premières proclamations dans notre cercle d’Odessa. Je les calligraphiais à l’encre violette en caractères d’imprimerie. Elles étaient ensuite appliquées sur une feuille de gélatine et tirées à plusieurs dizaines d’exemplaires. Nous usions de moyens primitifs, mais nos tracts étaient très lisibles… et ils ont fait leur chemin! »

Ses reproches les plus durs visaient nos journaux : « Un journal révolutionnaire s’adresse d’abord et avant tout à des ouvriers. Votre façon de concevoir et de rédiger La Vérité (c’était alors l’organe des bolcheviks-léninistes) en fait davantage un organe théorique qu’un journal. Il intéresse l’intellectuel, mais pas le travailleur. En revanche, vous avez sorti de bons numéros de Révolution. Mais ce qui est inadmissible et scandaleux, c’est de publier des journaux avec autant de « coquilles » et de « mastics » qui laissent une impression de laisser-aller intolérable et criminel. »

« Le journal, c’est le visage du parti. C’est au journal que, dans une large mesure, le travailleur jugera le parti. Ceux à qui il s’adresse ne sont pas forcément vos camarades ou des sympathisants. Vous ne devez rebuter personne par un verbiage trop savant. Votre lecteur occasionnel ne doit pas penser : « Ces gens sont trop forts pour moi », car il ne vous achèterait plus jamais. »

« Que votre journal soit donc bien présenté, simple et clair, avec des mots d’ordre toujours compréhensibles. L’ouvrier n’a pas le temps de lire de longs articles théoriques. Il lui faut des informations courtes, rédigées dans un style châtié. Lénine disait : « Il faut écrire avec son cœur pour avoir un bon journal. » Cessez donc de penser que vous écrivez pour vous ou pour vos militants. Il existe pour cela des revues théoriques et des bulletins intérieurs. Le journal du travailleur doit être vivant et drôle. Le travailleur adore qu’on ridiculise et qu’on démasque, preuves à l’appui, les puissants de ce monde. »

« Obligez aussi les camarades ouvriers de votre organisation à écrire dans le journal. Aidez-les amicalement. Vous verrez que, bien souvent, l’article simple et court d’un travailleur, sur un fait précis d’exploitation capitaliste, est très supérieur à l’article qui se veut savant et doctoral. Prenez exemple sur les articles de Lénine dans la Pravda . Ils sont simples, vivants et lisibles, aussi bien pour l’ouvrier de Poutilov que pour l’étudiant de l’université. »

Le Vieux se référait toujours ainsi à Lénine qui marquait toute son existence et qu’il admirait profondément. Comme je lui faisais part de nos soucis financiers, des problèmes soulevés par la parution régulière de La Vérité ou de Révolution, de tout ce qui concernait aussi les journaux d’entreprises, les tracts et les déplacements, le Vieux me dit : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les moyens pour le dire arrivent aisément! Dans la mesure où vous avez une claire vision théorique des choses, vous aurez aussi la volonté politique pour y arriver. Si vous voulez fortement réussir ce que vous avez clairement compris, alors vous serez capable d’en trouver aussi les moyens. »