Nous publions ici la deuxième de cinq parties d’un article sur les Rébellions de 1837-38 au Haut-Canada et au Bas-Canada. Il est important pour les marxistes de comprendre la place de cet événement important de la lutte des classes dans l’histoire du Québec et du Canada.


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La naissance du mouvement dans les colonies

C’est dans ce contexte que naissent vers le début des années 1800 le mouvement réformiste au Haut-Canada, et le mouvement autour du Parti canadien au Bas-Canada, qui s’appellera plus tard le Parti patriote.

Ces deux mouvements parallèles étaient tous deux d’abord et avant tout des mouvements pour une réforme du gouvernement des provinces en faveur d’une véritable démocratie. Ces mouvements étaient inspirés des mouvements similaires, et plus particulièrement inspirés des voisins américains. À titre d’exemple, au cours de la session parlementaire de 1831-32, Thomas Lee, du Parti patriote, avait déploré que les Canadiens n’aient pas fait cause commune avec les Américains en 17751. Louis-Joseph Papineau, l’un des plus éminents dirigeants des Patriotes, déclarera qu’« il est certain qu’avant un temps bien éloigné, que toute l’Amérique doit être républicaine2. » Dans son Histoire de l’Insurrection écrite après les événements, Papineau expliquera : « [C]e ne sont pas les statuts anglais qui règleront le prochain avenir du Canada; mais que cet avenir est écrit dans les Déclarations des droits de l’homme et dans les constitutions politiques que se sont données nos bons, sages et heureux voisins, les Américains indépendants3. » Le caractère démocratique-bourgeois du mouvement est implicite dans la lutte contre le joug de l’Empire britannique.

Au Haut-Canada, on réclamait un gouvernement « responsable », c’est-à-dire qui doit rendre des comptes au peuple, et non au Roi. Au Bas-Canada, on réclamait un « Conseil législatif électif », contrairement au Conseil législatif choisi par le gouverneur lui-même choisi par le Roi. C’était une autre manière de dire qu’on voulait un gouvernement responsable devant le peuple.

Une autre demande importante était le contrôle du budget par les représentants élus. Dans les deux provinces, les Conseils non élus peuvent disposer du budget contre la volonté de l’Assemblée. Les Patriotes et les réformistes demandent que le budget soit contrôlé par l’Assemblée élue par le peuple.

En 1830, MacKenzie, le principal leader du mouvement au Haut-Canada, présente un programme en cinq points :

  1. Une administration / gouvernement exécutif redevable à la province pour sa conduite;
  2. Le contrôle par la législature des revenus provinciaux;
  3. L’indépendance du pouvoir judiciaire;
  4. Une réforme du Conseil législatif;
  5. L’égalité des droits pour toutes les religions et séparation complète de l’Église et de l’État4.

Une rencontre politique à Trafalgar, au Haut-Canada, adoptait en août 1837 une demande qui traduisait bien les problèmes économiques rencontrés par les colonies : on demandait la liberté du commerce. De même, MacKenzie exprime nettement dans un article de 1837 la nécessité de libérer l’industrie du pays dans son journal The Constitution, alors que les troubles approchent :

Le problème aujourd’hui n’est pas le règne d’une famille ou d’une autre, d’un peuple ou d’un autre, d’une forme de gouvernement ou d’une autre, mais plutôt le problème du privilège versus l’égalité des droits, la question du privilège sanctionné et délimité par la loi, consacré par l’habitude, face à un pouvoir jamais vu jusqu’ici, un nouveau pouvoir sortant de l’obscurité dans laquelle il a sommeillé depuis le jour de la Création, soit le Pouvoir de l’Industrie honnête [Mes italiques, JA].

Au Bas-Canada, les demandes des Patriotes sont sensiblement les mêmes. Papineau propose, en 1833, une Convention pour discuter d’une nouvelle Constitution. L’esprit des demandes de Papineau est de faire que l’Angleterre autorise le Canada à réformer lui-même sa Constitution. En 1834, les Patriotes présentent à la Couronne britannique les célèbres 92 Résolutions, demandent la suprématie du Parlement, le droit de réviser leur Constitution, le droit au contrôle sur les dépenses publiques. On demande aussi que cessent l’infériorisation et l’exclusion politique des francophones, qui sont très peu ou pas représentés dans les organes décisionnels de l’État.

Beaucoup de temps est accordé à dénoncer les abus du régime seigneurial. Comme au Haut-Canada, on souhaite que l’Église et l’État soient séparés et que des droits égaux soient octroyés. Papineau déclarait que «[l]’homme ne doit de compte de son culte, de sa foi, qu’à son Créateur et non à la puissance civile»5 et se disait en faveur de droits religieux égaux pour les protestants et les catholiques.

Au Bas-Canada les revendications concernant la liberté du commerce sont plus confuses, mais dès 1834, la tactique est de boycotter les produits britanniques au profit des produits canadiens. C’était une tactique inspirée des Américains avant leur révolution. Cela était une façon de protester contre les prix énormes des marchandises britanniques, et contre les contraintes à la liberté du commerce. Le mouvement de boycottage prendra de l’ampleur en 1837.

La lutte qui se dessine est donc l’expression politique de la révolte d’un système capitaliste naissant contre la camisole de force coloniale qui l’enveloppe. En dernière analyse, la lutte entre les Conseils législatifs et les Assemblées, les luttes pour le gouvernement responsable au Haut-Canada et pour le Conseil législatif électif au Bas-Canada, reflètent cette impasse et la nécessité d’une transformation révolutionnaire des rapports sociaux de production. Le développement du capitalisme au Canada avait besoin du renversement du joug colonial.

Avec le recul, il est clair aujourd’hui que ces demandes des mouvements dans les colonies devaient mener vers une conclusion logique : on devait se libérer de l’emprise de la Couronne britannique, devenir indépendant. L’Empire britannique n’avait jamais cédé un pouce sans d’abord lutter férocement pour conserver son pouvoir, et ce ne serait pas différent cette fois-ci.

Malgré ça, les mouvements n’étaient au départ pas nécessairement pour l’indépendance en tant que telle face à la Couronne. Par exemple, les 92 Résolutions de 1834 affirmaient simplement que si la Couronne ne faisait pas de concessions à la colonie, que le Bas-Canada devrait « chercher ailleurs » des remèdes à ses problèmes. Mais la toute première des 92 Résolutions commençait par affirmer l’allégeance à la Couronne.

Ce n’est que très tard, au milieu des années 1830, que l’objectif de l’indépendance commence à prendre des formes plus claires dans les deux provinces. À mesure que la lutte se développe, il est clair que l’Empire britannique ne donnera pas la démocratie en cadeau, et qu’elle devra être acquise par la séparation d’avec la Couronne. Les radicaux du mouvement, sous la pression des masses, finiront par s’en rendre compte et réclamer ouvertement l’indépendance.

Les classes dans les Rébellions

Comme il a déjà été dit, les classes dirigeantes unies dans une alliance contre tout développement de la colonie étaient les riches marchands capitalistes, les administrateurs coloniaux, l’Église, auxquels s’ajoutent les seigneurs au Bas-Canada. Ceux-ci formaient un bloc opposé aux réformes, et encore plus à l’indépendance des colonies.

Il est important de noter qu’au sein de l’Église, il y avait une différence notable entre les hautes sphères et le bas clergé. Effectivement, le haut clergé supporte certainement l’Empire britannique, mais certains curés francophones du bas-clergé supportent les Patriotes, et certains supportent même de manière active la résistance contre les forces britanniques, en 1837. Cela s’explique par le fait que le haut clergé était entièrement dépendant des autorités coloniales pour son pouvoir, ce qui faisait qu’il avait un intérêt direct à son maintien. Le bas clergé, quant à lui, ancré dans les communautés locales, était beaucoup plus près des masses, et pouvait voir et ressentir leur misère causée par l’oppression coloniale.

Du côté des seigneurs au Bas-Canada, ils sont tous du côté de la Couronne, sauf un seul : Louis-Joseph Papineau lui-même! Mais Papineau est vraiment l’exception qui confirme la règle; les autres seigneurs sont tous loyaux à la Couronne, francophones comme anglophones. Le système seigneurial avait été maintenu après la conquête par les Anglais et faisait maintenant partie intégrante du pouvoir colonial. Il était évident pour les seigneurs que tout mouvement réussissant à renverser l’ordre colonial aurait pour effet de mener à une solution à la question agraire qui aurait inévitablement mis fin au système seigneurial et aux monopoles terriens. Cela aurait signifié la fin du pouvoir des grands propriétaires de la terre, ce qu’ils n’étaient pas prêts à accepter.

La grande bourgeoisie marchande des colonies était bien entendu une force contre-révolutionnaire. Elle n’avait aucun intérêt à ce que soient rompus les liens avec la « mère patrie ». La bourgeoisie marchande dérivait son pouvoir, sa richesse et ses privilèges de sa position dans le commerce colonial. Elle dépendait des restrictions au commerce pour conserver ses richesses et son pouvoir, et en tant que propriétaire de plus en plus important de la terre, elle tenait naturellement à ce que le système colonial et les monopoles terriens demeurent intacts.

Par contre, chez la moyenne bourgeoisie, numériquement faible cependant, on appuyait dans une certaine mesure les doléances des réformistes et des Patriotes, mais le mouvement allait éventuellement vivre une scission entre radicaux et modérés, laissant la moyenne bourgeoisie du côté modéré. La moyenne bourgeoisie se voyait empêchée de se développer pleinement par le système colonial et ses entraves. Mais elle était politiquement faible, et manquait de confiance dans sa possibilité de lutter contre le pouvoir colonial ou de survivre sans lui. D’où l’hésitation et les scissions sur la question de l’appui au mouvement dans les colonies.

La direction du mouvement d’émancipation des colonies incomba essentiellement à la petite bourgeoisie, aux hommes de profession libérale. Les dirigeants du mouvement incluent Rolph, Morrison, Baldwin, Chénier et les Nelson qui étaient tous médecins, Papineau l’avocat, MacKenzie le journaliste, etc. Le poids social de la petite bourgeoisie avait considérablement augmenté au cours des 20 années précédant les Rébellions; ils augmentent entre 1815 et 1838 de 331 à 939 personnes au Bas-Canada. La petite bourgeoisie de profession libérale formait dans cette période 74% de la députation à l’Assemblée du Bas-Canada et constituait le noyau du Parti patriote6. À vrai dire, cela n’est pas très difficile à comprendre.

À l’époque, les infrastructures sociales de base comme l’école étaient très peu développées, et peu de gens y avaient accès. Une grande proportion des habitants et des travailleurs étaient illettrés et la route vers l’implication politique parlementaire était donc très difficile à parcourir. Dans ce contexte, c’étaient les gens qui avaient le plus de contacts avec les habitants, soit les médecins, les avocats, les journalistes, etc., sur qui tombait le fardeau de diriger le mouvement politique et de représenter leurs intérêts.

Cette couche sociale petite-bourgeoise, qui pouvait voir de ses yeux les souffrances des habitants, qui voyait le développement arriéré de toutes les infrastructures normales d’une société civilisée, les écoles, les hôpitaux, un système de justice, avait donc naturellement tendance à prendre part au mouvement pour des réformes. Ainsi s’explique leur rôle dominant.

La paysannerie – les « habitants », comme on les appelait au Bas-Canada – était la classe la plus nombreuse dans les colonies. L’historien Allan Greer explique dans son livre Habitants et Patriotes comment les habitants ont participé activement au mouvement révolutionnaire au Bas-Canada en 1837. Cependant, il remarque que leur action demeura constamment sous la tutelle des dirigeants patriotes, et que jamais ils ne jouèrent de rôle indépendant. Cela est typique de la classe paysanne. Les habitants, éparpillés sur le territoire, encore plus isolés les uns des autres que les paysans français, ne pouvaient pas constituer une force indépendante capable de mener la révolution. Tel qu’il a été dit plus tôt, les habitants jouissaient d’une certaine mobilité sociale dont ne pouvait profiter la paysannerie française, ce qui rendait la classe des « habitants » encore plus hétérogène.

Quels étaient la place et le rôle spécifique du prolétariat canadien dans les Rébellions? Il est clair que le prolétariat n’a pas été en mesure de jouer un rôle de dirigeant dans le mouvement patriote et réformiste. Cela ne faisait que quelques années que les syndicats avaient fait leur apparition sur le territoire canadien. Cependant, malgré un faible niveau d’organisation et leur faible nombre, les ouvriers canadiens ont imprimé leur sceau sur le mouvement et au sein même des partis politiques luttant contre l’aristocratie dans les deux provinces. MacKenzie dira des ouvriers qu’ils sont « ceux sur qui on peut compter ».

En 1834, les syndicalistes de Montréal donnent leur appui aux 92 Résolutions, tandis que deux ans plus tard, à Québec, les ouvriers signent une Déclaration de confiance envers Louis-Joseph Papineau7. Le journal La Minerve affirme qu’ « à Québec comme à Montréal, on constate la participation massive des ouvriers aux réunions patriotes8 ». Il est donc clair que la classe ouvrière supportait et allait jouer un rôle important dans la révolution canadienne qui approchait.

La contradiction entre bourgeoisie et prolétariat se frayait un chemin jusque dans les pages des journaux réactionnaires : la Gazette de Montréal, l’un de ceux-là, exhorte les marchands à forcer leurs salariés à ne pas voter pour les Patriotes9!

De plus en plus, le Parti patriote et les réformistes du Haut-Canada faisaient écho à la pression de la population ouvrière et des habitants et révélaient les contradictions de classes latentes dans la société canadienne. Le Vindicator, journal radical des Patriotes au Bas-Canada, écrivait, avec une remarquable clarté :

Les commerçants, comme groupe, constituent une classe utile, mais qui n’est pas des plus patriotiques. […] Ils attachent plus d’importance à l’indépendance pécuniaire qu’à l’indépendance politique. Ils porteraient volontiers les chaînes les plus ignominieuses si elles étaient en or. […] Pour établir une société politique saine, il faut se tourner vers les classes dont le travail est la vraie source de richesse10.

Nous avons déjà dit que MacKenzie affirmait que les ouvriers étaient ceux sur qui l’on pouvait compter. Mais celui-ci allait plus loin dans sa propagande. Dans une adresse au comté de York publiée en mai 1837, MacKenzie écrit « Le travail est la véritable source de la richesse. » Plus loin, il ajoute : « De quelle manière les services d’une banque […] sont-ils requis pour produire la richesse et la prospérité qui, comme je l’ai montré, sont le résultat d’une application utile du travail et de l’industrie? D’aucune manière que ce soit11. »

Comme nous pouvons le voir, le mouvement de libération des Canadas prenait un caractère de classe de plus en plus clair à mesure que le temps avançait. Il est évident que la classe ouvrière supportait et jouait un rôle important dans le mouvement, sans toutefois être assez puissante pour en former le leadership. Mais la nature a horreur du vide; avec une bourgeoisie n’étant pas assez forte politiquement et un prolétariat trop faible et peu développé pour diriger la révolution, la direction du mouvement d’émancipation des colonies incomba essentiellement à la petite bourgeoisie, aux hommes de profession libérale – pour le meilleur et pour le pire.


1. Stanley-B. Ryerson, Le capitalisme et la confédération, p. 81.

2. Yvan Lamonde, Histoire sociale des idées au Québec, p. 124.

3. Louis-Joseph Papineau, Histoire de L’Insurrection du Canada, p. 70.

4. Stanley-B. Ryerson, 1837 : The Birth of Canadian Democracy, p. 50.

5. Yvan Lamonde, op. cit., p. 101.

6. Yvan Lamonde, op. cit., p. 86.

7. Charles Lipton, Histoire du syndicalisme au Canada et au Québec 1827-1959, p. 22.

8. Roch Denis, Luttes de classes et question nationale, p. 28.

9. Charles Lipton, op. cit., p. 23.

10. Stanley-B. Ryerson, Le capitalisme et la confédération, p. 78-79.

11. Greg Keilty, op. cit., p. 124-126.