Une des chambres sans fenêtre de l’immeuble. Source : Ricochet

Le jeudi 16 mars 2023, un incendie a ravagé un bâtiment du Vieux-Montréal, faisant au moins deux victimes, alors que cinq autres personnes manquent toujours à l’appel. Neuf autres personnes ont été hospitalisées, dont deux qui se trouvent toujours à l’unité des grands brûlés. Cette histoire est d’abord passée relativement inaperçue : malgré son caractère tragique, il ne semblait s’agir que d’un fait divers. Or, alors que de nouveaux détails sur les circonstances du drame ont émergé, tout cela se révèle de plus en plus comme étant une dégoûtante histoire de négligence et d’avarice de la part d’exploitants d’AirBnB. 

Vers 5h45 le 16 mars, l’incendie s’est déclenché dans l’immeuble de la place d’Youville pour une raison toujours inconnue. Les pompiers se sont précipités sur les lieux pour éteindre le brasier. Or, ils ont rapidement réalisé que des gens étaient en danger, incapables de quitter le bâtiment. Une personne a dû sauter du haut du deuxième étage pour fuir. D’autres ont dû être évacués à l’aide d’échelles de secours.

D’autres détails ont commencé à montrer qu’il y avait anguille sous roche. Les pompiers ont mentionné le 16 mars qu’ils pensent qu’il n’y avait pas de détecteur d’incendie dans l’appartement. Une survivante du drame a confirmé qu’aucun avertisseur de fumée ne s’est déclenché.

Puis, le samedi 18 mars, le Journal de Montréal a révélé qu’une victime, une jeune femme de 18 ans, avait appelé deux fois le 911 pendant l’incendie pour dire qu’elle était prisonnière de l’immeuble. Elle se trouvait dans un logement locatif de type AirBnB dans lequel il n’y avait pas de fenêtre. C’est une infraction flagrante à toutes les règles de sécurité du bâtiment et au gros bon sens! 

Il a rapidement été révélé que les logements AirBnB sont illégaux dans ce secteur de Montréal. Un portrait écœurant se dessine. Quelqu’un a loué des appartements à court terme sur AirBnB et, afin de louer plus et ainsi faire le plus d’argent possible, a subdivisé les logements de façon dangereuse, en plus de ne pas les entretenir correctement. Comme il faisait tout cela illégalement, il a échappé à toute forme de réglementation et a pu continuer jusqu’à ce que le drame frappe.

Émile Benamor, le propriétaire, a publiquement nié, à travers son avocat, avoir participé à la mise sur pied de ces AirBnB, blâmant ses locataires. Mais Ricochet a révélé la véritable situation quelques jours plus tard à peine. Les logements étaient loués par Tariq Hasan, le gestionnaire d’un petit empire d’AirBnB illégaux à Montréal. Sa stratégie consiste à obtenir la complicité du propriétaire de l’immeuble, qui accepte de fermer les yeux en échange d’une partie des profits. Comme l’écrit Ricochet : « Selon Hasan [dans une entrevue de 2019], son opération ne serait pas possible sans la connaissance et le consentement des propriétaires des immeubles. Et c’était hautement profitable. » Hasan a depuis supprimé toute mention de son entreprise et de ses logements AirBnB d’internet.
Encore pire, les photos obtenues par Ricochet et d’autres médias montrent très clairement que des travaux majeurs de subdivision de l’immeuble avaient eu lieu, transformant certains appartements en véritable piège mortel en cas d’incendie. Benamor était tout à fait au courant de ce qui s’y tramait et y a manifestement participé activement. Il est donc non seulement un menteur, mais est, tout comme Hasan, responsable de la mort de sept personnes. Tout ça pour faire plus d’argent sur le dos des touristes.

Complaisance gouvernementale

Ce drame n’est que la pointe de l’iceberg. En effet, les AirBnB sont essentiellement indépendants de tout contrôle public partout à Montréal. En fait, selon l’organisme Inside AirBnb, à Montréal, c’est 92,5% des 13 913 logements listés sur Airbnb qui sont loués illégalement! Cela fait de Montréal la « championne des locations illégales de AirBnB » au Canada. Combien d’incidents similaires se préparent dans d’autres logements dangereux? D’autres cas d’AirBnB dangereux commencent déjà à ressortir dans les médias.

Et c’est sans compter tous les autres problèmes que cette entreprise cause pour le logement dans la province. Les organismes de lutte pour le logement décrient depuis longtemps le phénomène des AirBnB, qui retirent des logements locatifs du marché et font donc hausser les prix des loyers, en plus d’être directement responsables de l’expulsion de locataires de longue date.

Malgré tous ces problèmes connus depuis longtemps, les gouvernements n’ont à peu près rien fait face à la montée d’AirBnB. Comme l’explique Éric Michaud, du Comité logement Ville-Marie à Montréal, « Depuis les tout premiers débuts, le gouvernement du Québec et l’hôtel de ville de Montréal font preuve d’un laxisme incroyable dans ce dossier. »

Il existe bien quelques règles, comme la nécessité de détenir un permis, mais dans les faits elles ne sont pas appliquées. En effet, il n’y a tout simplement pas assez d’inspecteurs. 

Sans compter que les règles elles-mêmes sont mal conçues. Luc Ferrandez, ancien maire de l’arrondissement du Plateau Mont-Royal, a témoigné de l’absurdité de ce système : pendant son administration, les inspecteurs étaient forcés d’aller coucher dans les AirBnB pour récolter les preuves nécessaires! Et après avoir attrapé quelques escrocs, leur carte de crédit était rapidement reconnue et bloquée par les locateurs. Ce système complètement ridicule peut attraper une personne ici et là, mais est complètement inefficace pour mettre fin au fléau des AirBnB illégaux.

Les autorités municipales et provinciales se sont renvoyé la balle, pelletant chacune la responsabilité dans le camp de l’autre. Antoine Morneau-Sénéchal, avocat spécialisé en droit du logement, explique : « Comme bien souvent, personne ne veut intervenir parce qu’évidemment, il y a des coûts à [payer] des inspecteurs et [à gérer] un registre des inspections ». 

Québec solidaire avait déposé un projet de loi en 2017 pour mieux encadrer AirBnB, et avait aussi essayé d’apporter des amendements à la loi en 2021, mais avait essuyé un refus des gouvernements au pouvoir à l’époque, respectivement les libéraux et la CAQ. Le député de QS, Gabriel Nadeau-Dubois, a dénoncé ce laxisme de longue date des partis au pouvoir : « Tout le monde voyait venir le Far West actuel, tous les experts le disaient, les gens sur le terrain le disaient, Québec solidaire le disait. Les gouvernements ont abdiqué face à la multinationale, et ça nous donne le bordel, aujourd’hui, où 93 % des annonces à Montréal sont illégales. »

Finalement, face à la colère soulevée par la tragédie de la place d’Youville, le gouvernement Legault a concédé que quelque chose devrait être fait. Lundi dernier, la ministre du Tourisme, Caroline Proulx, a annoncé qu’elle souhaite maintenant serrer la vis aux plateformes de location comme AirBnB. Mais étant donné la réticence du gouvernement provincial à agir jusqu’à maintenant, on peut douter fortement de l’efficacité réelle des mesures qui seront mises en place. 

Ce n’est pas un hasard si ce même gouvernement Legault a été pris l’an dernier à prêter 30 millions de dollars au « Roi d’AirBnB », une firme de location à court terme du nom de Sonder, qui gère ainsi 389 logements de type AirBnB à Montréal. Puis, malgré les dénonciations de l’opposition, le gouvernement a choisi de maintenir la subvention publique. On peut difficilement s’attendre à ce qu’un gouvernement qui finance les parasites du marché locatif sévisse aussi contre eux. 

Il n’y a rien de plus rebutant pour nos gouvernements capitalistes que de s’attaquer à une grande entreprise qui fonctionne bien, surtout qu’elle œuvre dans le tourisme, une industrie très lucrative. Comme à son habitude, le gouvernement Legault s’aplatit devant une grande multinationale, de peur que trop de réglementation la pousse à ne pas faire affaire au Québec. 

Par ailleurs, le gouvernement est prudent dans sa réglementation des plateformes de location. En effet, la dernière chose qu’un politicien bourgeois comme Legault souhaite faire est d’accidentellement piler sur les pieds de ses amis les gros propriétaires. Par exemple, au début du mois, QS a lancé un appel à interdire les évictions de locataires pour transformer leur logement en hébergement touristique. Le gouvernement Legault n’est certainement pas intéressé à ce genre de mesure, puisqu’elle ne fait que soulever des questions comme : Pourquoi s’arrêter là? Pourquoi agir uniquement contre les évictions pour AirBnB? Pourquoi ne pas sévir contre tous les propriétaires véreux? En ce sens, la complaisance du gouvernement envers AirBnB n’est qu’un reflet de sa complaisance envers les propriétaires et envers la crise du logement en général.

AirBnB et la rapacité du logement capitaliste

Que des incendies se déclarent dans des immeubles, cela est inévitable et fait partie des aléas de la vie. Mais que la cupidité d’un gestionnaire d’AirBnB et d’un propriétaire condamne les gens qui s’y trouvaient à brûler vifs, cela aurait été évitable. Ce qui a fait la différence ici, c’est la quête obsessive du profit.

Que faut-il faire avec AirBnb? À l’origine, il s’agissait d’une simple plateforme de partage de logements – par exemple pour une famille qui part en voyage pour quelques semaines, ou quelqu’un qui travaille à l’étranger et souhaite diminuer le poids de son loyer à la maison. AirBnB était apparu dans l’explosion des plateformes de « l’économie de partage », comme Uber par exemple. Ce nouveau modèle promettait que les simples citoyens partagent les ressources qu’ils détiennent déjà – appartement, voiture, ou autre –, leur permettant de gagner quelques sous facilement, en plus d’être plus efficace que les entreprises traditionnelles. On présentait même cela comme une forme de contrôle démocratique sur l’économie. Et il est vrai que ces technologies de partage de ressources et de services offrent beaucoup de potentiel. Dans une société socialiste, une telle plateforme de partage de logements pourrait permettre de s’assurer que tous les logements disponibles soient utilisés à leur plein potentiel, de pratiquer une forme de tourisme à échelle humaine, etc. 

Mais dans le contexte du système capitaliste, l’impératif de profit vient s’immiscer dans toutes les craques et a transformé un outil potentiellement utile en monstre destructeur. Comme dans les autres secteurs de l’économie capitaliste, le terrain de jeu de l’économie de partage se retrouve infesté par ceux qui détiennent du capital, comme le « Roi du AirBnB », et par tous les magouilleurs sans scrupule prêts à tout pour faire un coup d’argent, comme Tariq Hasan et Émile Benamor. AirBnB est devenu une machine à faire de l’argent qui expulse les locataires réguliers, aggrave la pénurie de logements abordables et encourage la construction de pièges mortels comme celui du Vieux-Montréal. La multinationale elle-même s’en met plein les poches et se lave les mains des pratiques malhonnêtes de ses usagers.

En fait, AirBnB n’est qu’un symptôme de la situation générale du logement sous le capitalisme, et c’est là qu’il faut agir. En effet, sous ce système, les logements ne sont pas échangés pour répondre au besoin de base de tout un chacun d’être logé, mais pour faire le plus d’argent possible. Si la meilleure manière de le faire est par la location à court terme, alors des personnes le feront, peu importe la loi. Et tant qu’à y être, pourquoi ne pas mettre la morale de côté et sauver quelques sous en coupant les coins ronds sur la sécurité?

Il faut complètement démonter la machine capitaliste dans le secteur du logement, en commençant par lutter pour un gel des loyers, pour l’expropriation des propriétaires parasitaires qui laissent des milliers de logements vides à des fins spéculatives, et pour un vaste programme de construction de logements sociaux.

Ultimement, on ne contrôle pas ce qu’on ne possède pas. Seule une gestion collective et démocratique du logement permettrait d’éviter les abus et de réellement répondre aux besoins de la population. Il est aussi nécessaire de nous attaquer au problème à sa racine : un système dans lequel le profit prime sur toutes les autres considérations. 

Lénine disait que « la société capitaliste est, et a toujours été, une horreur sans fin ». Cela s’applique définitivement à cette tragédie. Face à cette horreur, il est temps de nous retrousser les manches et de bâtir une société différente, dans laquelle les vies de quelques locataires ne seront pas sacrifiées sur l’autel du profit, dans laquelle les besoins et la sécurité des gens passeront en premier. Une société socialiste.