Il y a un peu plus d’un an, en janvier 2006, Morales accédait au pouvoir sur la base d’une nette majorité (53 % des voix). Cette victoire électorale était le prolongement d’une longue période de lutte des travailleurs et paysans boliviens. A deux reprises – en octobre 2003, puis en mai-juin 2005 – le mouvement a pris des formes insurrectionnelles, et la question du pouvoir a été posée d’une façon brûlante. Dans les deux cas, cependant, les dirigeants du mouvement ne savaient pas quoi faire, et ont donné à l’oligarchie bolivienne la possibilité de sauver son régime en proposant une « solution » parlementaire. Tout le mouvement s’est transféré sur le plan électoral, et s’est exprimé par la victoire écrasante de Morales, le chef du MAS (Mouvement Vers le Socialisme).

Ainsi, la victoire de Morales et du MAS est directement liée au mouvement révolutionnaire. Cela créé une relation particulière entre le MAS et les millions de travailleurs et paysans boliviens. D’un côté, Morales bénéficie d’un large soutien, en particulier dans les régions qui ont été les foyers des luttes de ces dernières années : El Alto, La Paz et Cochabamba – entre autres. Mais en même temps, ce soutien est étroitement lié aux revendications du mouvement. Le peuple n’a pas simplement voté pour Evo Morales : il a voté pour Morales comme représentant de « l’agenda d’octobre », qui comporte des revendications clés comme la nationalisation des hydrocarbures, la réforme agraire, le jugement de l’ex-président Goni Sanchez de Lozada (responsable de la mort de près de 100 manifestants, en octobre 2003) et la convocation d’une Assemblée Constituante.

Vacillations

Au cours des 13 deniers mois, le gouvernement de Morales a pris des mesures qui allaient dans le sens cet « agenda d’octobre ». Mais il l’a fait en essayant de ne pas trop irriter l’oligarchie et les multinationales. Face aux menaces des capitalistes et des propriétaires terriens, chaque pas en avant a été suivi d’un pas en arrière. On l’a vu sur la question des hydrocarbures. Le gouvernement les a nationalisés, en mai 2006, et a même envoyé l’armée occuper les champs de pétrole et de gaz. Bien qu’il s’agissait d’une mesure partielle, qui ne prévoyait aucune expropriation, les multinationales ont immédiatement réagi en exerçant une énorme pression sur Morales – notamment par le biais du Brésil, son puissant voisin – pour qu’il limite au maximum la portée des nationalisations. Et finalement, le gouvernement bolivien a choisi la voie d’un « compromis » extrêmement fragile.

Morales a également mis en place une réforme agraire progressiste, mais limitée. Elle propose la redistribution des terres appartenant à l’Etat, mais ne s’attaque qu’aux « latifundia improductifs ». Or, malgré le caractère limité de la réforme agraire, elle a provoqué une réaction furieuse de la part l’oligarchie terrienne, qui a publiquement appelé à la constitution de « gardes blanches » pour défendre la propriété privée. L’Union Juvenil Cruceña est désormais l’aile paramilitaire fasciste de l’oligarchie. Dans la région de Santa Cruz, bastion de l’oligarchie, elle mène des assauts et des actes d’intimidation contre des paysans, des syndicalistes et de militants du MAS.

Depuis 2005, l’opposition réclame l’« autonomie » de certaines régions, ce qui est une revendication complètement réactionnaire. Cela signifie, au fond, qu’elle réclame le droit de ne pas obéir aux lois du gouvernement démocratiquement élu, et donc de conserver le contrôle sur les ressources concentrées dans les régions où elle est majoritaire. Or, García Linera, le vice-président, a conclu avec l’opposition un accord suivant lequel celle-ci s’engageait à « limiter » ses revendications autonomistes. En échange, toute décision de l’Assemblée Constituante devait se prendre à la majorité des 2/3, ce qui donnait un droit de veto de fait à l’opposition, puisque le MAS, qui est majoritaire à l’Assemblée Constituante, n’a cependant pas les 2/3 des sièges. Fin août, dans une tentative de sortir de cette impasse, Ramon Loayza, le chef du MAS à l’Assemblée Constituante, a fait voter une série de lois permettant à la nouvelle Constitution d’être votée à la majorité simple (plus de 50%). Cela a provoqué des affrontements physiques dans l’Assemblée Constituante elle-même, ainsi que son boycott par les représentants de l’oligarchie.

La révolte de Cochabamba

Toutes ces vacillations du gouvernement ont encouragé la droite et semé de la confusion parmi les masses qui soutiennent le gouvernement. L’oligarchie a pu reprendre l’offensive. Elle a notamment lancé une campagne massive, à Santa Cruz et dans d’autres départements, sur la base de revendications « autonomistes », tout en accusant Cuba et le Venezuela d’interférer en Bolivie, etc. Elle a mobilisé les classes moyennes dans la rue, exactement comme l’avait fait la classe dirigeante vénézuélienne à la veille du coup d’Etat d’avril 2002. Elle s’est également servi de l’arme du « lock-out » patronal. En décembre, des dirigeants des « Comités Civiques » ont même entamé une grève de la faim. A Santa Cruz, les syndicalistes et paysans qui tentaient d’organiser des contre-manifestations ont été violemment réprimés par la police et les gangs paramilitaires.

En réponse, le MAS a mobilisé les organisations paysannes et syndicales dans des manifestations contre les gouverneurs des régions concernées, et en particulier contre ceux de Cochabamba et La Paz. Morales voyait dans ces manifestations un moyen de renforcer sa position à la table des négociations. Il a notamment proposé que tous les élus soient soumis à un référendum révocatoire. Mais le mouvement qu’il a suscité lui a échappé. Le 8 janvier, à Cochabamba, des dizaines de milliers de personnes qui demandaient la démission du gouverneur honni Reyes Villa ont été durement réprimées par la police et les paramilitaires. Deux paysans cocalero ont été tués, et une douzaine blessés. Cela n’a fait qu’accroître la colère populaire. Les bâtiments des autorités régionales ont été partiellement incendiés. C’était un tournant. Les masses ne voulaient pas attendre le référendum révocatoire promis par Morales. Elles voulaient immédiatement se débarrasser de Reyes Villa. « Les dirigeants ont perdu le contrôle de leur base », confessait le vice-ministre Alfredo Rada, qui appartient à l’aile modérée du MAS.

Le 12 janvier, un cabildo abierto – une assemblée de masse – a été organisé, à Cochabamba. L’ambiance y était électrique. Les paysans et travailleurs, armés de pierres et de bâtons, exigeaient le renversement de Reyes Villa. L’un des dirigeants cocalero a parlé de « le pendre, comme Saddam Hussein ». L’intéressé, craignant pour ses jours, s’est envolé vers Santa Cruz. Cependant, le gouvernement avait un tout autre point de vue. Garcia Linera a insisté sur le fait que Reyes Villa avait été élu, et qu’il fallait respecter ce vote. Evo Morales, de son côté, a demandé aux « mouvements sociaux de ne pas se venger » et de « chercher une solution dans le cadre de la démocratie ».

C’est dans cette atmosphère surchauffée qu’un nouveau cabildo abierto s’est tenu, le 16 janvier. Tout le monde s’attendait à ce que l’assemblée décide de renverser Reyes Villa et de le remplacer par un autre gouverneur. Mais plusieurs dirigeants des organisations paysannes et ouvrières, de concert avec les dirigeants du MAS, ne voulurent pas briser la « légalité démocratique », et tentèrent de faire passer une vague résolution disant qu’il fallait trouver une solution constitutionnelle au problème.

Les masses ne l’entendaient pas de cette oreille. Elles envahirent la salle où se réunissait le Conseil Départemental, et forcèrent les conseillers départementaux de nommer une nouvelle « Assemblée régionale Populaire », avec à sa tête Tiburcio Herradas comme nouveau gouverneur. Diaz Estrada, conseiller départemental de Cochabamba, décrit les événements comme suit : « On nous a attaqués et obligés d’élire un nouveau gouverneur. Les conseillers ont expliqué que ce n’était pas légal, mais les gens menaçaient de nous lyncher, et on a dû élire un nouveau gouverneur. » Un gouvernement régional a été formé, constitué de délégués de 15 organisations.

Mais le gouvernement du MAS, surtout à travers son vice-président Garcia Linera, s’est catégoriquement opposé à la proclamation d’un « gouvernement régional du peuple ». Dans une conférence de presse, Garcia Linera a déclaré : « un cabildo de 80 à 100 000 personnes est une chose. Autre chose est la décision ferme du pouvoir exécutif de reconnaître la légalité des autorités démocratiquement élues ». Face à cette situation, le mouvement s’est épuisé, et Reyes Villa a fini par reprendre les rennes de l’autorité régionale.

Pas de « troisième voie »

Cependant, les enseignements de cette lutte sont très clairs. Face aux provocations de la droite, les masses sont de plus en plus impatientes, et commencent à prendre d’elles-mêmes les choses en main. A l’inverse, la politique des dirigeants du MAS, et en particulier de Garcia Linera, est criminelle – même du simple point de vue de la survie de ce gouvernement. La seule façon de répondre aux provocations contre-révolutionnaires de l’oligarchie, c’est de mobiliser les travailleurs et les paysans qui ont voté pour Morales. S’ils voient qu’ils ont un gouvernement qui les soutient, qui tient fermement tête à l’oligarchie et répond à leurs justes revendications, leur enthousiasme révolutionnaire sera sans limite. A l’inverse, toutes les vacillations et tous les compromis avec l’oligarchie ne feront que semer la confusion et la désillusion parmi les travailleurs et les paysans. Elles encourageront l’oligarchie à redoubler d’agressivité. C’est ce que montre toute l’expérience de ces 13 derniers mois.

Il n’y a que deux voies pour le gouvernement Morales. Soit il s’appuie sur les mobilisations de masse qui l’ont porté au pouvoir pour exproprier les capitalistes, les propriétaires terriens et les multinationales ; soit il va de concessions en compromis avec l’oligarchie, perdant du soutien parmi sa base sociale – et finira par être violemment renversé. Le « capitalisme andin » dont parle tant Garcia Linera est une chimère. Il n’est pas possible de développer la Bolivie sur la base du capitalisme. Comme au Venezuela, le socialisme est la seule issue. Telle est la conclusion centrale que le mouvement révolutionnaire doit tirer de la première année du gouvernement Morales.