Je suis tombé tout récemment sur une chronique du quotidien le plus vendu au Québec, Le Journal de Montréal, ce torchon de droite sensationnaliste – et j’en ai eu la nausée. Sobrement intitulé « Santé : le gros tabou », l’article se décline en deux parties, question d’engranger davantage de clics. Richard Martineau, cette canaille médiatique visée par neuf blâmes du Conseil de presse du Québec tout au long de sa trop longue carrière, s’y fend d’une proposition pour le moins nauséabonde : comme l’État québécois peine à entretenir aujourd’hui un système de santé décent, les médecins du public devront bientôt choisir qui soigner en priorité.
« Dans les années 60, écrit-il, les retraités mouraient à 66-67 ans. Aujourd’hui, ils meurent à 84 ans. Faites le calcul. Dix-sept ans de plus à les payer à ne rien faire. […] Les spécialistes disent qu’on pourrait tous vivre jusqu’à 100 ans, bientôt. Vous imaginez la pression sur les finances publiques et le système de santé? Mais quel politicien osera parler de ça? Aucun… »
En lisant ces mots, pourtant, une foule d’échos se bousculent dans mon esprit, les échos de politiques qui datent certes plutôt du siècle dernier – cette célèbre réclame, par exemple, affichée sur les murs des villes allemandes en 1938, arborant le portrait d’un pauvre bougre atteint de troubles psychiatriques manifestes… « 60 000 reichsmarks, c’est ce que la vie de cette personne souffrant d’un défaut héréditaire coûte à la communauté populaire. Chers concitoyens, c’est aussi votre argent! » De toute évidence, il semble que le politicien providentiel auquel fait appel Richard Martineau dans sa chronique ait bel et bien existé, et qu’il partageait une même détestation pour les « improductifs ».
Concédons-le volontiers, toutefois, notre système de santé va mal – très mal. Tandis que la réforme Dubé met davantage en charpie la santé publique, de plus en plus d’infirmières quittent la profession, et les listes d’attente grossissent à vue d’œil. La faute revient-elle aux patients qui ont l’indécence de ne pas crever assez vite, ou bien à nos gouvernements qui préfèrent investir l’argent public dans des contrats juteux avec le privé? Question rhétorique, il va sans dire.
Aujourd’hui, la bourgeoisie ne nous demande plus seulement de nous serrer la ceinture pour garantir la bonne tenue de services sociaux de base : dès l’instant où nous ne lui rapportons plus rien, elle exige que nous serrions plutôt le nœud de la corde qu’elle a elle-même installée autour de notre cou fragile.
À ses lecteurs âgés, Martineau aurait tout aussi bien pu affirmer : « Suicidez-vous, cela vaudrait mieux pour le Québec. » J’espère, ma foi, qu’ils sauront tous lui souhaiter à leur tour une splendide retraite anticipée.