Salaire minimum et exploitation capitaliste – Introduction à « Salaire, prix et profit » de Karl Marx

Les débats sur le salaire minimum ont continuellement ponctué l’histoire du capitalisme. La classe dirigeante capitaliste, classe des patrons, des industriels et des banquiers, doit constamment lutter contre les hausses salariales, afin d’augmenter ses taux de profit. La lutte pour de meilleurs salaires est la forme économique principale que prend la lutte des classes sous […]

  • Vincent R. Beaudoin
  • jeu. 5 oct. 2017
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Les débats sur le salaire minimum ont continuellement ponctué l’histoire du capitalisme. La classe dirigeante capitaliste, classe des patrons, des industriels et des banquiers, doit constamment lutter contre les hausses salariales, afin d’augmenter ses taux de profit. La lutte pour de meilleurs salaires est la forme économique principale que prend la lutte des classes sous le capitalisme, soit la lutte entre les travailleurs salariés et leurs patrons, les capitalistes.

Depuis quelques années, à travers le mouvement FightFor15 aux États-Unis et #MINIMUM15 au Québec, le débat sur la nécessité ou le danger possible de l’augmentation du salaire minimum est revenu à l’avant-plan dans les grands médias. Les intellectuels libéraux, idéologues de la classe dirigeante, ramènent en réalité la vieille rhétorique pro-capitaliste défendue au temps de Karl Marx, il y a 150 ans, alors que le fondateur du socialisme scientifique mobilisait son arsenal théorique pour réduire en pièces les doctrines économiques de ses adversaires.

Nous introduisons ici les idées majeures développées dans « Salaire, prix et profit[1] » de Marx. Publié en 1865, ce texte constitue son rapport au conseil général de l’Association internationale des travailleurs, la Première internationale, que Marx a lui-même fondée en vue de lutter pour la transformation socialiste de la société.

La logique fallacieuse des économistes libéraux

Le débat actuel autour de la nécessité ou de l’impossibilité d’augmenter rapidement le salaire minimum ne constitue aucunement un débat nouveau. Déjà en 1865, Karl Marx argumentait avec ses contemporains économistes à savoir si une hausse générale du niveau des salaires entraînerait ou non une augmentation du prix moyen des marchandises.

Les tenants du libéralisme économique défendent la thèse selon laquelle l’augmentation du salaire minimum entraînerait nécessairement une hausse générale du prix des marchandises, et que toute proportion gardée, le pouvoir d’achat des travailleurs salariés demeurerait identique.

Ainsi, ce que les travailleurs auraient gagné en salaire, ils le perdraient en pouvoir d’achat, ne pouvant pas acheter davantage de marchandises qu’auparavant. Par conséquent, l’augmentation du salaire minimum ne participerait pas de l’amélioration des conditions de vie des travailleurs. Il n’y aurait donc aucune raison valable, selon les économistes bourgeois, d’augmenter le salaire minimum.

La déconstruction de cette argumentation doit débuter par la compréhension que l’argument libéral se réduit essentiellement à cette thèse : « les prix des marchandises sont déterminés ou réglés par les salaires[2] ». Et donc, si les salaires augmentent, les prix des marchandises augmenteront proportionnellement, annulant le gain en pouvoir d’achat. Ainsi ramenée à son essence, la thèse libérale se montre dans toute sa fausseté. Comme Marx l’expliquait :

En comparant article par article dans un même pays et les marchandises de divers pays les unes avec les autres, je pourrais vous montrer que, à part quelques exceptions plus apparentes que réelles, c’est en moyenne le travail bien payé qui produit les marchandises bon marché et le travail mal payé qui produit les marchandises chères. Bien entendu, cela ne prouverait pas que le prix élevé du travail dans un cas et son bas prix dans l’autre soient les causes respectives de ces effets diamétralement opposés, mais cela prouve à coup sûr que les prix des marchandises ne sont pas déterminés par les prix du travail[3]

Je pourrais vous dire qu’en Angleterre, les ouvriers des fabriques, des mines, des chantiers navals et autres, dont le travail est relativement bien payé, l’emportent sur toutes les autres nations par le bon marché de leurs produits, alors que les ouvriers agricoles anglais, par exemple, dont le travail est relativement mal payé, sont dépassés par presque toutes les autres nations à cause de la cherté de leurs produits[4].

Si les économistes libéraux avaient raison de penser que les salaires déterminent le prix (ou la valeur) des marchandises, comment alors pourrait-on déterminer la valeur (prix) du travail, exprimée par le salaire? La théorie économique libérale ne fournit aucune réponse à cette question. Elle nous dit d’abord que la valeur du travail, exprimée en salaire, détermine la valeur (prix) des marchandises produites par ce travail. Mais l’argument libéral explique également que les salaires sont mesurés à partir des prix des marchandises pour lesquelles ils sont dépensés. Ainsi, la valeur du travail détermine la valeur des marchandises, qui détermine la valeur du travail. Donc la valeur est déterminée par la valeur. La théorie économique libérale débouche nécessairement sur une tautologie stérile.

Qu’est-ce qui détermine le prix des marchandises?

Mais alors, qu’est-ce qui détermine la valeur et le prix des marchandises? Dans le marché capitaliste, la loi de l’offre et de la demande ne fait que faire osciller les prix des marchandises autour d’un prix moyen fondamental, qui correspond à ce que Marx appelle la valeur. Quand l’offre et la demande se rejoignent à leur point d’équilibre, c’est-à-dire quand ni l’acheteur ni le vendeur ne se sont fait flouer, l’offre et la demande cessent de faire osciller le prix du marché, et révèlent un prix moyen fondamental de la marchandise, prix qui correspond à l’expression monétaire de la valeur intrinsèque de la marchandise.

Marx l’expliquait de cette manière : 

Supposons que l’offre et la demande s’équilibrent ou, comme disent les économistes, se couvrent réciproquement. Eh bien! au moment même où ces forces antagonistes sont d’égale puissance, elles s’annihilent réciproquement et cessent d’agir dans un sens ou dans un autre. Au moment où l’offre et la demande s’équilibrent et par conséquent cessent d’agir, le prix du marché pour une marchandise coïncide avec sa valeur réelle, avec le prix fondamental autour duquel oscille son prix sur le marché. Lorsque nous recherchons la nature de cette valeur, nous n’avons pas à nous préoccuper des effets passagers de l’offre et de la demande sur les prix du marché. Cela est vrai pour les salaires comme pour le prix de toutes les autres marchandises.

[…]

L’offre et la demande ne règlent pas autre chose que les fluctuations momentanées des prix du marché. Elles vous expliqueront pourquoi le prix du marché pour une marchandise s’élève au-dessus ou descend au-dessous de sa valeur, mais elles ne peuvent jamais expliquer cette valeur elle-même.  [5]

Pour illustrer cette idée, on prendra l’exemple d’un boucher et d’un tisserand qui voudraient commercer ensemble. Il serait par exemple raisonnable qu’ils s’échangent un poulet contre un chandail, et qu’ils reconnaissent que chacune de leur marchandise vaut une vingtaine de dollars. Les deux reconnaitraient pourtant que ni le poulet ni le chandail n’atteignent la valeur d’une voiture, et qu’il faudrait additionner une énorme quantité des deux pour égaler la voiture. Ainsi, nos deux commerçants, comme n’importe quel consommateur, reconnaissent que les marchandises renferment une valeur intrinsèque, qui peut s’exprimer monétairement en prix moyen, et que ce prix fondamental n’est pas déterminé par l’offre et la demande, c’est-à-dire par la rareté ou l’abondance.

L’apport révolutionnaire de Marx fut d’expliquer la nature et l’origine de la valeur des marchandises. Ce qu’elles ont toutes en commun, et qui fait qu’elles peuvent partager une valeur équivalente, c’est de contenir une certaine quantité de temps de travail qui a été nécessaire à leur production. Sur le marché, on ne peut connaître le temps de travail concret et réel qui est contenu dans chaque marchandise individuelle. Cependant, la concurrence du marché tend à ramener la quantité de temps de travail contenu dans les marchandises individuelles à une moyenne abstraite de temps de travail qui est contenue en général dans toutes les marchandises du même genre. C’est ce que Marx appelait le temps de travail socialement nécessaire, qui constitue la mesure de la valeur des marchandises.

La quantité de temps de travail qui a été fixée et matérialisée dans la marchandise provient à la fois du travail actif des travailleurs salariés qui l’ont directement produite, ainsi que des machines et des outils de production, qui transmettent aux marchandises une partie de leur propre valeur, dans la mesure où ils constituent eux-mêmes du temps de travail qui a été fixé et matérialisé au préalable au moment de leur propre fabrication. Toutes ces sources du temps de travail contenu dans les marchandises sont en même temps les sources de la valeur et les facteurs qui déterminent fondamentalement le prix des marchandises.

Par exemple, pour produire un café filtre d’une grande chaîne de cafés, plusieurs facteurs de production entrent dans la détermination de la valeur de chaque tasse de café. Il faut compter les heures de travail des baristas et caissiers (les heures moyennes de travail socialement nécessaire), mais aussi de l’entretien, ainsi que les coûts liés à l’achat des machines, lesquels comprennent les heures de travail moyen incorporées dans les machines par les ingénieurs et les techniciens qui les ont conçues et assemblées; à cela s’ajoute le temps de travail moyen intégré dans le transport du café jusqu’aux commerces, le temps de travail moyen intégré dans le processus de préparation des grains de café, jusqu’au travail des ouvriers agricoles du sud exploités dans les plantations de café.

Il appert que l’économiste même le plus aguerri ne possèdera surement jamais la connaissance de tous les facteurs impliqués dans la détermination de la valeur d’une marchandise. Cette connaissance est cependant futile. La fixation de valeurs et de prix moyens sur le marché ne résulte pas de calculs conscients et rationnels : la valeur d’une espèce de marchandise est fixée par les processus de la concurrence sur le marché.

Autrement dit, les forces inconscientes du marché se chargent de fixer les montants des valeurs. Comme le disait Marx : « La valeur passe constamment d’une forme à l’autre, sans se perdre elle-même dans ce mouvement, et elle se transforme ainsi en un sujet automate [6]». Les obscures lois du marché font de la valeur un facteur économique complètement autonome par rapport à la conscience des agents économiques.

Qu’est-ce qui détermine les salaires?

Nous avons d’abord expliqué en quoi les salaires ne déterminent pas les prix des marchandises, puisque les prix sont déterminés par la valeur des marchandises, c’est-à-dire la quantité de travail socialement nécessaire incorporée en elles. Il reste à connaître les facteurs qui déterminent les salaires.

Pourquoi, par exemple, un travailleur d’un café est-il payé 12,50$ de l’heure, et non pas 25$? Marx avançait l’idée que les travailleurs ne sont pas rémunérés en fonction des heures de travail qu’ils effectuent, par exemple en une journée, mais en fonction de la valeur de leur force de travail, c’est-à-dire leur capacité à exercer un travail pendant un nombre X d’heures.

En effet, si tous les travailleurs étaient payés simplement en fonction de leurs heures de travail, et que par exemple chaque heure de travail, peu importe le travail, valait 10$, tous les travailleurs seraient payés 80$ pour une journée de huit heures. Or la réalité est toute autre. On juge que l’heure de travail d’un ingénieur vaut plus cher qu’une heure de travail d’un ouvrier non qualifié. Pourquoi en est-il ainsi? Est-ce parce que l’ingénieur produit en une heure plus de valeur en marchandises qu’un ouvrier non qualifié en produit dans la même heure? Aucunement. Un ouvrier produisant quotidiennement pour 10 000$ de pièces usinées n’est pas payé dix fois plus cher qu’un travailleur d’un restaurant, qui produit quotidiennement pour 1000$ de sandwiches, même s’il produit dix fois plus de valeur.

L’idée de Marx selon laquelle les travailleurs ne sont pas rémunérés pour leur travail, c’est-à-dire les heures de travail effectuées quotidiennement, mais pour la valeur de leur force de travail, constitue une avancée révolutionnaire dans la théorie économique.

Les économistes libéraux vantent les mérites du capitalisme en expliquant que les travailleurs sont payés de manière juste et équitable, puisqu’ils reçoivent en salaire la valeur de leur travail. Marx met au jour la fausseté de cette idée. En effet, si les travailleurs recevaient réellement en salaires l’équivalent de la valeur qu’ils produisent en marchandises, les capitalistes ne pourraient dégager aucune marge de profit, et feraient faillite. Le travailleur, comme Marx l’explique, n’est pas rémunéré pour son travail, mais pour sa force de travail. La compréhension de la différence entre les deux permet d’expliquer le salaire du travailleur et la source du profit du capitaliste.

La force de travail est notre capacité, notre potentiel, d’exercer un travail pendant un certain laps de temps, disons une journée de travail. C’est notre énergie physique et intellectuelle. Le travail, lui, est notre activité de travail quotidienne. Ce sont, par exemple, les huit heures de travail que nous avons passées au boulot. Le travail est donc la manifestation de notre force de travail. Il importe de ne pas confondre les deux.

Le travail, qui se calcule en temps (heures, jours, semaines), est incorporé dans les marchandises produites par le travailleur. Le travail de l’ouvrier individuel ne produit pourtant pas que des marchandises (des valeurs d’usage). Il produit également de la valeur, lorsque ce travail concret individuel est considéré en concurrence avec la moyenne des travaux incorporés dans les autres marchandises d’un même type. Autrement dit, le travail pris de manière générale et sociale (le temps de travail socialement nécessaire) est ce qui donne à la marchandise sa valeur.

Seul le travail donne à la marchandise une valeur. La nature, elle, ne crée pas de valeur, puisqu’elle ne transmet pas du travail humain social. Elle ne crée que des valeurs d’usage, soit des denrées à consommer. Les machines, elles, transmettent aux marchandises une valeur, seulement dans la mesure où elles contiennent en elles-mêmes du temps de travail socialement nécessaire qui a été cristallisé et matérialisé dans la machine.

Ainsi, si la valeur des marchandises est l’expression du travail socialement nécessaire, le travail ne peut pas posséder de valeur. Suivons ici Engels, dans son ouvrage Anti-Dühring :

Le travail est le producteur de toutes les valeurs. C’est lui seul qui donne aux produits naturels existants une valeur au sens économique. La valeur elle-même n’est rien d’autre que l’expression du travail humain socialement nécessaire objectivé dans une chose. Le travail ne peut donc pas avoir de valeur. Parler d’une valeur du travail et vouloir la déterminer, n’a pas plus de sens que de parler de la valeur de la valeur ou vouloir déterminer le poids non pas d’un corps pesant, mais de la pesanteur elle-même[7].

Si le travail n’a pas de valeur, on voit difficilement comment le patron pourrait statuer sur un montant de rémunération du travailleur basé sur le travail lui-même. Or se pourrait-il que le travailleur soit rémunéré en fonction de la masse des valeurs qu’il a produites pendant, disons, ses huit heures de travail?

Prenons l’exemple d’un travailleur dans un café, qui produit quotidiennement une valeur de 400$ en cafés. Sur les 400$ de total des prix des cafés vendus quotidiennement, il faut soustraire les coûts de production liés à la machinerie, à la location du local et à l’entretien, disons 200$. Si le travailleur était payé pour la valeur qu’il a ajouté dans la production(ce qui exclut les frais des moyens de production), le travailleur serait payé 200$ par jour. Le patron ne réaliserait aucun profit. Or l’objectif principal d’une entreprise est justement de faire du profit, ne serait-ce que pour permettre un réinvestissement minimal permettant de rester compétitif sur le marché. Ainsi, les capitalistes ne peuvent se permettre de rémunérer les travailleurs en fonction des valeurs qu’ils produisent.

La solution réside dans le fait que le travailleur est rémunéré en fonction des frais de production de sa force de travail, donc en fonction des coûts requis pour qu’il soit capable de terminer ses journées de travail et de revenir travailler le lendemain. L’ouvrier coûte au capitaliste un montant d’argent correspondant à ses moyens de subsistance, c’est-à-dire un loyer pour se loger, quelques vêtements, au moins quelques repas à bon marché, peut-être une voiture pour se déplacer et des enfants à nourrir. Ces dépenses, ces frais de production de sa force de travail, constituent les barèmes à partir desquels les salaires moyens des travailleurs (d’un même métier ou d’une même branche industrielle) sont calculés.

Les travailleurs ne possèdent pas de moyens de production (car ceux-ci appartiennent au capitaliste), mais possèdent leur capacité ou force de travail, qu’ils doivent vendre quotidiennement à leur employeur pour assurer leur subsistance. Les salaires sont une masse d’argent que l’employeur donne aux travailleurs pour acheter leur force de travail.

La force de travail est donc une marchandise, et le salaire constitue son prix. Et de la même manière que le prix des marchandises en général est déterminé par leur valeur, c’est la valeur de la force de travail qui déterminera son prix, son salaire. La valeur de toute marchandise se réduit à la quantité de travail moyen incorporé dans la marchandise, c’est-à-dire le temps de travail socialement nécessaire requis à sa production, dans des circonstances données de productivité, d’une société donnée, à une époque donnée.

Le temps de travail requis à la production de la force de travail, ou plutôt à son renouvellement quotidien, correspond à l’ensemble (des valeurs) des marchandises que le travailleur doit consommer pour qu’il revienne chaque jour au boulot et qu’il élève des enfants, afin de perpétuer son espèce, les travailleurs salariés. Le calcul de la valeur de la force de travail, et donc de son prix (le salaire), comprend la valeur de tous ces moyens de subsistance (qui sont des marchandises).

D’où vient le profit?

La force de travail est une marchandise bien spéciale : elle est la seule marchandise sur le marché qui est productrice de valeur. Mais le capitaliste souhaite acheter des forces de travail non seulement parce qu’elles produisent de la valeur, mais surtout parce qu’elles produisent plus de valeur que leur propre valeur.

En effet, la force de travail possède une valeur d’usage, par exemple d’être capable d’effectuer un travail pendant 12 heures, ou 16 heures, ou plus. Quand le capitaliste achète la force de travail d’un travailleur pour une journée, il peut le faire travailler aussi longtemps qu’il le souhaite, tenant compte des limites imposées par la lutte des classes, comme la journée des huit heures que les ouvriers ont remportée.

En huit heures, la force de travail a généré une certaine quantité de valeur qu’elle a incorporée dans les marchandises produites. Si le patron fait travailler le travailleur assez longtemps pour qu’il produise plus de valeur que ce qu’il lui coûte (il lui coûte son salaire, pour renouveler sa force de travail), le patron pourra dégager un profit, car il aura acquis une valeur supplémentaire, une survaleur, accaparée à même le travail de l’ouvrier.

L’incitatif premier de tout capitaliste, de tout propriétaire d’entreprise, réside dans la réalisation d’un certain profit, soit une somme d’argent qui pourra être réinvestie dans le procès de production, pour la réalisation ultérieure d’une plus grande masse de profit. Ce processus constitue la base de l’accumulation du capital. Le rôle du capitaliste est d’extraire le plus possible de survaleur à même le travail des ouvriers. L’exemple qui suit illustrera la manière dont la survaleur est générée. Cela permettra de montrer la relation entre prix des marchandises, salaires et profits.

Reprenons notre exemple du travailleur dans un café. Il est employé à 12,50$ l’heure, il recevra donc un salaire de 100$ pour huit heures de travail. Supposons qu’il produise quotidiennement une valeur de 400$ en cafés. Au bout de quatre heures, il a produit une quantité de cafés d’une valeur de 200$. Cette valeur de 200$ se divise en deux : 100$ qui correspondent à la valeur des matières premières et des machines qui s’est transmise dans les marchandises, et 100$ de nouvelle valeur qui a été ajoutée par le travailleur. Au bout de ces quatre heures de travail, le capitaliste a déjà couvert les frais du salaire du travailleur (100$). Or pendant les quatre heures suivantes de sa journée, le travailleur produira encore une quantité de cafés d’une valeur de 200$, dont 100$ correspondent à la valeur des matières premières et des machines transmise dans les marchandises. Cependant, comme l’ouvrier a déjà couvert les frais de son salaire, la nouvelle valeur de 100$, que l’ouvrier a ajouté par son travail, deviendra pour le propriétaire du café son profit. Cette valeur supplémentaire de 100$, le profit ou la survaleur, a été produite gratuitement par le travailleur, car ce dernier n’a reçu aucun salaire supplémentaire pour cette production excédentaire à son propre salaire.

Le temps de travail socialement nécessaire pour la subsistance du travailleur (100$) a été généré au cours d’une demi-journée de travail seulement, période pendant laquelle le travailleur a créé une valeur qui recouvre les coûts de son salaire pour toute la journée. Mais le travailleur travaillera bien au-delà de cette période. Pendant les autres heures, la valeur qu’il aura créée en marchandise est la propriété tout entière du patron. Cette valeur constitue le surtravail de l’ouvrier qui ne lui est pas payé, qui lui est volé. Ce surtravail non payé crée la survaleur, qui va constituer le profit du patron, suite à la vente des marchandises. Le profit n’est rien d’autre que du temps de travail que le travailleur offre gratuitement à son employeur. C’est dans ce processus d’extraction de la survaleur que réside l’exploitation salariale, au cœur du système capitaliste.

Voyons maintenant l’impact que peut avoir une augmentation des salaires par rapport aux profits et aux prix des marchandises. Si le travailleur avait été payé, par exemple, 150$ par jour au lieu de 100$, les coûts de production en machinerie demeurant constants, la valeur quotidienne en cafés produits serait restée la même. Autrement dit, la quantité de temps de travail que le salarié a incorporé dans les marchandises qu’il a produites n’a pas été modifiée. Il n’y aurait eu aucune assise matérielle justifiant une hausse du prix des cafés. La seule donnée qui a été modifiée, c’est la masse du profit qui revient au propriétaire : au lieu d’extraire 100$ en profit à partir du labeur du travailleur, il n’en tirera que 50$, puisque l’ouvrier aura été payé 50$ de plus. L’augmentation des salaires au taux de 50% aura diminué le profit de 50%.

Ainsi, l’augmentation du salaire ne vient que gruger dans la portion de la valeur des marchandises qui revient au capitaliste sous la forme de profit. L’augmentation des salaires n’entraîne aucune modification dans la valeur des marchandises, mais modifie seulement la répartition de la valeur entre les mains du travailleur (salaire) et les mains du patron (profit). Marx nous dit : « une hausse générale du niveau des salaires entraînerait une baisse générale du taux des profits, mais ne toucherait pas en somme au prix des marchandises[8]. »

Comme Marx l’explique, ce profit, qui se réalise dans la vente des marchandises, correspond à une certaine quantité de valeur déjà présente dans la marchandise, avant même sa vente. Il nous dit d’ailleurs à ce propos : « […] on fait des profits normaux et moyens lorsqu’on vend les marchandises non pas au-dessus de leur valeur réelle, mais bien à leur valeur réelle[9]. » Ainsi, les capitalistes n’ont pas besoin d’augmenter artificiellement le prix de leurs marchandises afin de toucher un profit.

D’ailleurs, la plupart des entreprises (monopoles exclus) ne peuvent pas gonfler les prix à leur guise pour compenser les hausses salariales. La compétition sur le marché entre les différents capitalistes tend constamment à ramener les prix des marchandises au montant de leur valeur. Les capitalistes qui gonflent leurs prix au-dessus de la valeur (qui correspond au prix moyen fondamental) vont tout simplement être moins concurrentiels que leurs compétiteurs et échouer à écouler leur stock. En dernière analyse, le montant des salaires fluctue en raison inverse du profit. Toute chose étant égale par ailleurs (même production, même productivité, même machinerie), quand les salaires augmentent, le profit diminue, et inversement.

Bref, le prix moyen du marché, correspondant grosso modo à la valeur de la marchandise (le temps de travail socialement nécessaire incorporé en elle), inclut déjà le profit que le capitaliste va réaliser après la vente, car ce profit provient de la survaleur créée nécessairement par le travailleur au cours du processus de production. Et cette survaleur est créée en vertu du fait que la force de travail produit plus de valeur que sa propre valeur, ou autrement dit, que la valeur qu’elle produit en marchandise est un montant supérieur à ses frais de reproduction.

Les facteurs conditionnant les salaires

La valeur de la force de travail est donc tout sauf absolue : elle constitue en réalité une certaine norme sociale, d’une société donnée à une époque donnée, qui fixe la quantité de moyens de subsistance qu’un travailleur doit consommer pour renouveler sa force de travail au quotidien. Cette norme variera en fonction du développement technologique. Par exemple, nous avons maintenant besoin d’un téléphone cellulaire pour faire notre travail et être rejoignables en tout temps par notre employeur.

Cette norme fluctuera également en fonction de la lutte des classes. En effet, plus les travailleurs lutteront pour augmenter leurs salaires en général, plus cette norme sociale sera révisée à la hausse.

Ajoutons que la valeur de la force de travail de tous les travailleurs n’est pas égale. L’ingénieur reçoit un salaire supérieur au technicien, puisque la valeur de sa force de travail inclut davantage d’études universitaires, donc nécessite plus de temps et de ressources à produire.

Ce faisant, si l’on s’interroge sur la nature du salaire minimum en particulier, on ne peut que répondre que le salaire minimum correspond à la valeur minimum de la force de travail, qui est fixée dans les normes d’une société donnée à une époque donnée. Le salaire minimum légal est donc une norme juridique qui reflète, plus ou moins, l’état de la lutte des classes et correspond à la rémunération minimale empochée par les travailleurs les plus opprimés, c’est-à-dire le minimum possible de la valeur de leur force de travail.

Inflation et salaire minimum

Nous avons expliqué ce qui détermine le prix des marchandises et ce qui détermine le salaire (le prix des forces de travail). Nous avons montré que les salaires ne déterminent pas les prix, puisque la valeur des marchandises, seuil autour duquel oscillent les prix, inclut en elle-même une certaine masse de profit potentiel (la survaleur), et que ce profit est inversement proportionnel aux coûts en salaire. Ainsi, quand les salaires (et le salaire minimum) augmentent, la valeur (des marchandises produites), qui détermine leur prix, reste la même, tandis que la masse de profit du capitaliste diminue.

Il existe cependant une forme plus sophistiquée de l’argument libéral, que Marx entreprenait de déconstruire dans son Salaire, prix et profit. L’argument se détaille de cette manière : « la classe ouvrière, considérée dans son ensemble, dépense et doit forcément dépenser son revenu tout entier en moyens de subsistance. Une hausse générale des salaires provoquerait donc une augmentation de la demande des moyens de subsistance et, par conséquent, aussi une hausse de leur prix sur le marché[10]. »

Autrement dit, si les travailleurs, qui représentent également la plus grande part des consommateurs sur le marché, voient leur pouvoir d’achat augmenter significativement, par le truchement d’une augmentation du salaire minimum, ceux-ci pourront et voudront acheter davantage de marchandises de première nécessité. Or le marché, dans notre société capitaliste, obéit à la loi de l’offre et de la demande. Ce faisant, une augmentation de la demande en marchandises de première nécessité par les travailleurs entraînera une rareté relative de ces marchandises par rapport à leur offre, c’est-à-dire à leur quantité produite sur le marché, qui elle n’augmentera pas directement avec l’augmentation du salaire minimum. L’augmentation de la demande par rapport à l’offre entraînera alors une augmentation générale du prix des marchandises.

L’argument est seulement à demi-vrai. À court terme, on pourra voir une petite inflation dans le secteur des marchandises de première nécessité. Or il faut prendre en compte ce processus économique dans sa totalité.

L’augmentation du salaire minimum entraînera une augmentation du pouvoir d’achat des travailleurs, et par conséquent, une augmentation de la demande, surtout en marchandises de première nécessité. Comme l’offre de ces produits ne sera pas instantanément augmentée, le nouveau ratio entre l’offre et la demande engendrerait une petite augmentation des prix des produits de première nécessité qui ne sera que temporaire. L’IRIS explique qu’« en supposant une inflation « de base » stable à 2 %, l’augmentation totale des prix au restaurant après une hausse du salaire minimum à 15 $ l’heure se situerait donc probablement autour de 5 %, ce qui laisserait une hausse du pouvoir d’achat réel de 35 % pour les seuls biens vendus au restaurant[11]. »

Cependant, ce processus aura des répercussions dans les branches d’industrie produisant des produits ne relevant pas de la première nécessité, par exemple les produits de luxe, dont la demande ne sera pas réellement augmentée. Comme les salaires minimums de ces branches seront également haussés, les taux de profits de ces entreprises baisseront. Les investisseurs devront alors réorienter leurs capitaux vers les branches plus rentables : des capitaux seront transférés vers les industries de production de première nécessité.

Ces investissements engendreront une augmentation de la production, et donc une hausse de l’offre des produits de première nécessité. L’offre va ainsi rejoindre la demande qui aura été augmentée avec la hausse du salaire minimum. L’offre et la demande retrouveront un nouvel équilibre, autant dans les entreprises de produits de base que dans celles de produits de luxe. Les prix vont alors baisser et retourner au niveau du prix moyen déterminé par la valeur des marchandises, qui elle, comme nous l’avons démontré, n’a pas été augmentée par les fluctuations dans les salaires. Ainsi, suivant les lois du marché, l’augmentation du salaire minimum n’aura pas fait augmenter les prix au-delà d’une petite période de transition du marché.

Le salaire minimum et la lutte pour le socialisme

En somme, l’augmentation du salaire minimum n’est qu’une manière pour les travailleurs salariés de reprendre à leurs patrons une part de la (sur)valeur qu’ils ont eux-mêmes produite. Les patrons, dont l’intérêt principal sous le capitalisme est d’augmenter sans cesse leur taux de profit, ne peuvent qu’être viscéralement opposés à cette réforme du salaire minimum, puisqu’elle s’oppose diamétralement à leurs intérêts. Les travailleurs et travailleuses ont tout à gagner d’une augmentation du salaire minimum; les patrons ont tout à y perdre.

Lors de la Grande Récession de 2008, les différents États avaient donné en cadeau des centaines de milliards de dollars aux banques afin de protéger leurs profits menacés. Les dettes publiques ont gonflé depuis lors, et on nous explique que les mesures d’austérité sont nécessaires pour résoudre la crise et faire diminuer la dette. Les travailleurs et travailleuses doivent se « serrer la ceinture », accepter des diminutions de leurs conditions de travail et de vie, soi-disant pour créer un climat favorable aux investissements et assurer la compétitivité des entreprises. Dans ce contexte, les augmentations de salaire sont vues par les capitalistes comme des augmentations injustifiées des coûts de production, qu’ils s’évertuent à diminuer le plus possible pour rester compétitifs.

La classe ouvrière doit résister aux attaques des capitalistes, et nous avons toutes les raisons de lutter pour de meilleurs salaires. Cependant, ultimement, tant que l’économie sera organisée sur la base du marché et de la production pour le profit privé, les conditions de vie des travailleurs seront toujours en danger, et les réformes, de plus en plus rares, seront constamment menacées. La seule manière d’améliorer significativement les conditions de vie des travailleurs, c’est de mettre un terme au système économique qui permet aux capitalistes d’extraire leur profit privé sur le dos des travailleurs exploités.

La lutte pour des salaires décents se doit d’être liée à la lutte plus large pour une société socialiste. C’est en nationalisant les 150 plus grandes entreprises et banques canadiennes, sous contrôle démocratique des travailleurs eux-mêmes, que nous pourrons mettre la richesse produite dans la société au service de la société dans son ensemble, et non au service d’une minorité de parasites. Toute cette vaste richesse nous permettrait facilement d’implanter des salaires plus que décents, ainsi que de vastes programmes sociaux gratuits (en éducation, santé, transports en commun et télécommunications).

L’un des arguments préférés des opposants aux augmentations du salaire minimum est la question de la survie des petites et moyennes entreprises, qui serait supposément menacée par l’augmentation du salaire minimum. Mais par la nationalisation des banques, il serait possible de leur offrir du crédit accessible. Si cela ne suffit pas, et que ces entreprises démontrent à leurs employés que des augmentations des salaires les ruineraient, il n’y aurait pas de raison nous empêchant de leur offrir des allègements fiscaux. Un gouvernement socialiste ne serait pas l’ennemi des petites entreprises. Nous pensons que celles-ci doivent être volontairement intégrées à l’économie socialisée.

Quoi qu’il en soit, les travailleurs ne devraient pas avoir à payer pour les problèmes financiers de leurs patrons. Sous le capitalisme, les grandes entreprises écrasent les petites, puis les défenseurs du système nous expliquent que c’est aux travailleurs d’accepter de maigres salaires et des conditions de travail abjectes pour compenser. Voilà tout ce que le capitalisme a à nous offrir. Il est temps de lutter consciemment pour la transformation socialiste de la société!

[1] Karl Marx, Salaire, prix et profit.

[2]Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, p. 173.

[7] Friedrich Engels, Anti-Dühring, Économie politique, chapitre 6.

[8]Karl Marx, Salaire, prix et profit.

[9]Karl Marx, Salaire, prix et profit.

[10]Karl Marx, Salaire, prix et profit.

[11]IRIS, Rapport de recherche, octobre 2016, « Quels seraient les effets réels d’une hausse  marquée du salaire minimum ? », http://iris-recherche.s3.amazonaws.com/uploads/publication/file/Salaire_minimum_WEB.pdf, p. 3.