Article publié à l’origine sur marxiste.be, le site de nos camarades belges.


Il y a soixante ans, 35 jours de grève ont ébranlé la Belgique. La grève générale de l’hiver 1960-61, également connue comme « la grève du siècle », n’était pas simplement un conflit social interprofessionnel ou un arrêt de travail généralisé de cinq semaines. Cette grève était un « moment volcanique », une énorme épreuve de force politique – parfois insurrectionnelle – entre la classe ouvrière, d’une part, et toutes les institutions du statu quo capitaliste, d’autre part.

Jusqu’à 300 manifestations, souvent massives, ont été recensées dans le pays, durant ce court laps de temps. 3750 actes de sabotages ont été commis, souvent pour empêcher les briseurs de grève de relancer la production. Ce fut une authentique rébellion ouvrière contre le régime. Le gouvernement, le patronat, l’appareil d’État, l’Église, les syndicats de droite et les autres piliers du système se sont tous ligués contre le mouvement ouvrier organisé. La grève se situe dans la droite ligne de la tradition d’action directe de masse des travailleurs belges, initiée au XIXème siècle.

L’historien Alain Meynen souligne également son caractère exceptionnel : « Les grèves générales précédentes ont été dominées par l’acquisition ou la sauvegarde des droits et libertés démocratiques (1893, 1902, 1913, 1950) ou par des revendications sociales immédiates (l’été 1936 : la journée de huit heures, les congés payés, etc.). Par contre, la grève générale de 60-61 a été la première dans l’histoire du mouvement ouvrier belge à viser des réformes économiques structurelles et à diriger la lutte des classes contre les rapports de production capitalistes. » (1)

Selon Trotsky rien ne peut arrêter la volonté de la classe ouvrière de changer la société ; les 15 années de l’après-guerre en Belgique en témoignent. Après l’avortement du « soulèvement national » (2) voulu par la résistance sous influence communiste à la Libération, il y eu pour la première fois plusieurs gouvernements socialistes-communistes. Ces gouvernements exprimaient une volonté majoritaire de rupture avec le passé de l’entre-deux-guerres. Mais, rapidement, les ministres communistes ont dû quitter le gouvernement et le Front de l’Indépendance (principale organisation de la résistance contre l’occupant allemand sous l’influence décisive des communistes) a été désarmé. Ne voulant pas vivre une répétition des années 1920 et 1930, et face à un mouvement ouvrier puissant et exigeant, la partie la plus clairvoyante s’est sentie obligée de faire des concessions. La naissance de la Sécurité Sociale et d’autres avantages sociaux étaient supposée calmer les ardeurs anti-capitalistes des travailleurs. En contrepartie, les dirigeants socialistes et syndicaux s’engageaient à respecter le système capitaliste et aussi à augmenter fortement la productivité des travailleurs. Cela a abouti au fameux « Pacte de productivité ». Mais ces concessions non négligeables avaient quand même un goût de « trop peu » pour de nombreux travailleurs. De plus que la droite et le patronat – une fois surmontées les frayeurs de l’après-guerre – se rebiffent et contre-attaquent. Ce retour de boomerang va aboutir à une première grave crise de régime en 1950, en réponse à la fameuse Question Royale. Le retour du roi Léopold 3 est alors perçu par les travailleurs, à juste titre, comme une tentative de retourner à la situation d’avant-guerre. Les forces les plus réactionnaires étaient à l’initiative de la campagne en faveur de ce roi qui avait sympathisé avec Hitler et avec le fascisme. Puis il y a eu la Question Scolaire en 1958 où l’Eglise Catholique (soutenu par son influent réseau scolaire) s’est insurgée violemment contre les limites mises à son pouvoir. Deux véritables crises de régime ont alors secoué la Belgique, amorçant une lente radicalisation au sein de la classe ouvrière. Parallèlement, on assiste au vieillissement de la structure économique belge et au déclin de l’économie de la région wallonne ainsi qu’à la récession de 1958-59. Après 1959, l’économie reprend des couleurs. Ce changement de conjoncture et la diminution du chômage vont renforcer la confiance des travailleurs en leurs propres forces. Ce n’est donc pas tellement la récession qui va déclencher la grève du siècle, mais la longue crise structurelle du capitalisme d’après-guerre. L’arrogance et la myopie de la bourgeoisie conduiront finalement à une énorme déflagration sociale en réaction à la Loi Unique, concoctée par le gouvernement catholique-libéral.

Le féodalisme économique

Un journaliste du Monde remarquait à l’époque « qu’il faut probablement aller au Japon, et même au Japon d’avant-guerre, pour trouver une telle organisation (économique) ». Georges Staquet, délégué de la FGTB à la sidérurgie de Charleroi, l’exprimait également à sa façon : « Nous travaillions encore avec des transformateurs de 30 tonnes ». Les chiffres ne mentent pas : de 1957 à 1960, l’économie belge connaissait une croissance d’à peine 1,6% contre 8,8% dans le reste de l’Europe ! Depuis 1947, la population active avait diminué de 9 000 unités. De 1948 à 1958, 244 entreprises ont fait faillite, sans compter le déclin de l’industrie du charbon qui dominait l’économie. Des secteurs de pointe tels que la chimie étaient également mal en point : Leur part des investissements dans le PIB de 1954 à 1958 n’était que de 15,4 % contre 17,6 % en France, 20 % en Italie et 21,7 % en Allemagne de l’Ouest. Les investissements publics étaient aussi à la traîne. Après une période d’augmentation des salaires réels après la guerre, à partir de 1948 cette augmentation est devenue plus faible en Belgique que dans les pays voisins. En 1960, les impôts indirects représentaient 60,8 % des recettes fiscales de l’État. La plus grande holding, la Société Générale, réussissait à échapper à l’impôt et enregistrait un bénéfice net de 510 millions de Francs.

De plus, le PSB (Parti socialiste belge, Parti socialiste de l’époque qui était encore unifié et regroupait socialistes flamands et francophones) subissait passivement ce déclin économique et en acceptait sa logique. C’est dans ce contexte que la radicalisation politique et syndicale s’est manifestée dans les années 1950. Lors des congrès de la FGTB de 1954 et 1956, les thèses du secrétaire national André Renard très populaires. La volumineuse brochure « Holdings et démocratie économique », avec ses chiffres, ses statistiques et ses analyses, a permis à de nombreux travailleurs de prendre conscience de ce qu’ils savaient et ressentaient déjà : la bourgeoisie belge était une classe extrêmement parasitaire et conservatrice, qui ne pouvait plus développer la société.

« Réformes de structures »

Les holdings tenaient l’économie sous leur emprise. Une « holding » est une société qui a pour vocation de regrouper des actionnaires en vue d’acquérir une véritable influence dans les entreprises qu’ils détiennent. Ainsi, la fameuse Société Générale de Belgique détenait un tiers de l’économie du pays. Deux cent familles contrôlaient l’économie capitaliste mais refusaient tout progrès et se révélaient très conservatrices, alors que l’économie devait être réorganisée et modernisée. Cela a conduit aux fameuses « réformes de structures », aussi connues comme « réformes de structures anti-capitalistes ». Elles visaient à augmenter le revenu national et à mieux le répartir. Les éléments les plus importants en étaient les suivants : planification harmonieuse de l’économie, nationalisation du secteur énergétique, contrôle des holdings et coordination du secteur du crédit.

Le programme de réformes de structures était similaire à ce qui était présenté par les magazines de tendances de gauche Links et dans le PSB et les programmes de la gauche internationale en France, en Grande-Bretagne et en Italie. Les magazines Links et La Gauche ont popularisé les « réformes de structures » du PSB et ont qualifié ces réformes de « pas dans la direction du socialisme ». Cependant, comme l’a déclaré Jacques Yerna , l’ancien secrétaire de la FGTB de Liège, ces réformes de structures étaient « vagues et ambiguës ». D’un côté, il s’agissait de propositions visant à améliorer et moderniser le capitalisme, à mieux gérer ce système. D’un autre côté, il s’agissait d’une série de revendications – en fait des revendications de transition, comme les définit le marxisme – qui remettait en question le capitalisme. Si ces revendications avaient été propagées par le mouvement ouvrier, elles auraient pu, en lien avec la véritable lutte des classes, faire prendre conscience à de larges couches de la population de la nécessité de transformer la société capitaliste en une société socialiste.

Le programme de réformes de structures et la propagande en faveur de celles-ci donneront à la grève de 1960-1961 un caractère offensif. André Renard, fixait ainsi les objectifs de la grève lors d’un rassemblement à Herstal au mois de novembre 1959 : « Nous avons fait appel à vous. Nous le ferons encore et bientôt. Nous ne nous réunissons pas seulement pour protester contre le projet de Loi Unique, mais pour engager une lutte plus définitive contre le régime lui-même. Si nous obtenons le retrait de la Loi Unique, ce résultat n’aura qu’une valeur relative. Notre économie restera en difficulté. Car si on n’apporte pas de solutions, de vraies solutions aux problèmes de l’heure, il n’y aura pas de prospérité économique … On ne peut invoquer contre le peuple une majorité parlementaire. Nous irons aussi loin qu’en 1950. L’unité ouvrière ne fait pas de doute. Nous sommes engagés dans la lutte. Nous irons jusqu’au bout ». (3) Quinze ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les changements radicaux espérés ne s’étaient pas concrétisés et les travailleurs – avec une partie de leurs dirigeants -commençaient à chercher un programme scientifique pour changer la société. Malgré les limites, le caractère inachevé et la confusion du programme des réformes de structures, les militants les plus conscients en Flandre et en Wallonie le considéraient comme un levier important pour le changement social.

L’échauffement

Lors de la manifestation du 1er mai 1949 à Verviers, à la veille de la Question Royale, Renard donnait cet avertissement : « Si nous devons déclarer une grève générale, nous ne ferons pas grève contre le Roi mais à des fins sociales. La grève remettra en question le régime lui-même et elle sera insurrectionnelle. » Onze ans plus tard, à Liège, Renard répétait à propos des projets du gouvernement : « Si d’ici deux mois les négociations échouent, ce pays se retrouvera dans un climat de révolution sociale. »

Dans les entreprises, la lutte s’est également radicalisée. En 1957, 200 000 ouvriers métallurgistes se sont mis en grève. Deux ans plus tard, les docks et le port d’Anvers sont à l’arrêt, 25 000 travailleurs du textile gantois se mettent en grève contre le chômage et 150 000 mineurs sont vent debout contre la fermeture de leurs mines. Le 29 janvier 1960, la FGTB appelle à une grève de 24 heures pour des réformes de structures économiques urgentes. 30 000 fonctionnaires manifestent pour le droit de grève. De nouvelles grèves éclatent contre les fermetures des charbonnages dans le Borinage.

La « loi de malheur »

Le 29 mai 1960, le PSB fête son 75e anniversaire. La manifestation dans le centre de Bruxelles dure cinq heures ! 150 000 personnes étaient présentes, une démonstration de force éclatante. Le 27 septembre de la même année, le Premier ministre Gaston Eyskens, père du non moins arrogant Mark, annonce le projet de Loi Unique, qui s’intitulait officiellement « loi sur l’expansion économique, le progrès social et le redressement financier ». Elle est communément appelée  « loi de malheur », parce qu’elle recule l’âge des pensions, augmente l’impôt et rogne les allocations chômage. La plupart des journaux rejettent la Loi Unique. L’hebdomadaire chrétien La Relève, qui défend la loi, doit admettre, dans un éditorial, que le projet « n’impliquait ni progrès social précis ni expansion économique concrète ».

Le PSB rejette la loi et vote contre au Parlement. Au sein de la FGTB, les arguments de l’aile droitière sont un écho des positions de l’ACV/CSC. Louis Major, secrétaire général, et Dore Smets, de la Centrale Générale Construction, soutiennent qu’il ne peut y avoir d’action syndicale à but politique. Cependant, Georges Debunne de la CGSP/ACOD (la Centrale Générale des Services Publics) propose une grève générale de durée illimitée. André Renard défend une motion pour une grève de 24 heures en janvier 1961 et un référendum pour une grève générale. Lors du comité national de la FGTB, le 16 décembre 1960, la motion a été rejetée par 48,5% voix contre, 46,5% voix pour.

La grande grève

Paradoxalement, ce vote fut le signal pour que les travailleurs se lancent spontanément dans la grève quelques jours plus tard. La CGSP et la Centrale des mineurs sont les seuls à déclarer officiellement une grève générale. La grève commence dans les services publics et s’étend rapidement au secteur privé, tant en Flandre qu’en Wallonie.

André Renard en devient de fait le dirigeant. Louis Major et la droite syndicale au sein de la FGTB ne veulent rien diriger, bien au contraire. Lorsque les dockers anversois mettent également le feu aux poudres, Louis Major qui est aussi député socialiste, déclare devant le Parlement :  « Monsieur le Premier ministre, nous avons essayé par tous les moyens, même avec l’aide des patrons, de limiter la grève à un seul secteur professionnel ». L’ACV/CSC n’y participe pas, mais dans de nombreux endroits, les membres de la CSC font défection et rejoignent le syndicat socialiste. Au cours de la première semaine de grève, la direction de la CSC est paralysée. Effrayée par une éventuelle réaction de sa base, elle se tient coite. En revanche, lors de la deuxième semaine, elle organise activement les travailleurs volontaires et les briseurs de grève, main dans la main avec les patrons et la gendarmerie. L’Eglise Catholique va aussi s’en mêler. Lors de son discours de Noël, le chef de l’Eglise, le cardinal Van Roey condamne la grève comme contraire à la « morale chrétienne ».

Pendant les premières semaines de la grève, le gouvernement est paralysé. Au plus fort de la grève, après deux semaines, environ un million de travailleurs ont arrêté le travail, d’Ostende jusqu’à la pointe du Luxembourg. La classe ouvrière montre où réside le véritable pouvoir dans le pays et exprime ainsi sa volonté d’hégémonie sociale. À ce moment-là, la Loi Unique n’est pas seulement une loi répréhensible qui est remise en question. Objectivement parlant, un état de dualité de pouvoir est apparu dans la société. Le gouvernement et la bourgeoisie ont perdu le contrôle de la situation. L’économie ne peut pas redémarrer sans le consentement des grévistes. Dans de nombreux endroits en Wallonie, les comités de grève organisent le transport et règlent la vie sociale. Aucune voiture, moto ou camion ne peut circuler sans l’autorisation du syndicat. Le Borinage, est entouré de barricades, l’accès y est devenu impossible. Dès début, le gouvernement organise un déploiement en force de la gendarmerie (18 000 hommes) pour protéger les « lieux vitaux », démanteler les piquets de grève et  « protéger » les briseurs de grève. En complément à l’action de la gendarmerie, l’armée mobilise 12 à 15 000 hommes, pour garder l’infrastructure industrielle, les viaducs, la poste, le télégraphe, etc. L’Etat se lance aussi dans la réquisition de grévistes. Lors d’affrontements entre ouvriers et gendarmes, quatre manifestants perdent la vie.

Double pouvoir

Un état de double pouvoir est aussi un état de double impuissance. Deux pouvoirs se font face : d’un côté la classe ouvrière qui a mis à l’arrêt la production, le transport, le commerce, les services publics ; de l’autre, les grandes institutions de l’Etat, le patronat, l’Eglise, le gouvernement et les forces de répression (gendarmerie et armée) qui sont certes encore en place mais qui ont perdu le contrôle de la situation. Il s’agit d’une impasse politique sans égale, qui ne peut durer éternellement. À ce moment, les dirigeants des travailleurs, les organisations politiques et syndicales et leurs programmes sont mis à l’épreuve. La dualité de pouvoir doit tôt ou tard basculer en faveur de l’un ou l’autre camps. Soit les travailleurs et leurs familles, ainsi que la petite classe moyenne, organisent le pouvoir qu’ils ont déjà en pratique, soit le mouvement s’effondre par découragement politique, division et confusion et devient la proie de la répression. Dans ce cas, le gouvernement et la classe qu’il représente reprennent alors l’initiative et leur pouvoir effectif.

Pendant la grève, il a beaucoup été question de durcir les moyens d’action. Un de ces moyens, proposé par André Renard mais jamais appliqué, était « l’abandon de l’outil », c’est-à-dire le refus d’entretenir les machines. À plusieurs reprises, des menaces ont été proférées visant l’extinction complète des hauts-fourneaux de la sidérurgie. Cette mesure était perçue comme l’arme ultime pour faire plier le patronat et le gouvernement. Les conséquences pour l’économie auraient été catastrophiques : l’extinction des hauts-fourneaux solidifie l’acier et les rend de fait inutilisables pendant des mois. Le coût économique d’une telle mesure est astronomique. Très probablement, il n’a jamais été véritablement question pour André Renard d’y recourir : il s’agissait surtout de « frapper les esprits », de relancer le mouvement, à un moment où celui-ci faisait du surplace et se cherchait un deuxième souffle. (4) Cette menace illustre aussi autre chose : pour André Renard il n’était pas question d’une prise de pouvoir par les travailleurs. Renoncer à l’entretien des installations était le contraire d’une prise de contrôle de l’économie par la classe ouvrière. Pour réaliser cela, il aurait fallu transformer les comités de grève en comités d’organisation, de contrôle et de gestion de la production, du commerce, des transports et de l’administration. Les comités de grève auraient dû être transformés en organes d’organisation du pouvoir. Un pouvoir qu’ils détiennent déjà en réalité. Il ne s’agissait pas d’arrêter la maintenance, mais de relancer la production et de fait d’exproprier les capitalistes.

Le 3 janvier 1961 constitue un tournant qualitatif pour la grève générale. Lors d’un discours à un meeting de masse, André Renard lance les objectifs fédéralistes wallons et rejette l’appel à une Marche sur Bruxelles. Une telle marche aurait eu un effet unificateur et aurait pu rassembler classe ouvrière en Flandre, à Bruxelles et en Wallonie. L’idée de cette marche avait gagné du terrains dans de nombreux syndicats. La revue de tendance, La Gauche, popularisait également cette perspective de lutte tout comme la Jeune Garde Socialiste, l’organisation de jeunesse du PSB. Cependant, Renard a donné la priorité au « repli wallon ». Dans un discours prononcé pendant la grève, il déclarait qu’« à partir d’aujourd’hui, les mots révolution et insurrection auront pour nous un sens pratique.» Cependant, ces mots sont restés sans conséquences pratiques, sans action pour les concrétiser. C’est à moment-là qu’André Renard a révélé ses limites politiques. Dans la terminologie marxiste, on peut considérer André Renard comme un centriste : le centrisme désigne des dirigeants politiques ou des courants du mouvement ouvrier qui tentent de prendre une position intermédiaire entre le marxisme et le réformisme. Dans ce cas, les discours et les professions de foi révolutionnaires ne sont pas suivis d’actes visant à rendre possible cette révolution. André Renard est allé loin dans la direction de la transformation sociale, mais, au moment décisif, il a reculé. L’explication est qu’il ne possédait ni le programme ni les perspectives pour arriver à une société socialiste.

Il a alors détourné les objectifs de la grève vers le fédéralisme entraînant un « repli Wallon » de la grève générale.

Le « repli Wallon »

La grève générale avait commencé au niveau national. Il est vrai que son centre de gravité se trouvait dans les bassins industriels wallons, mais les centres urbains et industriels flamands comme Gand, Anvers, Bruges et Ostende étaient encore en grève lorsque Renard a troqué l’objectif de la grève, c’est-à-dire le rejet de la Loi Unique, contre le fédéralisme. Le retour de la grève en Wallonie (« le repli Wallon ») est non seulement le résultat de la prédominance de la CSC en Flandre (la CSC n’a pas fait grève), mais aussi le résultat d’une action délibérée de Renard et de la Coordination des Régionales Wallonnes de la FGTB. Renard n’était pas seulement un dirigeant wallon mais aussi un dirigeant national. À Anvers, il a été accueilli avec enthousiasme par des milliers de grévistes. Lors des dix meetings préparatoires à la grève générale à Liège, un des orateurs était à chaque fois un syndicalistes flamand qui s’exprimait en… néerlandais ! Le fédéralisme politique et syndical mis en avant par Renard s’est heurté à une résistance aussi à Liège mais surtout à Charleroi. A Liège, elle était minoritaire mais significative. Jacques Yerna, alors secrétaire de la CGSP Gazelco (secteur de l’énergie), regrettait ouvertement cette tournure des événements. A Charleroi, le changement de cap se heurte à la résistance des métallurgistes socialistes. Ernest Davister, alors président de la délégation FGTB de l’usine métallurgique de Charleroi, s’exprimait ainsi :  « Nous avons fait la grève contre la Loi Unique. Selon les Métallos FGTB de Charleroi, le changement d’objectif en pleine grève était une tromperie envers les travailleurs… D’une part, nous voulions préserver l’unité des travailleurs et, d’autre part, nous avons essayé d’éviter tout risque de nationalisme wallon qui aurait été aussi dangereux que le nationalisme flamand. » (Le Soir, 21/12/90).

Conséquences

Il est vrai qu’à la fin de la grève et par la suite, de nombreux travailleurs wallons ne voyaient plus aucune perspective de lutte nationale unifiée et ont donc été attirés par le fédéralisme. Cela aurait pu être évité. Une campagne intense menée en Flandre par les travailleurs wallons pendant les dix premiers jours de grève aurait pu changer la direction de la grève. « Renard a voulu une grève nationale et l’a transformée en grève wallonne », a déclaré Georges Debunne, président national du puissant syndicat socialiste des services publics. (5) Mais il ne suffit pas de vouloir une grève nationale, les méthodes utilisées et la tactique sont également décisives. Renard n’était pas préparé à cela. Bien sûr, les responsables principaux de cette division sont la CSC et l’Eglise Catholique qui ont fait tout ce qu’elles pouvaient pour empêcher l’unité. Les dirigeants de droite de la FGTB ont également délibérément ralenti et en fin de compte saboté la grève en Flandre.

La grève a été levée au bout de 35 jours. C’est en chantant l’Internationale et sous les applaudissements de ceux qui avaient repris le travail plus tôt que les grévistes sont entrés dans les entreprises. Certes la Loi Unique sera votée et mise en application. Malgré tout, ces événements furent une victoire ; depuis, la bourgeoisie belge est hantée par le spectre d’une nouvelle grève du siècle. Elle a senti le pouvoir de la classe ouvrière. Parmi les couches les plus conscientes de la classe ouvrière, 60 ans après, il reste toujours quelque chose de « l’esprit des années 60 ». Les directions syndicales et celle du SP.a et du PS se souviennent également de la grève. D’ailleurs, on ne sait pas très bien qui a été le plus effrayé par la force du mouvement ouvrier : la bourgeoisie, les dirigeants des syndicats chrétiens ou les dirigeants socialistes.

La radicalisation de larges couches de travailleurs et de jeunes à la suite de la grève générale a reçu un prolongement politique lors des élections qui ont suivi. Ces élections ont été remportées par le BSP et le PCB (Parti communiste). Au cours des quatorze années après 1961, à une exception près (le cabinet Vanden Boeynants-De Clercq, 1966-68), les libéraux ne participeront plus aux gouvernements. Le Mouvement Populaire Wallon, lancé par André Renard, est devenu un des vecteurs politiques de la radicalisation fédéraliste en Wallonie. Aujourd’hui, toutes les questions soulevées lors de cette grève restent d’une brûlante actualité. Une grève générale n’apporte pas automatiquement et spontanément les réponses aux questions qu’elle pose. En diffusant et en discutant les leçons tirées d’événements tels que la grève générale de 1960-1961, Révolution veut s’assurer que les futures possibilités de transformation de la société soient victorieuses.


1) https://www.marxists.org/nederlands/meynen/x/grote_staking.ht 

2) http://www.ihoes.be/PDF/Adrian_Thomas_Memoire_Web.pdf

3) La Gauche, 3.12.1959

4) http://www.patrimoineindustriel.be/public/files/Newsletter/newsletter-20/ihoes602.pdf

5) Vechten voor onze rechten, Kritak, 1985.