Nous publions un texte rédigé en 2011 par le militant marxiste britannique Daniel Morley et paru sur le site de In Defence Of Marxism. Qu’est ce qui distingue les marxistes des anarchistes ? Pourquoi deux théories ? Par quoi se distinguent l’une de l’autre ? Quelles sont leurs mérites ? Et laquelle des deux théories ou quelle combinaison de leurs idées constituent le meilleur outil pour lutter contre le capitalisme et l’État bourgeois ? De tels questionnements sont nécessaires pour tout révolutionnaire dans l’attente de maitriser les théories révolutionnaires.

La plupart des théories anarchistes cherchent le même but que le marxisme : l’établissement d’une société sans classes et sans État. Le marxisme et l’anarchisme sont unis dans la mesure où ils participent dans le mouvement contre les différentes formes d’oppressions et d’inégalités. C’est pour cette raison que souvent les personnes radicalisées sympathisent avec ces deux courants théoriques.

Nous estimons que bien que les théories marxistes et anarchistes s’unissent dans leurs luttes pour libérer l’humanité, l’anarchisme rejette de manière paradoxale la théorie, la considérant comme le résultat de l’élite intellectuelle, des théoriciens de salons qui n’agissent pas. Les marxistes, au contraire, utilisent tout le développement des méthodes scientifiques et de l’analyse historique pour que la classe ouvrière puisse comprendre la société dans le but de la changer.

La théorie marxiste cherche à comprendre les inégalités et l’oppression, pourquoi elles existent, d’où elles viennent, quels rôles jouent-t-elles et sous quelles conditions peuvent-elles être renversées. Et les comprendre ne signifie pas seulement les décrire ou affirmer que la division de la société en classes est injuste et que l’appareil d’État est fondamentalement répressif mais de les expliquer matériellement et historiquement.

L’origine de la lutte des classes et de l’État

Nous voyons partout des exemples d’inégalité extrême, de souffrance et d’oppression étatique, à tel point que nous les tenons comme allant de soi. Même l’individu le plus ordinaire vit sous le joug du pouvoir humiliant et sans fin de l’argent, et se trouve contraint d’organiser toute sa vie autour de la tâche de faire de l’argent pour quelqu’un d’autre, en suivant l’emploi du temps et les instructions de son patron.

Comme l’a dit Rousseau, partout l’homme est enchaîné, et pourtant nous sommes tous nés libres, c’est-à-dire que les liens dont nous souffrons sont faits par l’homme, et qui plus est, ce sont les constructions des gens fondamentalement égaux à nous-mêmes – la classe capitaliste n’a pas de pouvoirs magiques ou de forces surhumaines. Alors pourquoi souffrons-nous? Pourquoi (et quand) la grande majorité des gens se permet-elle de devenir impuissante face au pouvoir apparemment artificiel d’une minorité? Il doit y avoir quelque chose qui explique pourquoi nous sommes exploités par quelques-uns. Qu’est-ce que c’est?

En tant que marxistes et matérialistes, nous comprenons que la lutte des classes ne naît pas d’elle-même, mais est conditionnée par la lutte plus générale pour l’existence; elle est une expression de la lutte inévitable avec la nature, pour employer une expression plutôt grossière. Car avant que nous ne soyons asservis par notre prochain, nous sommes soumis au caprice de toutes les puissantes lois de la nature. Il est vrai que chaque personne naît libre dans le monde, c’est-à-dire non pas avec un rang quelconque prédestiné par Dieu. Mais, en même temps, chaque personne naît très prisonnière de la nature. Comme l’a dit Marx, l’humanité est un être souffrant, limité; nous ressentons notre dépendance à la nature chaque seconde que nous respirons, chaque fois que les muscles involontaires de notre estomac nous obligent à chercher un repas, chaque fois que notre faible composition fait frémir de froid nos corps. Si nous n’avions pas des besoins matériels aussi pressants, nous n’aurions pas besoin d’aller supplier les capitalistes pour du travail. Donc, avant de pouvoir comprendre le manque de liberté dans notre société, nous devons reconnaître les lois sociales les plus fondamentales – les conditions matérielles qui déterminent la conscience.

L’histoire connaît toutes sortes de transformations étranges. Pendant la plus grande partie de notre histoire, il n’y a pas eu d’autorité étatique oppressive ou d’exploitation de classe, et pourtant, d’une certaine manière, une telle situation a donné lieu à l’exploitation et à la coercition. En outre, les formes d’exploitation et l’autorité de l’État se sont souvent transformées et, avec elles, le niveau relatif de la culture a également changé. Quel mécanisme ou processus relie tout cela, quel est le fil conducteur commun qui nous permet de les mettre tous dans une seule et même catégorie : « la société »? Pour les marxistes, c’est la lutte pour la diminution du travail nécessaire, le développement des forces productives (ou des technologies utiles) à utiliser par l’une ou l’autre classe dans le cadre de la lutte avec la nature. Car lorsque nous développons une technologie utile, l’objectif immédiat est toujours de faire en sorte que quelqu’un puisse vivre mieux, se mettre à l’abri dans la lutte avec la nature. Mais une telle technologie, développée et utilisée socialement, a des conséquences sociales imprévues, changeant la structure de la société et donnant un certain pouvoir sur les autres. Ceux qui contrôlent les forces productives contrôlent la société.

Comme nous l’avons dit, les premières formes de société ne connaissaient pas un système d’exploitation et un appareil d’État, car elles sont nées directement de la « nature » qui ne connaît rien des rangs et des chaînes de commandement formels. La productivité était si faible que la société ne pouvait se permettre une couche privilégiée. Bien que la vie dans ces conditions fût, sans aucun doute, difficile, il devait y avoir une relative harmonie au sein de la communauté, puisque chacun devait « peser de tout son poids » dans une mesure à peu près égale. Mais cette harmonie se limitait au seuil géographique de la tribu, à l’extérieur duquel se trouvaient d’autres tribus. Et au fur et à mesure que les communautés géographiquement dispersées ont développé leurs forces productives, elles se sont étendues et, en fin de compte, elles sont entrées en contact avec d’autres communautés similaires. Le commerce entre eux s’est développé en fonction des différents biens qu’ils étaient capables de produire, ce commerce étant utilisé par chaque communauté pour s’enrichir. Bien qu’au sein de chaque communauté, il puisse y avoir eu une énorme unité et coopération dans la production, il doit y avoir eu peu ou pas de coopération entre les communautés. Les communautés respectives ne devaient pas être intéressées à produire pour le bien de l’autre, mais pour obtenir quelque chose en retour. Ainsi, non seulement la concurrence et l’antagonisme se développaient entre les communautés, mais de plus en plus la vie interne de chaque communauté était déterminée par le besoin de produire plus pour l’échange en dehors de la communauté. On peut supposer que ceux qui étaient davantage impliqués dans le processus, par exemple les aînés qui dirigeaient la production et étaient en contact avec d’autres communautés, avaient une position avantageuse. De plus, la lutte pour les ressources et le contrôle de la terre doit émerger d’une telle situation de dispersion géographique et d’antagonismes. La guerre entre les communautés pour conquérir des terres et utiliser la force de travail d’autres communautés découle d’une telle situation. De cette façon, la lutte commune pour développer les forces productives conduisit à la dissolution de la communauté en faveur des divisions de classes.

C’est la base matérielle et économique de la classe et de l’État. Il y a un débat entre marxistes et anarchistes sur la question de savoir si la division des classes apparaît en premier, suivie d’un appareil étatique coercitif chargé de protéger la classe dirigeante (la position marxiste), ou si le pouvoir de l’État avec ses instruments d’oppression s’est développé en premier et a donné lieu à la division des classes, ce que certains anarchistes soutiennent. Mais la question n’est pas tant une question chronologique, c’est-à-dire si la classe ou l’État est apparue en premier, mais plutôt une question de forme et de contenu, c’est-à-dire si le pouvoir étatique est fondamental et si les inégalités de classe ne sont que l’expression formelle du premier, dont le but est simplement le maintien du pouvoir étatique (une position anarchiste), ou si le contenu et la base réels de tout pouvoir politique, de l’autorité étatique et de la coercition sont des relations de classe économique, comme le souligne Engels dans sa polémique avec Dühring (qui n’était pas anarchiste):

« En outre, admettons pour un instant que M. Dühring ait raison de dire que toute l’histoire jusqu’à ce jour peut se ramener à l’asservissement de l’homme par l’homme; nous sommes encore loin pour autant d’avoir touché au fond du problème. Car on demande de prime abord : comment Robinson a-t-il pu en arriver à asservir Vendredi ? Pour son simple plaisir ? Absolument Pas. Nous voyons au contraire que Vendredi “est enrôlé de force dans le service économique comme esclave ou simple instrument et qu’il n’est d’ailleurs entretenu que comme instrument.” Robinson a seulement asservi Vendredi pour que Vendredi travaille au profit de Robinson. Et comment Robinson peut-il tirer profit pour lui-même du travail de Vendredi ? Uniquement du fait que Vendredi produit par son travail plus de moyens de subsistance que Robinson n’est forcé de lui en donner pour qu’il reste capable de travailler. Donc, contrairement aux instructions expresses de M. Dühring, Robinson n’a pas pris le groupement politique ”qu’établissait l’asservissement de Vendredi“ en lui-même comme point de départ, mais l’a traité exclusivement comme un moyen pour des fins alimentaires”. – A lui maintenant de s’arranger avec son maître et seigneur M. Dühring. Ainsi l’exemple puéril que M. Dühring a inventé de son propre fonds pour prouver que la violence est “élément historique fondamental”, prouve que la violence n’est que le moyen, tandis que l’avantage économique est le but. Et dans la mesure où le but est “plus fondamental” que le moyen employé pour y parvenir, dans la même mesure le côté économique du rapport est plus fondamental dans l’histoire que le côté politique. L’exemple prouve donc exactement le contraire de ce qu’il doit prouver. Et ce qui se passe pour Robinson et Vendredi, se passe de même pour tous les cas de domination et de servitude qui se sont produits jusqu’ici. L’oppression a toujours été, pour employer l’élégante expression de M. Dühring, “un moyen pour des fins alimentaires” (ces fins alimentaires étant prises dans le sens le plus large), mais jamais ni nulle part un groupement politique introduit “pour lui-même”. Il faut être M. Dühring pour pouvoir s’imaginer que les impôts ne sont dans l’État que “des effets de second ordre” ou que le groupement politique d’aujourd’hui en bourgeoisie dominante et en prolétariat dominé existe “pour lui-même”, et non pour “ les fins alimentaires” des bourgeois régnants, c’est-à-dire pour le profit et l’accumulation du capital. Cependant, retournons à nos deux bonshommes. Robinson, “l’épée à la main”, fait de Vendredi son esclave. Mais pour y parvenir, Robinson a besoin d’autre chose encore que de l’épée. Un esclave ne fait pas l’affaire de tout le monde. Pour pouvoir en utiliser un, il faut disposer de deux choses : d’abord des outils et des objets nécessaires au travail de l’esclave et, deuxièmement, des moyens de l’entretenir petitement. Donc, avant que l’esclavage soit possible, il faut déjà qu’un certain niveau dans la production ait été atteint et qu’un certain degré d’inégalité soit intervenu dans la répartition ». (Engels, Anti-Dühring)

L’autorité de l’État n’est donc pas un mal arbitraire, qui existe pour lui-même, et il n’acquiert pas ses propriétés négatives d’oppression et d’inégalité uniquement de lui-même, mais il découle plutôt du développement de l’inégalité économique et joue un rôle dépendant de celle-ci. Et l’État n’opprime pas tous les membres de la société de la même manière. En effet, dans notre société, il y a beaucoup de capitalistes qui n’ont pas de lien direct avec l’État, et qui se sentent pourtant très bien représentés par lui. C’est pourquoi en dernière analyse, l’État tire son pouvoir de la classe économique dominante, qu’il sert en protégeant ses biens et en maintenant généralement l’ordre social.

Deux choses intéressantes pour nous en découlent. Si une classe peut exercer un pouvoir économique, elle peut en principe contrôler son propre appareil d’État, plutôt que d’en être la victime, puisque le pouvoir de l’État dépend en dernière analyse des relations économiques. Si l’appareil d’État est un outil pour réprimer d’autres classes, et si les marxistes et les anarchistes peuvent s’entendre sur le fait qu’une révolution dirigée par la classe ouvrière se heurtera à l’opposition active et organisée de la bourgeoisie (un fait que beaucoup d’anarchistes reconnaissent), alors la classe ouvrière peut et doit user de ce pouvoir d’État, c’est-à-dire organiser son propre appareil coercitif pour défendre sa révolution de la contre-révolution. Tant que la classe ouvrière pourra gérer et développer collectivement et démocratiquement l’économie dans son propre intérêt, par le biais de comités ouvriers démocratiques, elle pourra garder le contrôle de son appareil d’État tant qu’elle en aura besoin. Pour beaucoup d’anarchistes, la représentation même en tant que forme politique contient les germes du problème ou en est le problème. Ils disent qu’on ne peut pas être vraiment représenté et que le représentant abusera toujours de leur position. Mais ce n’est pas la forme qui pose problème. Comme nous l’avons dit, si tel était le cas, la bourgeoisie serait toujours opprimée par ses propres représentants de l’État. Un parlement bourgeois ne parvient pas toujours à représenter « le peuple » non pas parce que la représentation en soi est une imposture, mais parce que le parlement est contrôlé par cette classe qui contrôle l’économie, les médias, etc. et que les intérêts de cette classe ne coïncident pas avec « ceux du peuple ».

Il en va de même pour les organisations de travailleurs. Si les dirigeants des syndicats et des partis ouvriers trahissent la classe ouvrière, ce n’est pas tant parce qu’ils sont dirigeants, mais parce qu’ils subissent l’énorme pression sociale de la classe dirigeante, dont l’idéologie domine la société. La solution à un tel problème n’est jamais d’abandonner le concept de direction dans le mouvement ouvrier, mais de mener une lutte contre une direction qui s’est vendue à la classe bourgeoise. Ironiquement, malgré une haine brûlante de la bureaucratie et de la direction, le mouvement anarchiste a souvent manifesté une tendance à faire de la direction de droite un fétichisme et une ignorance de la classe ouvrière – ils ont tendance à ne blâmer que l’existence d’une bureaucratie ou la participation au parlement pour la dégénérescence des partis ouvriers, en ignorant le fait que la condition préalable au déplacement à droite de la bureaucratie est toujours un manque de lutte de classe ouverte, un manque de pression venant d’en bas. Mais il n’y a pas d’autre remède que le mouvement de masse de la classe ouvrière et la lutte pour les idées révolutionnaires au sein de ces organisations. C’est ainsi que nous supprimons une direction traîtresse et que nous le remplaçons par une direction révolutionnaire. Si une telle lutte n’a pas lieu dans les organisations de masse ouvrières, il est inévitable que les couches supérieures de ces organisations s’éloignent des rangs et tenteront de collaborer avec les capitalistes.

Mais un État ouvrier et une véritable direction révolutionnaire de la classe ouvrière n’est pas le but ultime des marxistes; nous aussi, nous voyons la nécessité d’une société sans État. Cela ne peut exister que lorsque les conditions objectives qui requièrent un appareil d’État (lutte de classe) ont disparu. En d’autres termes, lorsque la classe ouvrière s’est dissoute en tant que classe en dissolvant toutes les classes, en unissant l’humanité dans un plan global de production qui ne laisse aucun antagonisme matériel durable entre les classes ou les nations, et lorsque la production a atteint un tel niveau que la semaine de travail est suffisamment réduite pour que tous puissent participer à l’éducation et à la gestion de la société, alors la coercition et l’asservissement n’auront aucun rôle objectif et ne sauront plus utiles.

Le rôle objectif de la direction

Kropotkine, un célèbre anarchiste russe, craignait que si une société socialiste devait être établie par le biais d’une direction politique et être organisée de manière centralisée, à grande échelle nationale ou internationale, alors l’élite intellectuelle qui dirigeait la révolution s’installerait comme un nouveau groupe dirigeant au-dessus du reste de la société. À son tour, la complexité de la production pour une telle société signifierait que des « technocrates » seraient nécessaires pour guider et planifier le processus (l’hypothèse étant qu’il serait trop complexe pour les travailleurs de se faire une idée précise de la situation), et eux aussi le domineraient sur les travailleurs:

« Le collectivisme a nécessité une certaine autorité au sein de l’association des travailleurs pour mesurer la performance individuelle et superviser la distribution des biens et des services en conséquence. Par conséquent… un ordre collectiviste contenait les graines de l’inégalité et de la domination. » (Avrich, Les anarchistes russes, p. 29)

Mais ce n’est pas le « collectivisme » à grande échelle et à une échelle complexe qui contient les germes de l’inégalité et de la domination, mais bien l’inégalité matérielle et l’exploitation déjà existantes qui créent la division entre le travail mental et le travail manuel dans la société de classe, où certains ont le luxe d’étudier et d’autres se voient dire quoi faire. C’est l’exploitation de classe et les longues heures de travail qui signifient que dans notre société, les travailleurs ne peuvent pas planifier et diriger eux-mêmes la production, d’abord parce que la classe capitaliste produit pour leur propre profit privé, et ne peuvent donc pas permettre aux travailleurs de prendre part au contrôle de ce profit, et ensuite parce que les travailleurs n’ont pas le temps de planifier démocratiquement la société. Kropotkine a tout sur la tête, et sa solution – le localisme, le fédéralisme et une économie « simple » – ne ferait que réintroduire le problème à petite échelle. Seule une économie mondialisée, une division mondiale du travail (dont le capitalisme a fait une réalité) harmonieusement planifiée à l’échelle mondiale (alors que l’économie capitaliste mondialisée n’est pas du tout planifiée mais pleine de déséquilibres et d’antagonismes régionaux) peut libérer la classe ouvrière et mettre les gens ordinaires au pouvoir, étant donné que seule la productivité élevée qu’elle engendre, et la sophistication technologique qu’elle implique, peut raccourcir la semaine de travail pour permettre une participation de masse et mettre fin à la lutte misérable entre les peuples et les nations pour des emplois, le contrôle des ressources etc. En réalité, Kropotkine finit par condescendant envers les travailleurs en insinuant que la masse des gens est incapable de planifier l’économie, alors qu’en réalité ce n’est qu’en tant que travailleurs exploités qu’ils sont dans l’impossibilité de le faire. Les « Technocrates » ne sont capables de jouer leur rôle au-dessus des travailleurs que parce que, dans une société fondée sur l’exploitation de la classe ouvrière, les travailleurs se voient interdire l’accès à l’enseignement supérieur – supprimez cette exploitation en nationalisant l’économie et ce problème peut être surmonté, en fait, c’est le seul moyen de le surmonter.

La « localisme » pour ainsi dire, s’est effectivement produit dans la révolution russe juste après 1917 et c’est précisément une partie du problème qui a conduit au stalinisme.

« Les travailleurs, le rapport [d’une délégation syndicale britannique à l’URSS en 1924] dit, avait été transformé du jour au lendemain en  » un nouvel organe d’actionnaires. Un commentateur bolchévique fit une observation similaire au début de 1918: les ouvriers [dans les usines qui sont maintenant sous leur contrôle], écrivit-il, considéraient les outils et l’équipement comme « leurs propres biens ». Les cas de pillage et de vol n’étaient pas rares… Des comités d’usine individuels ont envoyé des « pousseurs » dans les provinces pour acheter du carburant et des matières premières, parfois à des prix exorbitants. Souvent, ils refusaient de partager les fournitures disponibles avec d’autres usines dans le plus grand besoin. » (Avrich, Les anarchistes russes, p162-3)

Quelle est l’explication de cela ? Le contrôle des travailleurs dans chaque usine locale n’est-il pas possible? Non, ce n’est pas l’explication. Il s’agit plutôt de l’extrême chaos économique et de la pauvreté qui a suivi la révolution de 1917, où l’impérialisme allemand a pris la majorité de l’industrie russe, déjà décimée par la guerre. Le problème était précisément le « localisme ». L’autonomie apparente de ces ensembles de travailleurs (en réalité pas du tout autonomes, mais sous le contrôle ferme du marché, de l’argent et de leurs estomacs vides) est apparue en réponse à l’incapacité de la révolution (qui était aussi « locale » en ce sens qu’elle était isolée de la Russie et donc privée de ressources) à résoudre du jour au lendemain de graves problèmes matériels. Le poids écrasant du stalinisme ne s’explique pas par le centralisme et la complexité de l’économie, mais par la désagrégation de l’économie en antagonismes régionaux, entre ville et campagne, dont l’ancienne bureaucratie tsariste a réaffirmé le contrôle et les privilèges précisément parce que les mêmes conditions de pauvreté persistaient. Les révolutionnaires de la classe ouvrière étaient trop occupés à lutter pour la survie immédiate, ou à se battre et mourir dans la guerre civile, pour planifier collectivement et harmonieusement l’économie. Le mouvement anarchiste de Makhno en Ukraine pendant la guerre civile russe a été l’expression des antagonismes entre la campagne et la ville, où la campagne ne pouvait pas se permettre de nourrir la ville, et non une solution:

« Makhno a dirigé un mouvement paysan, et n’a donc jamais eu une base solide de soutien dans aucune des villes. La plupart des travailleurs qui vivaient dans les régions de l’Ukraine sous le contrôle de Makhno se rangeaient du côté des bolchéviks ou des menchéviks. Les exemples suivants illustrent l’attitude de Makhno envers la classe ouvrière. Alors que les cheminots et télégraphes de la ligne Ekaterinoslav-Sinelnikovo souffraient encore après une longue période de famine sous l’occupation de Denikin, ils ont demandé à Makhno de les payer pour leur travail. Il a répondu: «Nous ne sommes pas comme les bolchéviks pour vous nourrir, nous n’avons pas besoin des chemins de fer; si vous avez besoin d’argent, prenez le pain de ceux qui ont besoin des chemins de fer et des télégraphes ». Dans un autre incident, il a dit aux ouvriers de Briansk: « Parce que les ouvriers ne veulent pas soutenir le mouvement de Makhno et réclament une rémunération pour les réparations de la voiture blindée, je vais prendre cette voiture blindée gratuitement et ne rien payer ». (Les anarchistes de Makhno, Cronstadt et la position des paysans russes dans la Russie postrévolutionnaire)

Le manque de classe et d’État dans les communautés primitives n’est pas le résultat d’une « autonomie », d’un « localisme » ou d’une simplicité économique, mais plutôt de leur « centralisme » interne ou de l’unité exigée par les conditions matérielles. Tout le monde doit travailler ensemble pour survivre. De même, la façon d’éliminer les technocrates de Kropotkine qui diront aux travailleurs, de façon despotique, combien il faut produire et consommer, c’est de développer la production à un tel point que le besoin d’une telle orientation disparaît:

« Les prémisses matérielles du communisme doivent être un développement tellement élevé des pouvoirs économiques de l’homme que le travail productif, ayant cessé d’être un fardeau, n’aura plus besoin d’aucun butin, et que la distribution des biens de la vie, existant en abondance continue, n’exigera plus – comme elle ne l’exige maintenant dans aucune famille aisée ou pension « décente » – aucun contrôle, sauf celui de l’éducation, des habitudes et de l’opinion sociale ». (Trotsky, La Révolution trahie)

Contrairement aux espoirs anarchistes, la direction politique dans notre société est nécessaire pour la classe ouvrière. Elle ne pouvait être écartée, rendue superflue, que si la classe ouvrière avait le temps et la volonté de développer collectivement une théorie révolutionnaire, de saisir collectivement la nécessité d’une révolution, et donc de l’organiser immédiatement. L’existence même de théoriciens célèbres comme Marx et Bakounine, qui jouent un rôle prépondérant (qu’ils le veuillent ou non) en développant une théorie pour éduquer le mouvement, est la preuve que ce n’est pas le cas dans la société capitaliste. Certains anarchistes proposent qu’au lieu d’une direction de peuple, nous ayons une direction d’idées. En fait, cela montre comment la nécessité objective d’une direction politique force constamment la théorie anarchiste. Seulement ils lui donnent un autre nom à la place. Les théoriciens anarchistes, qui agissent eux-mêmes comme dirigeants en développant des théories pour influencer la société, ont fait appel à des concepts tels que les « aides » de la classe ouvrière, les « porte-parole » de la classe ouvrière, les « éclaireurs » révolutionnaires, le besoin d’une « minorité consciente dans les syndicats » ou le concept de Bakounine d’une « direction » Blanquiste disciplinée pour la révolution. Ils emploient ces termes mais n’expliquent pas pourquoi ils sont nécessaires et en quoi ils diffèrent vraiment de la direction politique. Pourquoi la classe ouvrière a-t-elle besoin d’aides, d’éclaireurs, d’une direction, de porte-parole ou d’une minorité consciente? Et quel serait le rôle de ces personnes? Et si nous n’avons qu’une direction d’idées, qu’en est-il des personnes qui ont développé ces idées (car elles n’ont pas été développées par toute la classe ouvrière de manière collective et uniforme), qui peuvent vraisemblablement les expliquer le mieux, qui a le plus confiance pour faire avancer les idées dans les négociations syndicales, qui, après tout, ne peuvent pas impliquer l’ensemble de la classe ouvrière en même temps? Changer le nom de quelque chose n’est pas en changer son essence.

Chaque fois que les anarchistes se sont retrouvés avec une certaine influence dans un vrai mouvement révolutionnaire, ils ont toujours dû réintroduire le direction ou l’État sous une forme ou une autre. Le mouvement de Makhno, pour se défendre contre la Contre-révolution blanche, « vota en faveur de la « mobilisation volontaire », qui signifiait en réalité la conscription pure et simple, car tous les hommes valides devaient servir lorsqu’on les appelait. Avec une telle autorité militaire, ils « attribuaient à chaque commune le bétail et le matériel agricole confisqués aux domaines voisins de la noblesse ». En d’autres termes, sous la direction de Makhno, ils ont organisé un État qui réprimait la contre-révolution et la noblesse, un seul État localisé. Oui, ils étaient autonomes du gouvernement bolchévique, mais sur leur territoire, personne n’était autonome. En outre, le mouvement avait un caractère extrêmement politique:

« Le nouveau conseil a stimulé [c’est-à-dire conduit] l’élection de soviétiques « libres » dans les villes et villages, c’est-à-dire de soviétiques dont les membres des partis politiques étaient exclus [en d’autres termes, c’était une dictature du parti de facto de Makhno! les règnes de l’autorité reposèrent fermement sur Makhno et son état-major de commandants… Makhno nomma des officiers clés ». (Avrich, Les anarchistes russes, p214-5)

Nous ne disons pas cela dans une tentative d’assaillir son régime, mais plutôt pour montrer comment la nécessité écrasante de circonstances objectives dans une lutte de classe violente et la guerre civile ont forcé le rôle de direction politique et personnel sur Makhno.

Les anarchistes syndicalistes proposent qu’une grève générale, impliquant la grande majorité de la classe ouvrière, peut suffire à renverser le capitalisme et a, d’ailleurs, l’avantage de le faire sans une direction de parti. Mais l’histoire des grèves générales enseigne le contraire – à la fois en ce sens qu’elles ne suffisent pas à elles seules à renverser le capitalisme (car nous avons eu de nombreuses grèves générales mais que nous avons toujours le capitalisme) et en ce sens que les syndicats ont une direction politique. Malheureusement, cette direction a rarement une mission révolutionnaire déterminée et tend à trahir les grèves générales. La revendication d’une grève générale doit donc s’accompagner d’une lutte politique contre les idées des dirigeants syndicaux réformistes. Mais l’histoire a montré qu’une telle lutte n’émerge pas, et ne réussit certainement pas, d’une manière purement automatique. Dans une grève générale, certains groupes politiques organisés doivent soulever l’idée de la nécessité d’utiliser la grève comme tremplin pour renverser le capitalisme afin que la classe ouvrière puisse construire le socialisme. Une telle organisation jouerait donc un rôle de premier plan. Sa tâche doit être de gagner la lutte, de vaincre les réformistes en convaincant la masse de la classe ouvrière que ses idées sont justes et nécessaires, en d’autres termes, sa tâche est de conduire la classe ouvrière à prendre le pouvoir et à renverser le capitalisme.

Rejet de la théorie

Comme cela a été suggéré plus haut, l’anarchisme a fortement tendance à rejeter la théorie en tant qu’étude scientifique de la société, car ils associent cela à l’élite intellectuelle et à l’inaction. Pour cette raison, ils ont tendance à voir tout ce qu’on dit des « lois historiques » dans la société, et des rôles objectifs de diverses classes, comme le charlatanisme intellectuel, comme une invention idéaliste (c’est-à-dire mettant les idées ou la théorie avant ou au-dessus de la société) avec laquelle ils confondent les masses pour accepter notre direction :

« Seuls le sentiment, la passion et le désir ont mis en mouvement et mettront les hommes vers des actes d’héroïsme et de sacrifice de soi; ce n’est que dans le domaine de la vie passionnée, de la vie sentimentale, que les héros et les martyrs tirent leur force… nous ne reconnaissons pas l’inévitable des phénomènes sociaux; nous considérons avec scepticisme la valeur scientifique de beaucoup de soi-disant lois de la sociologie ». (Auteur inconnu, tiré d’un article paru dans le journal anarchiste russe ‘Burevestnik’cité dans Avrich, The Russian Anarchists, p. 92)

En tant que matérialistes, nous devons nous demander – quelles sont les passions et les passions de qui, dans quelles circonstances, viennent en aide à quoi? Parle-t-on de la passion d’un aristocrate russe avec sa maîtresse, de l’intellectuel russe frustré qui jette passionnément une bombe dans un café bondé, ou d’un ouvrier en grève? Et comment utiliser la passion pour aider la révolution plutôt que de la gaspiller? La théorie marxiste n’est idéaliste que si ses lois sociales sont inventées arbitrairement, et c’est quelque chose que les anarchistes doivent eux-mêmes prouver, et la seule façon de le prouver dans la société, en comparant la théorie marxiste à l’histoire réelle. Il ne suffit pas de simplement déclarer que les théories de Marx sont mauvaises pour le mouvement parce qu’il les a imaginées dans une bibliothèque et non dans la rue, les passions flamboyantes. Malheureusement, l’histoire du XXe siècle, avec son industrialisation et ses partis ouvriers de masse, et la mise à l’écart générale de toutes les tendances anarchistes, suggère que les lois de Marx ne sont pas si arbitraires.

En raison de leur rejet de la théorie, de nombreux anarchistes ont eu recours à la simple description des problèmes de la société capitaliste et à la proposition d’antidotes aussi superficiels que le simple fait d’inverser les noms qu’ils donnent à l’oppression capitaliste,

« Les Gordins [une tendance anarchiste russe importante au début du XXe siècle] élaborèrent une philosophie qu’ils appelèrent « panarchiste » et qui prescrivit cinq remèdes pour les cinq institutions banales qui tourmentaient les cinq éléments opprimés de la société moderne. Les remèdes pour l’Etat et le capitalisme étaient, tout simplement, l’apatridie et le communisme; pour les trois oppresseurs restants, cependant, les antidotes étaient plus nouveaux: « cosmisme » (l’élimination universelle des persécutions nationales), « gynéantropisme »(l’émancipation et l’humanisation des femmes) et « pédisme » (la libération des jeunes du « vice de l’éducation esclavagiste ») » (Avrich, Les anarchistes russes, p. 177)

« Utopiques visionnaires, les anarchistes n’accordaient guère d’attention aux besoins pratiques d’un monde en mutation rapide; ils évitaient généralement d’analyser soigneusement les conditions sociales et économiques… au lieu d’idéologies complexes, ils proposaient des slogans d’action simples ». (Avrich, Les anarchistes russes, p. 253)

Plutôt que d’étudier les causes de tous ces problèmes sociaux, les anarchistes les traitaient comme arbitraires, et tout ce qu’il faut pour les surmonter, c’est que la société prenne conscience collectivement qu’elle souffre sous une certaine injustice arbitraire, puis se libère collectivement. Les idées politiques, si elles sont complexes (nous considérons en fait que le marxisme n’est pas si complexe ou si difficile à saisir), sont complexes parce que la société elle-même est extrêmement complexe, a une longue histoire et exige qu’on y prête une attention sérieuse si on veut qu’elle change selon nos souhaits.

Les anarchistes prétendent à tort que Bakounine a prédit le stalinisme en affirmant que, si la révolution était dirigée par les marxistes, elle dégénérerait inévitablement en dictature sur la classe ouvrière. Mais à cause de son manque de théorie et d’analyse historique matérialiste, Bakounine n’a pas réussi à comprendre la base matérielle de l’État qu’il détestait tant. Il a simplement noté le fait que, pendant une grande partie de l’histoire de l’humanité, l’oppression étatique existait et a tiré la conclusion simple qu’elle pourrait aussi exister à nouveau dans l’avenir, sans comprendre pourquoi. Sa théorie n’explique pas le stalinisme. De la même façon, je peux être témoin d’un temps orageux et m’attendre à ce qu’il revienne dans le futur, sans avoir la moindre idée de ce qui cause le temps orageux. Une horloge arrêtée est « bonne » deux fois par jour, mais elle ne peut pas être utilisée pour indiquer l’heure.

Au moment où ces lignes sont écrites, les insurgés en Libye mènent une guerre avec un État contre-révolutionnaire. Mais malgré les implications internationales évidentes et les origines de ce mouvement, ils luttent dans l’isolement. L’impérialisme est maintenant intervenu, exploitant l’absence d’une organisation révolutionnaire internationale capable d’intervenir et d’offrir une assistance révolutionnaire. Mais « l’Occident » n’est intervenu que pour défendre ses propres intérêts et non ceux des masses libyennes. Le prolétariat révolutionnaire international a donc le devoir d’offrir sa propre assistance, ce qui serait dans l’intérêt du peuple libyen. Cela signifie en fin de compte renversé l’impérialisme dans son centre, pour que les Libyens ne ressentent plus jamais son oppression. Mais pour cela, une lutte coordonnée et mondiale doit être lancée et menée jusqu’au bout. Seule une direction révolutionnaire internationale, rassemblant les travailleurs du monde entier, peut accomplir cette tâche.

Bakounine a dit: « Tant que le pouvoir politique existera, il y aura toujours des dirigeants et des gouvernés, des maîtres et des esclaves, des exploiteurs et des exploités». Nous disons: « Tant que les exploiteurs et les exploités, les maîtres et les esclaves existeront, il y aura toujours le pouvoir politique, les dirigeants et les gouvernants ».