Image : KC Green

La génération Z est parfois appelée « la génération des doomers ». « Doomer » (de l’anglais « doom », c’est-à-dire malédiction, ruine, destin tragique) est un terme populaire sur Internet pour désigner une personne qui croit que l’effondrement de la société est imminent, que l’humanité est intrinsèquement égoïste et cynique, et qu’il est inutile d’essayer d’améliorer quoi que ce soit. Bien sûr, la majorité des jeunes n’adoptent pas des positions aussi extrêmes, mais les statistiques montrent que la plupart des jeunes n’ont presque aucun espoir en l’avenir.

Une étude portant sur 10 000 participants de différents pays montre que la moitié des personnes âgées de 16 à 25 ans pensent que la Terre pourrait être condamnée. Plus de la moitié des participants ont déclaré se sentir trahis par leurs gouvernements; certains ont dit ne pas vouloir avoir d’enfants à cause de la crise climatique; et la majorité a déclaré se sentir triste, anxieux, en colère, impuissante, désemparée et coupable.

La plupart des jeunes n’ont jamais vécu une période de grande stabilité, que ce soit sur le plan politique ou économique. Une personne née en 2000 aura vécu le 11 septembre et la « guerre contre le terrorisme » qui en a résulté, le krach économique de 2008, l’élection de Trump et la pandémie de COVID-19. Les moments de « progrès » supposés entre ces crises ont été rapidement éclipsés par des moments beaucoup plus sombres : par exemple, l’élection d’Obama n’a pas apporté l’égalité et la prospérité, mais des camps de concentration pour les immigrants, le mouvement Black Lives Matter et la crise de l’eau imbuvable à Flint, au Michigan. 

Malgré la sensibilisation accrue aux questions de justice sociale, les personnes racisées continuent d’être assassinées par la police à un rythme effarant, les militants autochtones sont brutalement réprimés par l’État canadien (comme dans le cas des barrages de Wet’suwet’en), et les femmes et les personnes de la communauté LGBT ont récemment subi de graves revers, comme l’annulation de l’arrêt Roe v. Wade et la montée des lois « Don’t Say Gay » aux États-Unis.

Pourquoi les jeunes ne seraient-ils pas pessimistes quant à l’avenir, alors qu’ils n’ont connu que des crises? Le capitalisme aujourd’hui est un système malade qui se traîne de crise en crise et qui fait porter le fardeau de ces crises à la classe ouvrière par une austérité brutale. Il encourage également le maintien des oppressions afin de protéger le statu quo, en renforçant la division sur des lignes identitaires. À l’aide de ces divisions, la classe capitaliste met des obstacles à la lutte collective des travailleurs. Par conséquent, les jeunes n’ont pas tort de douter qu’un avenir vraiment meilleur soit possible – effectivement, un avenir meilleur est impossible sous le capitalisme. Même lorsque les masses parviennent à obtenir quelques concessions après des batailles acharnées avec la classe dirigeante, tout ce qui est gagné finit toujours par être repris par les capitalistes, qui possèdent et contrôlent tout. Il faudrait une révolution socialiste pour réaliser de réels progrès, car elle donnerait aux masses le pouvoir démocratique de consacrer les richesses de la société aux secteurs qui en ont vraiment besoin. Par exemple, nous pourrions nous attaquer à la crise climatique, mettre fin à la pauvreté et fournir des soins de santé complets à tous.

Cependant, le pessimisme que les jeunes ressentent à l’égard du capitalisme ne se traduit pas toujours par un désir de se battre pour le socialisme. Souvent, les jeunes ont déjà décidé que cela n’est pas possible. C’est la partie la plus alarmante du phénomène des doomers : le monde est plein de jeunes qui sont anticapitalistes et même socialistes, mais qui ne croient pas que cela vaille la peine d’agir selon leurs convictions. Par exemple, un sondage réalisé en 2021 montre que 49% des femmes et 43% des hommes âgés de 18 à 34 ans sont opposés au capitalisme. Mais en même temps, les sentiments de désespoir et de misère abondent, poussant de nombreux militants potentiels à l’inaction. Chez les jeunes générations, les lignes de bataille idéologiques ont été redéfinies. Le débat n’est plus socialisme contre capitalisme, mais socialisme contre doomerisme.                 

Pessimisme petit-bourgeois

Une pléthore d’arguments sont avancés pour soutenir que le socialisme est impossible, mais la plupart d’entre eux sont ancrés dans la même idée fausse et pessimiste : la classe ouvrière serait trop faible pour mener une révolution. Certains pensent que les travailleurs sont trop confortables pour abandonner leur vie de « privilège » et descendre dans la rue; d’autres pensent que les médias et la télévision capitalistes leur ont trop lavé le cerveau; d’autres encore pensent que les capitalistes sont devenus trop puissants pour qu’on puisse les défier.

Il n’est pas difficile de trouver la source de telles idées. Les gauchistes petits-bourgeois et les universitaires nient avec insistance la puissance de la classe ouvrière depuis des décennies, ce qui contribue à expliquer le pessimisme des étudiants et des jeunes. Beaucoup d’entre eux entrent en contact avec ces idées déprimantes par le biais des universités, et ces idées ont même tendance à se répandre dans le mouvement.

Prenons l’exemple du livre Capitalist Realism de Mark Fisher. Il y a une citation virale de ce livre qui résume bien le texte : « Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. » Selon Fisher, le capitalisme de l’ère post-soviétique s’est cimenté comme le seul système possible dans l’esprit des masses. Même si celles-ci n’aiment pas le capitalisme, suggère-t-il, les capitalistes ont fait en sorte que personne ne puisse imaginer y mettre fin (à l’exception de Fisher, nous sommes amenés à supposer, qui est la seule personne intelligente restante). La conclusion logique de ces idées est que la classe ouvrière ne peut plus organiser de révolution, parce que le concept de socialisme comme option viable a été effacé du cerveau des travailleurs. Il est étonnant de constater que ce livre a été publié en 2009. À cette époque, de nombreuses révolutions ayant aboli le capitalisme étaient encore dans la mémoire vivante de millions de travailleurs dans le monde. Par exemple, la révolution cubaine n’avait qu’une cinquantaine d’années en 2009. Plus récente encore est la révolution au Venezuela, qui, bien qu’elle n’ait pas aboli le capitalisme, a eu lieu environ 10 ans seulement avant la publication de Capitalist Realism! Soit Fisher ne connaît pas ces révolutions, soit il considère que les masses qui les ont menées à bien sont des cas isolés qui ne méritent pas d’être pris en compte, soit il est trop pessimiste pour voir que les travailleurs peuvent effectivement imaginer la fin du capitalisme, et qu’ils peuvent même mener une révolution.

Paul Mason, un autre universitaire et auteur populaire, défend une vision tout aussi pessimiste. Après la défaite de Jeremy Corbyn, l’ancien leader socialiste réformiste du Parti travailliste anglais, Mason a tiré la conclusion que la classe ouvrière britannique ne voulait tout simplement pas de progrès. Il a demandé : « Est-il utile de parler d’espoir à un électorat qui est devenu terrifié par le changement? »

Il est stupéfiant que Mason puisse faire porter le blâme de la défaite de Corbyn aux travailleurs, alors qu’il appartient lui-même si clairement à la droite du parti. Cette aile pro-Establishment et pro-capitalisme du parti était terrifiée par le soutien que Corbyn recevait des masses. Les promesses de Corbyn, qui comprenaient la renationalisation des services publics et l’annulation des coupes d’austérité dans les services publics, ont attiré des foules historiques. Afin de reprendre le contrôle du parti et de le rendre respectable et sûr aux yeux des capitalistes, les travaillistes de droite se sont livrés à un factionnalisme vicieux contre Corbyn, l’ont faussement accusé d’antisémitisme, et ont même saboté la campagne électorale pour pouvoir blâmer Corbyn pour la défaite électorale. Ce n’est donc pas l’électorat qui était terrifié par le changement, mais la droite travailliste qui voulait le soutien des capitalistes. Si les travailleurs ne voulaient pas de réformes, alors pourquoi le mouvement de Corbyn a-t-il dû être écrasé par les tactiques les plus vicieuses? De toute évidence, les travailleurs voulaient vraiment des réformes. Pour mener le Parti travailliste à la victoire, Corbyn aurait dû se défendre contre la droite et s’appuyer sur les masses – et non cesser de « parler d’espoir », comme le suggère Mason.

Nous voyons ici un manque de confiance irrationnel dans la classe ouvrière déguisé en pragmatisme, et comme toujours, il s’accompagne de défaitisme. Fisher et Mason partent tous deux de la prémisse que la classe ouvrière ne veut pas de socialisme ni même de réformes significatives, puis ils en arrivent à la conclusion que nous devons limiter sévèrement nos revendications et nos combats pour plaire à ces travailleurs supposément de droite. Mason a ouvertement soutenu le candidat de droite Sir Keir Starmer comme chef du parti, sous prétexte qu’il serait la seule option non conservatrice que les travailleurs accepteraient. Fisher a poussé de nombreux révolutionnaires potentiels à se morfondre dans le désespoir à l’idée que plus personne ne peut même imaginer le socialisme. Nous devons nous demander : est-ce que ce sont les travailleurs qui détestent les idées révolutionnaires, ou est-ce que ce sont Fisher et Mason?

De tels auteurs illustrent l’attitude de presque tous les universitaires et intellectuels petits-bourgeois : ayant déjà renié la classe ouvrière et son pouvoir de transformer la société, ils s’efforcent de convaincre tout le monde qu’ils sont simplement raisonnables et pratiques. En réalité, ce sont les doomers les plus malhonnêtes! Alors que les jeunes pessimistes sont généralement accablés par les réalités du capitalisme tout en aspirant à un avenir meilleur, les intellectuels de « gauche » déclarent l’impossibilité du socialisme depuis plus d’un siècle, c’est-à-dire depuis que la classe ouvrière a commencé à se battre pour lui. Le pessimisme et le cynisme ne peuvent que jouer un rôle pernicieux dans le mouvement. Ses justifications théoriques « raisonnables », aimablement fournies par la petite bourgeoisie, doivent être combattues avec une attention particulière.

Il importe peu de savoir combien de jeunes détestent le capitalisme et veulent y mettre fin s’ils ont été convaincus que ce n’est pas possible. L’inaction avec une attitude anticapitaliste reste l’inaction, et elle sert tout aussi bien la classe dirigeante. Que des millions de jeunes choisissent de ne pas lutter contre le capitalisme parce qu’ils sont pessimistes ou parce qu’ils sont conservateurs ne fait en réalité aucune différence pour les capitalistes. Par conséquent, les universitaires qui vendent des livres transformant des révolutionnaires potentiels en doomers ne valent pas mieux que ceux qui défendent ouvertement le capitalisme. En fin de compte, les deux ont fait un excellent travail au service de la classe dirigeante en donnant aux jeunes radicaux des pages et des pages de raisons de sombrer dans l’inaction.

Le vrai visage de la classe ouvrière

La vérité est que le capitalisme est constamment menacé par une révolution après l’autre. Au cours du siècle dernier, il n’y a pas eu une seule décennie sans au moins une révolution majeure : dans les années 2010, nous avons vu le Printemps arabe; dans les années 2000, Hugo Chavez et la révolution vénézuélienne; et déjà depuis 2020, nous avons vu des soulèvements révolutionnaires ou des luttes de classe majeures au Myanmar, au Sri Lanka, en Iran, et plus encore. 

Sans parler de la montée de la lutte des classes dans le ventre de la bête impérialiste, représentée par la récente victoire de la syndicalisation d’Amazon aux États-Unis. Il y a eu le mouvement de grèves « Striketober » l’automne dernier, et avant cela, nous avons vu l’un des plus grands mouvements progressistes de l’histoire des États-Unis, le mouvement Black Lives Matter, qui s’est répandu dans le monde entier. La liste des mouvements récents est interminable. L’idée d’une classe ouvrière endoctrinée et passive est un mythe insipide et insultant.

Pour un leadership révolutionnaire et un optimisme révolutionnaire

Pourtant, il ne suffit pas de saluer les mouvements naissants de la classe ouvrière, en espérant qu’ils aboutiront un jour au socialisme international. Ces mouvements ont besoin d’un leadership pour gagner. Sans cela, un mouvement a toutes les chances de s’éteindre sans avoir obtenu le moindre résultat. Un leadership est nécessaire pour formuler des revendications, les diffuser et montrer la prochaine étape aux masses dans la rue ou sur le lieu de travail.

La récente grève du secteur public en Colombie-Britannique en est la preuve. En août, plus de 1000 travailleurs du British Columbia General Employees Union (BCGEU) se sont mis en grève pour obtenir des salaires plus élevés et, expressément, pour contrer l’effet érosif de l’inflation sur leurs salaires. La grève a été votée à 95% et des piquets de grève ont été dressés. Malheureusement, le syndicat a conclu une entente de principe avec la province et a levé ses piquets de grève en signe de « bonne foi ». Cette entente de principe prévoit des augmentations de salaire de moins de 5% par année en moyenne, ce qui est bien en deçà du taux d’inflation actuel, qui est d’environ 8%. Les travailleurs étaient prêts et déterminés à se battre. Un vote de grève à 95% frise l’unanimité, mais la direction du syndicat, apparemment effrayée par une confrontation avec la province, a mis les freins au moment décisif. Si une direction révolutionnaire avait été à la tête du BCGEU, les piquets de grève n’auraient pas été levés tant qu’un accord n’aurait pas été ratifié par les membres, les efforts pour étendre la lutte auraient été prioritaires et le syndicat aurait refusé de signer une entente qui appauvrit les travailleurs. Tous ces efforts auraient inspiré la classe ouvrière à aller plus loin et à prendre conscience du pouvoir et du potentiel qu’elle possède en tant que classe.

De plus, afin de renverser réellement le capitalisme, c’est une direction marxiste révolutionnaire en particulier qui est nécessaire. Le marxisme est la seule théorie qui explique scientifiquement le fonctionnement du capitalisme, le rôle de la classe ouvrière et les tâches de la révolution socialiste. La meilleure preuve possible de cela est le succès de la Révolution russe. Avec une classe ouvrière minuscule, pour la plupart illettrée, dans un pays géant et arriéré, un groupe de marxistes résolus a pu guider les travailleurs pour renverser le capitalisme et commencer la tâche de la construction du socialisme. Bien que cette tâche n’ait pas été achevée en raison de l’isolement de la révolution, c’est une preuve irréfutable que la révolution – une révolution réussie – est absolument possible au Canada aujourd’hui.

Contrairement à la Russie en 1917, les travailleurs constituent l’écrasante majorité de la population au Canada, ce qui signifie que nous avons une influence considérable. De plus, la plupart des travailleurs sont non seulement scolarisés, mais aussi très instruits, ce qui signifie que nous sommes plus que capables de nous gouverner nous-mêmes, de diriger nos propres lieux de travail et de planifier l’économie. Enfin, le Canada est un pays capitaliste avancé et entièrement industrialisé, avec plus qu’assez de richesses et de ressources pour créer une base solide pour la construction du socialisme. Même les pays qui sont opprimés par l’impérialisme et qui ne sont pas avancés sur le plan industriel sont loin d’être aussi arriérés que la Russie l’était à la veille de sa révolution.

La révolution viendra sûrement au Canada tôt ou tard, et si une direction marxiste est capable de jouer le rôle que les bolcheviks ont joué en Russie, alors le socialisme sera à l’ordre du jour. Le capitalisme canadien est loin d’être stable, il se maintient grâce à de l’argent imprimé et emprunté et à des promesses libérales vides. La résistance autochtone continue à se développer, avec le soutien croissant de la classe ouvrière dans son ensemble. Il y a eu plusieurs grèves et manifestations ici et là au pays en réponse à la mauvaise gestion de la pandémie; et en août, comme nous l’avons mentionné plus haut, un millier d’employés du gouvernement en Colombie-Britannique ont fait grève contre l’inflation. Tout cela alors que le seul grand parti de « gauche » au Canada est le Nouveau Parti démocratique (NPD). Considérant que le NPD est trop occupé à maintenir les libéraux au pouvoir pour agir comme une véritable direction ouvrière, il est facile d’imaginer ce que les travailleurs pourraient accomplir avec un leadership suffisant.

Nous ne devrions pas être consternés par le fait que les travailleurs ne sont pas tous des communistes convaincus. Nous devrions plutôt prêter une attention particulière à l’humeur radicale qui ne cesse de croître au Canada. Un sondage de 2019 montre que 58% des Canadiens ont une opinion positive du socialisme. Un sondage de 2021 montre que 66% de la population n’a pas de sentiments forts en faveur du capitalisme. Si l’on ajoute à cela le fait que près de 50% des jeunes s’opposent explicitement au capitalisme, on obtient des conditions très favorables aux révolutionnaires.Le fait est qu’il est irrationnel de croire à la stabilité continue du capitalisme, et parfaitement rationnel de croire à la révolution. En nous impliquant activement dans la construction d’un leadership marxiste, nous pouvons créer notre propre raison d’être optimistes. Voilà le cœur de l’optimisme révolutionnaire et l’antidote au pessimisme doomer chez les jeunes. Bien que personne ne puisse nous garantir un avenir socialiste, nous devons reconnaître qu’un tel avenir est possible, et nous devons au moins essayer de le concrétiser. Céder à ce pessimisme, c’est laisser notre avenir entre les mains de la classe dominante. Ce serait terriblement dommage. Comme l’a dit le révolutionnaire Léon Trotsky : « La vie est belle. Que les générations futures la nettoient de tout mal, de toute oppression et de toute violence, et en jouissent pleinement. »