Entente de principe pour le Front commun : tout ça pour ça? 

La période de vote sur l’entente de principe entre le Front commun et le gouvernement de la CAQ est commencée. Bien que le gouvernement ait été contraint d’accorder certaines concessions, cet accord ne met pas fin à l’érosion des salaires. Compte tenu de l’ampleur des mobilisations, de nombreux travailleurs s’interrogent à juste titre : tout ça pour ça?

  • Simon Berger
  • sam. 20 janv. 2024
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Photo : Révolution communiste

La période de vote sur l’entente de principe entre le Front commun et le gouvernement de la CAQ est commencée. Bien que le gouvernement ait été contraint d’accorder certaines concessions, cet accord ne met pas fin à l’érosion des salaires. Compte tenu de l’ampleur des mobilisations, de nombreux travailleurs s’interrogent à juste titre : tout ça pour ça?

Rattrapage et indexation?

« Il n’y aura pas d’entente sans la protection du pouvoir d’achat et sans un enrichissement permettant un rattrapage pour nos membres. Nous ne laisserons personne s’appauvrir et ça, le gouvernement de la CAQ doit le comprendre. » Voilà ce que déclaraient les porte-paroles du Front commun le 7 décembre dernier.

En effet, selon les statistiques les plus récentes, le retard salarial des employés des services publics était de 16,6% par rapport à l’ensemble des employés québécois et le retard de rémunération globale, 7,4%. Cela contribue grandement à l’exode des employés des services publics vers d’autres secteurs. Pour cette raison, les membres du Front commun avaient voté pour des augmentations de salaire équivalant à l’inflation + 9%, sur trois ans. C’était un minimum pour commencer à réduire le gouffre qui grandit d’année en année entre le public et le privé.

François Énault, vice-président de la CSN, avait affirmé en mêlée de presse : « On a un rattrapage [à faire], vous le savez, vous avez vu l’ISQ. On parle de 7% en rémunération globale, plus la clause d’indexation. C’est ce qu’on demande. »

Mais ce n’est pas ce qui a été obtenu. En effet, comme l’inflation prévue pour 2022-2026 est de 18,1%, cela signifie que l’entente proposée de 17,4% sur cinq ans couvre à peine l’inflation des prochaines années et ne compense pas l’énorme inflation de 2022, ni celle de 2021. En fait, il ne s’agit pas d’un enrichissement, mais d’une légère baisse du pouvoir d’achat! 

L’entente comporte également une clause de protection du pouvoir d’achat si l’inflation est plus élevée que prévu en 2025-2027. Cependant, cette clause est plafonnée à un pour cent additionnel par année au maximum pour ces trois années seulement. Si l’inflation galopante telle que nous l’avons vu en 2022 revient, cette clause sera nettement insuffisante. Les banques nous assuraient en octobre que l’inflation reviendrait à la normale bientôt, mais les prévisions sont déjà revues à la hausse, alors que l’inflation a remonté en décembre et qu’elle pourrait bien s’emballer en raison de la situation explosive au Moyen-Orient. Les prévisions des économistes bourgeois ne valent guère plus que le papier sur lequel elles sont écrites.

Seule « une clause automatique et permanente de protection du pouvoir d’achat », comme le réclamaient les dirigeants du Front commun (une indexation permanente à l’IPC par exemple), pourrait réellement nous protéger.

Pour dresser un meilleur portrait, les porte-paroles du Front commun ont insisté sur les gains sectoriels. Mais les délégués de la Fédération de la santé du Québec, affiliée à la CSQ, appellent justement à rejeter leur entente sectorielle! Certains syndicats locaux affiliés à la CSQ dans le secteur de l’éducation ont également rejeté la leur. Rien là n’indique que le sectoriel rend plus attrayante l’entente globale.

Du point de vue de l’ensemble des membres du Front commun, l’entente proposée n’offre pas de réel rattrapage pour des décennies d’érosion salariale, ni de réelle protection contre l’inflation. Un travailleur nous disait que ses collègues ont l’impression de s’être fait vendre du rêve. Cette entente ne livre pas la marchandise. C’est pourquoi nous pensons qu’elle doit être rejetée.

Il est certes significatif que la CAQ ait été forcée de presque doubler son offre salariale initiale. De manière générale, les événements de l’automne démontrent le poids social et la force immenses de la classe ouvrière. Devant la mobilisation historique des syndiqués du secteur public, appuyés par 71% des Québécois, la CAQ s’est retrouvée isolée et affaiblie. Sachant cela, Legault a réduit au minimum le verbiage antisyndical habituel. La popularité de la CAQ a chuté drastiquement cet automne. L’écrasante majorité des Québécois sympathisait avec la lutte des employés du secteur public, eux qui ont été malmenés par les années de pandémie – sans parler de la détérioration épouvantable des systèmes de santé et d’éducation bien avant la COVID. 

Mais cela ne fait que mettre encore davantage en relief l’insuffisance de cette entente de principe. Legault était dans les câbles, tous les travailleurs avaient un mandat de grève illimitée, la population était de notre bord. Pourquoi donc avoir reculé sur le rattrapage salarial et sur un véritable mécanisme de protection contre l’inflation? Pourquoi reculer ainsi sans même utiliser la grève illimitée? 

Démobilisation

L’entente n’est pas encore ratifiée; il est encore temps de la rejeter et de continuer la bataille. Malheureusement, les dirigeants du Front commun sont déjà en mode démobilisation.

Les votes sont étirés sur plus d’un mois, alors qu’il aurait été entièrement possible de consulter tous les membres bien plus rapidement. Tout cela pourrait ultimement avoir comme effet de casser l’élan et de propager du cynisme et de l’apathie là où nous aurions besoin de combativité et de confiance.

Pendant la conférence de presse annonçant l’entente, une journaliste a demandé aux porte-paroles du Front commun si une nouvelle grève était envisageable dans l’éventualité où l’entente était rejetée. Les porte-paroles ont essentiellement expliqué qu’à moins que les quatre organisations membres du Front commun ne la rejettent, une grève unie n’est pas envisageable. Ils ont en pratique dissous le Front commun.

« Donc, [une grève] serait peu probable? » a demandé la journaliste sans détour. Magali Picard, présidente de la FTQ, a répondu de façon claire : « Je pense que c’est sage de dire que ce serait peu probable. »

Ainsi, tout en donnant le choix aux membres de rejeter ou non l’entente, les dirigeants laissent entendre que c’est déjà la fin. Cette approche a un caractère profondément antidémocratique : pourquoi voter non si la bataille est déjà finie? Une travailleuse l’a bien exprimé dans les commentaires Facebook de la conférence de presse : « Alors si c’est peu probable [qu’on fasse la grève], à quoi va servir notre vote lors de l’AG? » Elle a bien raison.

Négociation « de bonne foi »?

Nos dirigeants ont donc négocié une entente qui ne répond pas à nos demandes, puis suggèrent maintenant qu’il est temps de rentrer à la maison. Était-il vraiment impossible d’avoir mieux?

Au contraire : comme nous l’avons dit plus haut, plus le mouvement prenait de l’ampleur, plus Legault était sur la défensive. Les membres avaient voté un mandat de grève illimitée qui pouvait être utilisé pour véritablement gagner. Si nous avons pu faire reculer la CAQ en décembre, il était possible de continuer à le faire. S’unir avec la FAE et la FIQ dans une grève commune aurait mis encore plus de pression sur le gouvernement. Mais nos dirigeants ont préféré accepter une entente nettement insuffisante, qu’ils recommandent maintenant (ouvertement ou à demi-mot). 

En novembre dernier, justifiant la grève de sept jours en décembre plutôt que de rejoindre la FAE dans la grève illimitée, François Énault affirmait : « On a un mandat de grève générale illimitée en poche, mais on a convenu d’y aller avec une autre courte séquence de sept jours pour donner la chance au gouvernement de montrer sa bonne foi. » [Nos italiques]

En réalité, il n’y a pas de gouvernement capitaliste qui négocie « de bonne foi ». Un an de mépris et de réunions de négos vides ne l’a-t-il pas démontré? 

Les propos d’Éric Gingras, président de la CSQ, sont eux aussi très éclairants. Dans une conférence de presse donnée le 8 janvier, il affirme : 

« Le psychodrame de la négo du secteur public, moi je pense que ça peut être fait différemment […]. Avons-nous besoin au Québec d’avoir une négociation qui dure plus d’un an et demi? […] Si on était capables de discuter en ne partant pas de si loin. Le gouvernement a déposé des offres ridicules en décembre 2022 avec 9% […]. Il va falloir qu’on s’entende avant pour se demander si on peut faire les choses différemment. » 

Il est vrai que les négociations se sont étirées et qu’il a fallu que la lutte s’intensifie avant d’avoir des concessions; la faute pour cela revient d’abord au gouvernement. Mais devrait-on en être surpris? Faire traîner les négociations, faire des offres dérisoires, prendre les travailleurs de haut… Les gouvernements capitalistes, quel que soit le parti au pouvoir, agissent systématiquement ainsi dans les négociations. À quoi les dirigeants du Front commun s’attendaient-ils?

Cette idée de convaincre le gouvernement de négocier « de bonne foi » et de « se parler » est une perspective fondamentalement erronée. C’est le corollaire de l’idée qu’il est possible de concilier les intérêts des travailleurs et de leurs patrons, qu’il est possible de trouver un terrain d’entente entre les classes sans avoir à mener des actions drastiques comme la grève illimitée. 

Bien sûr, personne n’a envie de faire la grève pour le plaisir. Mais lorsque nous n’avons pas d’entente qui satisfait nos besoins, il faut mettre la menace de grève illimitée à exécution. En fait, tout porte à croire que les dirigeants du Front commun souhaitaient éviter une grève illimitée tout autant que la CAQ, que c’était leur objectif commun.

Une période de lutte commence

Ce qu’Éric Gingras appelle un « psychodrame », c’est tout simplement la normalité des luttes syndicales à l’époque actuelle. Le système capitaliste est incapable de satisfaire les besoins des travailleurs. Depuis longtemps, l’économie québécoise a cessé de croître de façon significative – et elle vient tout juste d’entrer en récession. Les patrons défendent jalousement leurs profits, et leurs amis à la tête de l’État maintiennent les dépenses publiques au minimum. L’heure n’est pas aux investissements massifs et aux hausses de salaire, mais aux coupes dans les services publics et aux attaques sur les travailleurs. Dans ce contexte,  accorder une bonne convention collective aux travailleurs du public aurait menacé de propager ces gains à d’autres secteurs – quelque chose que les capitalistes de la province ne peuvent pas se permettre.

Non, nous ne recevrons pas de cadeau de la part des patrons et de leur gouvernement. Notre époque en est une d’âpres luttes; nous ne ferons aucun gain réel sans nous battre à la sueur de notre front. Si nous nous limitons à essayer de convaincre le gouvernement et nous ne passons à l’action qu’à reculons et qu’à moitié, nous obtienons toujours des ententes décevantes. Le patronat ne fait aucune concession à moins de craindre de perdre encore plus autrement. Voilà pourquoi la meilleure arme des travailleurs est la grève, particulièrement la grève illimitée; voilà pourquoi est si importante la solidarité des couches les plus larges possibles de la classe ouvrière à travers les fronts communs intersyndicaux et la mobilisation de la population en appui aux grévistes.

Tout cela n’est pas un psychodrame, mais de la lutte de classes. Tant que nos dirigeants n’auront pas cette perspective, nous ne ferons pas de gains satisfaisants.

C’est pourquoi Révolution communiste lutte pour un syndicalisme révolutionnaire. Comprenant que le système capitaliste et ses représentants ne nous feront pas de cadeau, nous luttons pour que nos syndicats n’acceptent aucune concession avant d’avoir sérieusement livré bataille. Nous défendons la lutte unie de tous les travailleurs plutôt que des luttes isolées à gauche et à droite. Nous luttons pour une nouvelle société où les travailleurs seraient au pouvoir plutôt que de toujours avoir à se battre pour obtenir les miettes des riches. Nous visons à unir les communistes afin de répandre cette perspective dans le mouvement ouvrier.